Oruro-Bolivie 1987. Depuis deux ans les bouleversements au sein du Programme d’Autodéveloppement Paysan (PAC), conduit par la Corporation Départementale et la Communauté Européenne, sont si extraordinaires et si enrichissants que nous demandons à « systématiser » l’expérience (en pensant bien sûr à une optique de capitalisation). Mais jamais nous n’obtenons ni l’aval ni le temps ni les moyens de le faire.
En 1992, un membre de notre équipe Xavier Izko publie une étude anthropologique sur un des axes du travail du PAC : la reconnaissance des organisations socio-territoriales traditionnelles (les « ayllus ») et la découverte de leurs potentialités en tant que maîtres de « leur » développement et en tant qu’interlocuteurs du Programme. Pourtant notre frustration continue. Pourquoi ?
Toute étude a ses contraintes, soit académiques car la référence principale est aux collègues et au corpus de chaque discipline, soit professionnelles avec les attentes (réelles ou supposées) de ceux qui en ont passé commande. C’est ce qui amène l’auteur d’une étude (qui est rarement un acteur direct de terrain) à se poser en acteur principal du processus d’élaboration de la connaissance. C’est ce qui amène également un style de présentation de la connaissance en fonction d’un cercle réduit de lecteurs : les pairs qui la jugeront et l’incorporeront ou non au corpus de la spécialité ; les financeurs du contrat qui demandent des idées ou des propositions claires pour leurs décisions à prendre.
L’étude de Xavier est belle et intéressante… pour les spécialistes capables de la lire, car elle sacrifie aux règles du jeu et devient hermétique aux non-initiés, en particulier aux gens d’Oruro engagés dans l’action. Elle est riche en informations et interprétations… mais elle est impersonnelle et il lui manque ce qui serait utile à tant de gens : le vécu des techniciens qui rencontrèrent peu à peu, à travers bien des crises et des questionnements, les « ayllus » dont ils niaient l’existence et la validité.
L’étude adopte un thème et l’approfondit. Si elle est interdisciplinaire elle cherchera les multiples facettes d’une réalité et les relations entre elles. La capitalisation part de l’expérience, donc d’un vécu. Le trajet l’intéresse autant que le thème car c’est là qu’elle réussit à exprimer ce qui peut être utile à d’autres: les leçons du terrain pour soi-même et pour d’autres acteurs et décideurs, les questions et les pistes pour l’étude et la recherche…
La capitalisation diverge de l’étude par ses auteurs et ses destinataires. D’où les différences de sujets, de méthodes, de formes de présentation.
A Oruro, l’action avait été partagée entre spécialistes et techniciens de terrain et c’est cela qui avait permis l’exceptionnelle richesse de l’expérience. Au moment d’élaborer ces acquis nous nous sommes heurtés à la rareté des antécédents en matière de bonne capitalisation et nous n’avons pas su motiver les tuteurs du Programme.
Et pourtant… Et pourtant une partie de l’élaboration aurait pu être partagée elle aussi et déboucher aussi bien sur des études scientifiques que sur des documents exprimant par exemple les difficultés et les potentiels d’un travail commun entre développeurs et organisations ethniques andines. Ces deux sortes de produits auraient été utiles, car ils sont différents, car ils sont complémentaires.
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, Bolivie, Oruro
Il n’est pas seulement question de réclamer la spécificité et les potentiels de la capitalisation en tant que forme d’élaboration de la connaissance par rapport à l’étude. Il y aurait beaucoup à dire sur l’apport qu’une bonne capitalisation peut faire à de multiples études spécialisées. Et non seulement quant aux contenus mais aussi quant aux possibilités de dialogue entre les formes.
Capitaliser le vécu des acteurs de terrain du PAC dans leur rencontre avec les « ayllus » d’Oruro aurait par exemple permis aux anthropologues de mieux connaître leurs mots et leurs optiques, leurs blocages et leurs confusions, leurs questions et leurs trouvailles, et d’entrer ainsi à un dialogue spécialiste - non spécialiste souvent inexistant mais indispensable à l’action, donc au savoir.
Et si la capitalisation était une des clefs pour améliorer les relations entre recherche et développement ?
Le Programme d’Autodéveloppement Paysan est conduit par la Corporation Départementale d’Oruro et la Communauté Européenne (à travers la firme allemande Arcotrass). L’étude de IZKO, Xavierest inclue dans son livre « La doble frontera » publié en 1992 par Hisbol-Ceres à La Paz-Bolivie, 132 p.
Fiche traduite en espagnol : « Capitalización: Diferencias con el estudio científico »
Ce dossier est également disponible sur le site de Pierre de Zutter : p-zutter.net
Version en espagnol du dossier : Historias, saberes y gentes - de la experiencia al conocimiento