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dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale

Capitalisation : les modèles et leurs blocages

Pierre DE ZUTTER

07 / 1993

« Non, petit, n’insiste pas maintenant. Sinon ils te diront oui pour que tu les laisses tranquilles mais tu n’auras aucune garantie. On va leur annoncer qu’on repassera la semaine prochaine. Ils auront le temps de consulter leurs femmes et si elles sont d’accord ça marchera. »

C’était à mes débuts dans les Andes, il y a plus de 20 ans. Le collègue qui m’accompagnait était un vieux routier qui avait déjà travaillé comme vulgarisateur agricole dans des centaines de villages, de communautés indiennes-paysannes.

« Pourquoi ? »

« C’est comme ça ! Si les femmes ne sont pas d’accord, rien ne passera. »

Pepe avait l’expérience. Il pouvait rester des heures, autour d’une bière, à raconter mille et un détails, à offrir mille et un conseils. Mais l’explication était toujours insuffisante. Ses conseils devenaient des « trucs » de métier, très utiles dans la pratique, mais il était difficile de dépasser ce stade.

Avant déjà, mais surtout depuis lors, j’ai connu bien des Pepe et, lorsque des circonstances exceptionnelles s’y prêtaient, j’ai découvert que beaucoup d’entre eux savaient expliquer plus qu’ils ne laissaient croire. Mais il y avait un blocage. Ils n’osaient exprimer ce qu’ils pensaient vraiment de peur d’être jugés, ridiculisés, parce que leurs mots et leurs concepts n’entraient pas dans la norme. D’autres, par lassitude, avaient cessé de réfléchir et se limitaient à agir, avec leurs « trucs » qui contredisaient les préceptes appris et les méthodes proposées, tout en répétant devant leurs supérieurs le discours officiel.

Nous avons tous vécu ou constaté à un moment ou un autre ce genre de divorce. Il est révoltant parce que trop injuste. Mais il est également un des principaux freins à l’amélioration du savoir et du savoir-faire.

Comment aider à ce que l’expérience débouche en connaissance, comment l’élaborer et la formuler pour qu’elle devienne un capital au service de tous, pour qu’elle puisse être partagée et enrichir théorie et pratique ?

Il y a des questions de méthode bien sûr. Comme d’autres j’en ai essayé des dizaines au cours de ces années et toutes m’ont apporté quelque chose : la grille d’analyse, la pratique de l’autoévaluation, l’expression subjective, l’enregistrement du témoignage, la réunion de débat ouvert ou structuré, la « carte parlante », etc.

Mais nulle ne vient offrir « la » solution. Il y a même danger à vouloir adopter « une » méthode pour capitaliser toutes sortes d’expériences. J’ai vu en 1991 une collègue s’acharner à vouloir faire entrer une longue et belle expérience dans sa grille d’analyse et finir écrasée par une grave crise professionnelle et personnelle dont elle n’est pas encore sortie.

Une bonne définition pourrait également aider. Mais on risque de s’y perdre comme dans bien des définitions. Qu’est-ce que la capitalisation de l’expérience, alors ? Il peut suffire de dire que c’est le passage de l’expérience à la connaissance partageable.

En fait, pour entreprendre la capitalisation de l’expérience, il s’agit d’abord de partir non pas de l’expérience en soi mais des acteurs de cette expérience, de ceux qui sont porteurs des connaissances possibles. Et dans nos sociétés, chacun d’eux a sa vision, son apprentissage et/ou son traumatisme de ce que sont les rapports entre expérience et connaissance.

C’est du moins ce que j’ai souvent cru voir dans les Andes, lorsque je cherchais à aider des techniciens de terrain à capitaliser leur expérience personnelle ou celle de leur institution : le poids négatif que supportent les acteurs d’expérience quand, pour devenir auteurs de connaissances, ils essayent de reproduire de supposés modèles comme la thèse universitaire, l’étude-recherche, la systématisation, le témoignage ethnographique ou la biographie, l’évaluation, l’étude historique, le rapport administratif, etc. Ils ne partent plus des connaissances à élaborer mais d’un moule à remplir.

Comment dépasser ce stade ? Dans la mesure où il y a encore trop peu d’expériences capitalisées qui soient connues et reconnues, il est difficile de motiver à une aventure apparemment bien hasardeuse. C’est donc souvent en reprenant avec chacun les différences entre son modèle de référence et une éventuelle capitalisation de l’expérience que le déblocage a pu commencer.

Car, ce faisant, il devient plus facile d’obtenir que chacun cherche, depuis sa place, à partager avec d’autres les acquis de son expérience au lieu de vouloir se replacer dans des situations communes : en tant que soutenant de thèse devant un jury, en tant que producteur d’un manuel pour les collègues, en tant que raconteur d’une belle histoire pour les financeurs…

Comparer la capitalisation de l’expérience à d’autres formes de connaissances a surtout un objectif : mettre en valeur les différences et les possibilités de la capitalisation et donc valoriser ses auteurs pour les aider à l’entreprendre.

Mots-clés

expérience professionnelle, formation professionnelle, légitimation du savoir, rapport au savoir, méthodologie, dialogue interculturel, relations réflexion action, capitalisation de l’expérience


, Amérique Latine, Pays andins

dossier

Des histoires, des savoirs et des hommes : l’expérience est un capital, réflexion sur la capitalisation d’expérience

Commentaire

Il y a dans ces comparaisons un grand danger : ne voir la capitalisation de l’expérience que par la négative et nier tous les rapports et toutes les complémentarités entre les unes et les autres. Il m’est souvent arrivé de tomber dans le piège, surtout par rapport à la systématisation prônée en Amérique Latine. Dans la mesure où la capitalisation fera la démonstration de ses apports et de ses potentialités, le danger s’amenuisera.

Notes

Fiche traduite en espagnol : « Capitalización : Los modelos y sus bloqueos »

Ce dossier est également disponible sur le site de Pierre de Zutter : p-zutter.net

Version en espagnol du dossier : Historias, saberes y gentes - de la experiencia al conocimiento

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