Déjà en 1987 j’avais essayé de motiver les tuteurs du Programme d’Autodéveloppement Paysan (PAC), appuyé à Oruro en Bolivie par la Communauté Européenne, à consacrer du temps et des moyens pour systématiser cette expérience passionnante et bourrée d’apprentissages. Sans succès.
En 1989, convaincu des innombrables apports que pouvait nous offrir à tous le Projet d’Irrigation Inter-Vallées (PRIV) de Cochabamba, toujours en Bolivie mais avec la coopération allemande, j’ai repris la démarche. Toujours dans l’idée de motiver et proposer et dans l’attente de réactions.
C’est par la voie officielle que nous avons commencé : dans un rapport des experts permanents, dans une annexe de mission d’évaluation… Le silence me surprenait car la Société allemande de Coopération Technique (GTZ) avait plusieurs fois démontré son intérêt à recueillir les leçons de cette expérience.
Vers la fin 1990 c’est du terrain qu’est repartie l’initiative. L’idée avait mûrie. L’ambition s’était affirmée. Il n’était plus question d’une équipe extérieure mais d’un appui à un processus interne au Projet.
C’est ainsi que pendant deux ans et demi nous avons capitalisé.
Nous ? C’était là le premier point de la négociation permanente. Car il y avait bien des parties prenantes : entre la Bolivie et l’Allemagne ; en Allemagne même ; entre La Paz et le projet à Cochabamba ; au sein du projet lui-même entre la hiérarchie et le terrain ; chez les paysans et leurs diverses organisations. J’en faisais partie également en tant qu’appui privilégié, ainsi que Loyda Sánchez en tant qu’appui sur place. Et chacun avec des envies complémentaires mais différentes.
C’est d’ailleurs sur les envies que tout s’est joué, les envies de dire et de faire. Malgré tous les efforts pour préparer et adopter un plan de travail, les décisions globales ne venaient pas… mais nous en avions envie ! Alors nous nous sommes lancés, ne serait-ce que par petits bouts, guidés par cette vision d’ensemble. Un peu beaucoup de doc, un peu beaucoup de témoignages de différents acteurs, un premier livre avec les plus motivés et les plus disponibles ou les plus intrépides. Le grand accord étant bloqué par les craintes de toutes sortes, il s’agissait de commencer avec chacun par ce dont il avait vraiment envie. C’est ainsi que nous avons surmonté progressivement les peurs et démontré que c’était possible et utile.
Les peurs ? Il y avait bien sûr l’angoisse de savoir si on pourrait, si on était capable de réussir ; elle est normale et, en fait, heureusement qu’elle existe ! Mais il y avait essentiellement la hantise des éventuels règlements de comptes et de toutes sortes de malversations d’idées et d’auteurs : elle est toujours bien réelle la tendance à chercher des coupables pour les erreurs commises et à transformer l’expérience vécue pour justifier et promouvoir une idée, une institution, un modèle ou un individu. Capitaliser peut être dangereux et détruire plus que construire si on se laisse gagner par le sectarisme et/ou par l’obsession de proposer !
Capitaliser ? Oui il s’agissait bien de capitaliser, de transformer l’expérience en connaisance utile à l’action. Mais au long de trois années nous avons plutôt jonglé avec les mots, les expressions.
Au sein du projet nous parlions de « récupération historique » ou de reconstruire l’histoire vécue, car il ne s’agissait pas seulement de tirer les leçons et les diffuser mais aussi d’ordonner et rendre aux différents acteurs toute information (brute et/ou interprétée) pouvant leur être utile aujourd’hui ou demain.
Avec les tuteurs boliviens et allemands, nous parlions plutôt de « systématisation ». Non pas tant parce que ce terme ait été plus clair pour tous, mais parce que toute référence à l’histoire du projet faisait poindre des dangers de déballage inconsidéré et parce que « systématisation » semblait mieux rappeler un des objectifs originels du projet : élaborer des propositions de travail pour d’autres projets d’irrigation en Bolivie.
Avec les amis les plus proches de Cochabamba et dans mes relations avec la FPH, nous incluions ce travail dans un apprentissage plus vaste de ce qu’est ou peut être la capitalisation.
A chacun suivant ses besoins, à chacun suivant ses envies, à chacun suivant ses peurs : jusqu’à la correction du dernier texte du deuxième livre en mars 1993, c’est à l’art de la négociation qu’il nous a d’abord fallu faire appel.
méthodologie, négociation, capitalisation de l’expérience
, Bolivie, Cochabamba
Sans un minimum de définitions, décisions et moyens de l’institution qui détient l’expérience, il est presque impossible de capitaliser. C’est parce que ces conditions existaient que nous avons pu le faire dans le cas du Priv. Grâce à cela nous avons pu constater que la capitalisation est avant tout une négociation entre les acteurs de l’expérience, plus qu’une tâche à programmer dans les activités institutionnelles et à accomplir mécaniquement.
De cet art de la négociation découlent toutes les fluctuations dans les délais, dans les rôles des uns et des autres, dans les intensités variables des différentes actions à entreprendre, dans les méthodes, etc.
Du moins lorsqu’il s’agit de capitalisations collectives par les acteurs du terrain, comme dans le cas (très rare) du Priv.
Et c’est sur la base des envies que nous avons essayé de le faire, en les suscitant, en les développant, en les appuyant. De cette manière nous avons pu surmonter progressivement les peurs qui semblaient vouloir tuer cette entreprise dans l’oeuf et obtenir les sacrifices qu’un tel effort entraîne pour tous, sans exception.
Deux livres sont nés de cette capitalisation du PRIV:Proyecto de Riego Inter-Valles: « Dios da el agua, ¿qué hacen los proyectos? - manejo de agua y organización campesina », Hisbol-Priv, La Paz 1992, 250 pages; « Del paquete al acompañamiento - experiencias del PRIV en extensión agropecuaria », Hisbol-Priv, La Paz 1994, 204 pages.
Fiche traduite en espagnol : « Cochabamba 1989-1993 : La capitalización es primero una negociación »
Ce dossier est également disponible sur le site de Pierre de Zutter : p-zutter.net
Version en espagnol du dossier : Historias, saberes y gentes - de la experiencia al conocimiento