S’il est difficile de faire admettre l’importance de la subjectivité dans le processus de récupération de l’expérience qui démarre sa capitalisation, il est tout aussi ou plus difficile de l’étendre aux moments de l’interprétation et de la diffusion. Il faut y affronter les réticences aussi bien que les détournements d’objectifs.
LES RETICENCES. Elles commencent généralement par un procès d’intention assez classique: une démarche objective se caractérise par des faits vérifiables alors qu’une démarche subjective tend à les ignorer ou à les manipuler. Et il s’agit ensuite d’aboutir avec l’auteur à une autre sorte de clarification: les capitalisations que nous faisons ne cherchent pas à dire « ce qu’il faudrait penser » mais plutôt « ce que nous nous pensons » sur la base de notre expérience.
Affirmer le rôle de cette subjectivité était souvent impossible en Amérique Latine au cours des dernières décennies. Les idéologies universalisantes y dominaient trop et même lorsque l’on s’en écartait on se sentait obligé de déboucher sur de nouvelles propositions universalisantes… ou de se taire.
L’écroulement récent de bien des modèles politiques et économiques a permis d’ouvrir des brèches. Prédomine encore la tendance à s’enfermer dans de nouveaux modèles, de nouvelles églises, de nouvelles vérités éternelles, mais il est devenu possible de songer à réaliser des apports qui ne se prétendent pas définitifs tout en ayant l’ambition de contribuer à un vaste processus de reconstruction des savoirs, des pensées, des sociétés.
C’est bien dans cette perspective que se sont produites les meilleures capitalisations auxquelles j’ai pu participer. Car c’est cette perspective de recomposition des savoirs qui nous a permis d’agir selon la maxime suivante : une subjectivité qui s’affirme est un apport, une subjectivité qui se cache est un danger !
Et cela ne nous a aucunement empêché d’avoir une pratique systématique de confrontation des interprétations avec les faits.
LES DETOURNEMENTS D’OBJECTIF. L’affirmation de la subjectivité est une manière de valoriser les acteurs d’expérience - auteurs de connaissance, mais elle a ses propres méfaits en renvoyant parfois ces auteurs vers un individualisme presque forcené.
Par exemple nous avons vu certains oublier l’expérience des autres pour se bloquer sur la leur comme si elle était seule au monde, seule valable, autarcique. Ou bien se consacrer exclusivement à la brique qu’ils apportent pour la reconstruction, perdant toute vue d’ensemble et ne se préoccupant que de la place qui sera octroyée à leur brique et donc à leur nom.
Il s’agit là de détournements d’objectif car ce n’est plus le partage avec les co-acteurs d’expérience ni avec le public qui guide le travail d’interprétation, sinon plutôt la négation de ceux-ci.
Objectivité ou subjectivité ? Dans la pratique nous avons généralement insisté sur la subjectivité parce qu’elle était déconsidérée mais il ne s’agit pas de choisir. Il s’agit plutôt de renforcer la vision de l’ensemble auquel on prétend contribuer et de chercher dans l’expérience particulière ce qui peut lui être utile. L’optique d’une recomposition nécessaire des savoirs s’est avérée un cadre stimulant pour ce genre de travail : elle est en cours donc il n’y a pas à s’angoisser à cause de ses imperfections et de ses vides; elle est en cours, donc ouverte à tous les apports et à toutes les créativités.
recomposition du savoir, idéologie, interdépendance culturelle, science et culture, capitalisation de l’expérience
, Amérique Latine, Pays andins
Il est intéressant de constater que c’est parmi les techniciens de terrain ayant une double appartenance culturelle (par exemple « paysan-indien » des Andes et « professionnel ») que j’ai rencontré les plus grandes réticences à assumer la subjectivité de leurs interprétations d’expérience.
Soumis au bombardement scolaire et universitaire sur la supériorité de la science par rapport à l’empirisme, au « magique » et autres superstitions, il leur coûte de s’affranchir d’un système qui les écrase mais garantit leur « différence » avec le milieu dont ils sont issus.
Par contre, dans les capitalisations avec les paysans-indiens eux-mêmes, la subjectivité est bien assumée: on a confiance dans l’auteur dans la mesure où on connaît son appartenance à la culture et son respect pour elle. Ce que nous appellerions le « souci d’objectivité » s’exprime alors souvent dans le fait de chercher à ce que tous les acteurs directs ayant quelque chose à apporter puissent intervenir dans le récit-interprétation de l’expérience.
Fiche traduite en espagnol : « Capitalización: Objetividad y subjetividad en la interpretación »
Ce dossier est également disponible sur le site de Pierre de Zutter : p-zutter.net
Version en espagnol du dossier : Historias, saberes y gentes - de la experiencia al conocimiento