Réalisé par Pierre de Zutter
07 / 1994
« Non, petit, n’insiste pas maintenant. Sinon ils te diront oui pour que tu les laisses tranquilles mais tu n’auras aucune garantie. On va leur annoncer qu’on repassera la semaine prochaine. Ils auront le temps de consulter leurs femmes et si elles sont d’accord ça marchera. »
C’était à mes débuts dans les Andes, il y a plus de 20 ans. Le collègue qui m’accompagnait était un vieux routier qui avait déjà travaillé comme vulgarisateur agricole dans des centaines de villages, de communautés indiennes-paysannes.
« Pourquoi ? »
« C’est comme ça ! Si les femmes ne sont pas d’accord, rien ne passera. »
Pepe avait l’expérience. Il pouvait rester des heures, autour d’une bière, à raconter mille et un détails, à offrir mille et un conseils. Mais l’explication était toujours insuffisante. Ses conseils devenaient des « trucs » de métier, très utiles dans la pratique, mais il était difficile de dépasser ce stade.
Avant déjà, mais surtout depuis lors, j’ai connu bien des Pepe et, lorsque des circonstances exceptionnelles s’y prêtaient, j’ai découvert que beaucoup d’entre eux savaient expliquer plus qu’ils ne laissaient croire. Mais il y avait un blocage. Ils n’osaient exprimer ce qu’ils pensaient vraiment de peur d’être jugés, ridiculisés, parce que leurs mots et leurs concepts n’entraient pas dans la norme. D’autres, par lassitude, avaient cessé de réfléchir et se limitaient à agir, avec leurs « trucs » qui contredisaient les préceptes appris et les méthodes proposées, tout en répétant devant leurs supérieurs le discours officiel.
Nous avons tous vécu ou constaté à un moment ou un autre ce genre de divorce. Il est révoltant parce que trop injuste. Mais il est également un des principaux freins à l’amélioration du savoir et du savoir-faire.
Comment aider à ce que l’expérience débouche en connaissance, comment l’élaborer et la formuler pour qu’elle devienne un capital au service de tous, pour qu’elle puisse être partagée et enrichir théorie et pratique ?
Il y a des questions de méthode bien sûr. Comme d’autres j’en ai essayé des dizaines au cours de ces années et toutes m’ont apporté quelque chose. Mais nulle ne vient offrir « la » solution. Il y a même danger à vouloir adopter « une » méthode pour capitaliser toutes sortes d’expériences.
Une bonne définition pourrait également aider. Mais on risque de s’y perdre comme dans bien des définitions. Qu’est-ce que la capitalisation de l’expérience, alors ? Il peut suffire de dire que :
C’est le passage de l’expérience à la connaissance partageable.
***
Avant de lire ce dossier ou d’aller piocher dans ses fiches, quelques informations peuvent être utiles.
Le sujet qui est traité ici, c’est la capitalisation de l’expérience, c’est-à-dire le défi présenté par des gens comme Pepe et d’autres qui sont riches en vécus de toutes sortes, qui ont tant à offrir sur les apprentissages de leur pratique, mais qui ne trouvent jamais ni l’occasion ni la manière d’entrer au partage.
J’essaie de présenter ici un bilan sur la question. Mais attention, c’est mon propre bilan, il est partiel, il est orienté.
En fait, j’ai surtout cherché à capitaliser ma propre expérience… en matière de capitalisation d’expériences. C’est-à-dire que je m’appuie exclusivement sur des pratiques auxquelles j’ai participé, directement dans la plupart des cas, de près dans les autres. Je ne parle donc que de ce sur quoi j’ai un vécu personnel. Bien d’autres choses seraient à dire mais j’ai systématiquement refusé d’aborder des points sur lesquels je n’avais pas moi-même de terrain.
Pour comprendre ces textes, il convient donc de connaître quelques tenants et aboutissants des pratiques qui les inspirent.
Tout d’abord mon expérience est essentiellement latino-américaine. Plus précisément d’Amérique du Sud. Plus concrètement encore, de la région andine où j’ai travaillé vingt-cinq ans : le Pérou, la Bolivie, l’Equateur, la Colombie. S’y est ajouté au cours des quatre dernières années le Paraguay, si différent et si proche. Quelques références au Honduras, en Amérique centrale, et puis à ma zone natale, la Champagne pouilleuse, en France, complètent l’ensemble.
Cet enracinement en Amérique latine conditionne bien sûr mes réflexions. C’est aux pratiques, aux débats et aux apports de celle-ci que je me réfère surtout. Parfois je précise un peu, comme lorsque je parle de la « systématisation ». En général je le laisse sous-entendre.
Et c’est ce qu’il est bon que le lecteur comprenne, car lorsque j’emploie le « nous », lorsque je parle de « nos » pays, de « nos » habitudes, c’est à l’Amérique latine et aux Andes que je pense. C’est en dialogue intime avec mes collègues et amis latino-américains que j’ai souvent rédigé.
Ensuite, mes pratiques de capitalisation d’expérience sont toutes passées par l’écrit et par l’imprimé. Cela influence beaucoup la réflexion car les démarches et les techniques ne sont pas toujours les mêmes lorsque l’on travaille avec la vidéo, avec le théâtre, avec la radio, avec le dessin, etc.
Il s’agit d’une limitation bien sûr mais j’ai préféré approfondir dans l’écrit en espérant que le témoignage de celui-ci soit utile aux autres formes d’expression et de communication plutôt que de procéder à des amalgames rapides ou de réaliser des compléments moins « vécus ».
Et puis, ces textes ont été écrits en français ce qui était loin d’être évident. D’abord parce que c’est la première fois depuis près de vingt ans que je me lance à rédiger et publier dans ma langue maternelle, alors que j’en ai fait mon métier… en espagnol. Egalement parce qu’il n’est pas facile du tout de témoigner dans une autre langue que celle où l’expérience fut élaborée et partagée.
C’était là un défi. Personnel d’un côté, en tant que réapprentissage utile puisque, depuis 1989, j’ai de nouveau ma base en France. Mais stratégique aussi parce que je crois que l’expérience latino-américaine peut être utile en Europe et donc qu’elle peut devenir stimulante d’échanges entre continents qui soient vraiment réciproques. C’est donc aussi en dialogue intime avec un public européen que j’ai essayé d’écrire.
[…]
Pierre de Zutter, mars 1994
Ce dossier est également disponible sur le site de Pierre de Zutter : p-zutter.net
Version en espagnol du dossier : Historias, saberes y gentes - de la experiencia al conocimiento
1-10 / 11-20 / 21-30 / 31-40 / 41-50 / 51-60 / 61-70 / 71-79
Honduras 1979 : capitaliser pour partager et pour se renouveler
Cicda 1983-1986 : quand les expatriés doivent systématiser
Ruralter 1986 : à la recherche des voix du terrain
Cajamarca 1989 : la capitalisation d’une équipe extérieure
Villa El Salvador 1983-1993 : déboires et patience de deux apprentis-capitaliseurs
Santé Publique au Pérou 1988-1993 : balbutiements des témoignages et écueils académiques
Cochabamba 1989-1993 : la capitalisation est d’abord une négociation
Cochabamba 1991 : faire équipe pour capitaliser
Cochabamba 1993 : séparer pour capitaliser
Paraguay 1991-1993 : quand la capitalisation sauve un projet…
Paraguay 1993 : du bilan de projet à une capitalisation personnalisée
1991-1993 : Un capitaliseur à la recherche de capitalisations à faire
Capitalisation : les modèles et leurs blocages
Capitalisation : différences avec la thèse du technicien de terrain
Capitalisation : différences avec l’évaluation
Capitalisation : différences avec la systématisation latino-américaine
Capitalisation : différences avec l’étude scientifique
Capitalisation : différences avec la reconstruction d’histoire
Capitalisation : différences avec le témoignage ethnographique
Capitalisation : une nouvelle approche pour des projets pilotes
Capitalisation : de l’expérience à la connaissance, mais quelle connaissance ?
Capitalisation : hiérarchies et exclusions des savoirs
Capitalisation : la crise des savoirs à recomposer
Capitalisation : le comment c’est d’abord le qui
Capitalisation : l’objectif de valoriser les acteurs auteurs
Capitalisation : l’objectif de l’autoformation
Capitalisation : confronter des visions et des vécus différents
Capitalisation : des connaissances d’abord pour l’action
Capitalisation : des connaissances sur tout et pour tous
Capitalisation : des connaissances pour hier, aujourd’hui et demain
Capitalisation : une approche ouverte ses conditions et ses défis
Capitalisation : le besoin de circuits et de collections
Capitalisation : les conditions institutionnelles
Capitalisation : les conditions personnelles
Capitalisation : les conditions professionnelles
Capitalisation : les besoins de financement
Capitalisation : les besoins d’équipement
Capitalisation : les besoins de personnel
La capitalisation et ses processus
Capitalisation : le processus et ses richesses
Capitalisation : de la reconstruction personnelle au dialogue avec un public
Capitalisation : le souvenir et sa confrontation
Capitalisation : la publication en tant que pression et motivation
Capitalisation : les rythmes de travail et l’entraînement des rapports
Capitalisation : l’art de l’information
Capitalisation : l’importance d’informations recueillies textuelles
Capitalisation : les dilemmes de la traduction
Capitalisation : multiplier les formes du recueil
Capitalisation : que recueillir dans les témoignages
Capitalisation : l’autotémoignage est-il possible ?
Capitalisation : le choix de l’écouteur de témoignage
Capitalisation : de l’envie de parler à l’envie de partager
Capitalisation : le saut du témoignage à sa transcription
Capitalisation : la transcription du témoignage et son premier nettoyage
Capitalisation : comment sous-titrer des témoignages
Capitalisation : le saut de la diffusion dans le témoignage
Capitalisation : toute l’information pour aujourd’hui pour demain et pour tous
Mémoire centrale : l’ordinateur et le travail de développement
Capitalisation : comment organiser la documentation
Capitalisation : le fichier idées à l’ordinateur
Capitalisation : le traitement d’un document à l’ordinateur
Capitalisation : valoriser la documentation par des produits immédiats
Capitalisation : entre les produits et le processus
Capitalisation : deux défis pour chaque produit
Capitalisation : les dangers de la version officielle
Capitalisation : objectivité et subjectivité dans l’interprétation
Capitalisation : l’expérience et son contexte
Capitalisation : comment commencer l’élaboration
Capitalisation : plus qu’un sujet à traiter, choisir un axe de réflexion
Capitalisations séparées pour une expérience interdisciplinaire
Capitalisation : alterner les faits et la théorie
Capitalisation : l’anecdote pour danser entre les faits et la réflexion
Capitalisation : traumatisme et libération de l’écriture
Capitalisation : les crises de style
Capitalisation : pourquoi et comment parler à la première personne
Capitalisation : critiquer pour affirmer ou affirmer pour mieux débattre
Capitalisation : au-delà de la diffusion, le débat
Capitalisation : à la recherche d’un style écrit qui s’accouple au débat oral
Capitalisation : le saut de l’écriture à la publication et à la lecture