Coordenado por Sylvain Lavelle, CETS - Groupe ICAM Lille
2007
Philosophie de la technologie et de l’ingénierie
La philosophie de la technologie et de l’ingénierie est une partie importante de la philosophie, mais qui demeure parfois dans une position seconde par rapport à la philosophie de la science, ou à la philosophie de la morale. Or, elle a permis de développer, notamment en Amérique, une pensée profonde et originale qui se révèle d’une très grande pertinence pour la compréhension de notre monde profondément transformé par la technique.
Aux origines de la technologie, les Lumières ont promu la séparation entre la science et l’habileté, et plus profondément encore, chez Kant, la séparation entre les trois domaines de la Critique, devenus autonomes : l’épistémique, l’éthique et l’esthétique. Or, une norme technique selon von Wright peut être considérée comme un moyen de construire un pont entre les divers champs, ce en dépit du fait qu’elle est elle-même une proposition concernant la relation entre un moyen et une fin. La norme technique est un savoir propositionnel d’un certain type, non pas une proposition descriptive qui indique ce que le monde est, mais une proposition prescriptive qui indique comment le monde devrait être (différence classique depuis Hume entre ‘être’ et ‘devoir-être’). Ainsi, le rôle de la science de l’ingénieur est de construire des structures et des objets réels ayant une importance pratique, de sorte que les facteurs contextuels et pratiques jouent un rôle méthodologique central.
Les pères fondateurs de la philosophie américaine du pragmatisme, en particulier Dewey, ont élaboré une philosophie de la technologie, située au carrefour de la théorie et de la pratique, qui éclaire les réflexions d’aujourd’hui sur les rapports entre la technique, l’éthique et la démocratie. Dewey défend une conception extensive de la technologie, qui embrasse aussi bien l’art que la science, et il récuse la hiérarchie du savoir et de la certitude qui place au premier rang la theoria (connaissance), suivi de la praxis (action) et enfin de la poiesis (fabrication). De plus, il refuse le divorce entre théorie et pratique, qui ne sont que des phases différentes d’une enquête intelligente : la théorie est ‘l’acte idéal’, la pratique est ‘l’idée réalisée’. Il rejette par ailleurs l’opposition entre les ‘beaux-arts’ et les ‘arts et métiers’, qui n’est en fait que le produit de la distinction entre fins et moyens. La technologie est selon Dewey une activité doublement technique et sociale d’ajustement au monde, fondée sur la science et destinée à satisfaire des besoins humains. Cependant, Dewey était conscient du fossé entre les deux cultures, de l’impact de la science sur la société au travers de ses développements techniques. C’est pourquoi il estimait qu’un tel danger exige des contreparties, qu’il appelait du nom de ‘techniques morales’.
Si John Dewey et Martin Heidegger peuvent être considérés comme des pionniers, c’est surtout vers la moitié du XXème siècle que technique et technologie s’imposèrent comme des thèmes philosophiques. La plupart des travaux anglo-saxons sur la technique s’assignent souvent comme première tâche de clarifier la nature d’objets pensés comme intrinsèquement socio-techniques. D’autre part, ils voient en la technique un objet politique, c’est-à-dire un objet de pouvoir à l’instar de tous les autres, et s’assignent ainsi souvent comme seconde tâche de réfléchir aux modalités d’application à la technique des injonctions démocratiques qui caractérisent nos sociétés. La voie d’une représentation plus démocratique dans le domaine des techniques ne peut dès lors qu’être, selon Feenberg, celle d’une transformation des codes techniques et du procès éducationnel qui les inculque, insistant plus sur l’idée d’une ‘démocratie profonde’ que sur celle d’une ‘démocratie forte’ (Barber).
Les fiches de ce chapitre sont :
Les philosophies du pragmatisme et la relation entre théorie, pratique et technique
Quelques aspects de la philosophie de la technologie anglo-saxonne contemporaine
Ethique et pratique dans l’ingénierie
Il n’est pas évident à première vue de faire le lien entre la technique, l’ingénierie et l’éthique. Après tout, Wernher von Braun, l’inventeur nazi des fusées V2 disait à propos des dégâts humains causés par son invention : ‘Ce n’est pas mon secteur’. L’évaluation du travail d’ingénieur comprend une variété de critères à prendre en considération : opérationnels, financiers, légaux, environnementaux, sanitaire et sécuritaire, d’efficience, d’acceptation,… L’éthique, quant à elle, peut être définie de la façon suivante : la discipline intellectuelle qui réfléchit sur ce qui se produit lorsque des personnes, des actions ou des situations sont évaluées en terme de bien et de mal.
On peut ainsi distinguer trois niveaux de réflexion : (1) les arguments pour et contre (2) la valeur de ces arguments (pertinence, validité, importance,…) (3) le cadre de référence fondamental (présuppositions, valeurs fondamentales derrière ces arguments). Il s’agit en outre de considérer trois échelles : l’échelle ‘micro’ (décisions, questions devant être traitée par un individu) ; l’échelle ‘méso’ (mesure, habitude, attitudes de groupes organisés ou spontanés ; l’échelle ‘macro’ (tendances générales, culture, phénomène mondial). La plupart du temps, les jugements ne sont pas complètement purs et comportent un mélange de bien et de mal, pouvant donner lieu à des compromis. La responsabilité dans les pratiques d’ingénierie implique de reconnaître l’importance des questions éthiques et de les traiter en se fondant sur une approche du quotidien.
La conception en ingénierie est un processus dans lequel certains buts ou fonctions sont traduits en un plan directeur en vue de la réalisation d’un artifice, d’un système ou d’un service qui permet d’accomplir ces fonctions. Les questions éthiques dans l’ingénierie de conception sont de plusieurs types : exigences de conception, compromis optimaux, risques, scripts, actions collectives. Dans la notion de ‘script’, certaines prescriptions incorporées dans des produits techniques n’imposent pas, mais invitent à certaines perceptions, ou restreignent certaines attitudes. C’est à partir de ces scripts que peut être posée la question morale, laquelle concerne l’exclusion sociale engendrée par les produits de la technique, la moralisation des usagers à travers la technique, enfin, l’attribution des responsabilités dans un travail collectif.
Il est intéressant d’étudier en parallèle l’émergence d’une éthique de l’ingénierie dans le contexte américain (Etats-Unis) et le contexte européen (France), de façon à dégager une perspective transnationale sur le dilemme éthique de la loyauté et de l’alerte (whistle-blowing). La question est de savoir au fond dans l’intérêt de qui, de la société ou des entreprises, il convient d’instituer une protection des personnes donnant l’alerte. La définition originelle de l’alerte invoquait une situation de révélation publique, les personnes donnant l’alerte répondant à une demande sociale. Elle reflétait le besoin de protéger la responsabilité des individus contre la discipline des organisations. Aujourd’hui, la protection des personnes donnant l’alerte, comme dans le cas de la loi Sarbanes-Oxley, est organisée dans l’intérêt des entreprises, au risque de transformer les organisations en ‘Panopticon’.
Les fiches de ce chapitre sont :
Des outils pour la réflexion éthique
L’éthique dans les pratiques d’ingénierie
Le dilemme éthique de l’ingénieur : loyauté ou alerte ?
Les évolutions de la pédagogie des ingénieurs : de la philotechne à la globalisation
La pédagogie des ingénieurs a subi une évolution considérable, de l’époque de la ‘Philotechne’ et de la ‘Bildung’ jusqu’à celle, actuelle, de la mondialisation.
C’est à la suite du Moyen Âge, dans le contexte de la création des universités que s’opéra la distinction entre une Bildung « académique », consacrée à la science et à une vue générale sur le monde, et une Bildung « vocationnelle », dédiée à des tâches plus pratiques et locales. A cette partition (qui, reproduisant bien qu’avec nuances celle entre Theoria et Praxis, tendait déjà à marginaliser la Poiesis), l’époque moderne rajouta celle entre « arts » et « beaux arts ». En voulant redonner à l’art et à l’éducation artistique une part du prestige social de la science, elle eut pour effet de scinder durablement la connaissance et la beauté de la techne. Alors que traditionnellement science et érudition concernaient le monde tel qu’il est, que la pratique concernait la lutte pour rendre le monde meilleur par l’activité, et que la Poiesis visait à la production de beaux artefacts, il se créa en effet dès lors une alliance entre science et art. Cette alliance ‘défonctionnalisa’ la Poiesis en l’assujettissant au contrôle extérieur de la science (de la même façon que le taylorisme rationalise extérieurement l’activité du travail manuel), et exclut les questions de beauté des procédés de travail. Ce partage néanmoins n’est plus tenable, du fait notamment de notre situation contemporaine où un « travail à l’état brut » exempt de significations ne peut exister, où activité signifie immédiatement communication, et où les machines elles-mêmes ont acquis une forme de langage. Les deux dimensions de la Bildung, chacune sans l’autre étant stérile, doivent donc se relier dans un dépassement.
L’apprentissage, quant à lui, prend toujours place dans une pratique sociale, et l’unité pertinente en la matière est plutôt le groupe ou la communauté de pratique (par exemple, un groupe d’ingénieurs travaillant sur des problèmes analogues). On peut en outre concevoir les mécanismes de l’apprentissage comme une négociation des significations qui se fait pas à pas parmi les participants aux pratiques sociales. Enfin, l’orientation spécifique de l’apprentissage est avant tout informée des intérêts différents, buts, perspectives, etc. des ‘apprenants’, qui se médiatisent socialement pour permettre la construction collective de trajectoires d’apprentissages. La notion d’apprentissage permet d’analyser les notions d’échec et de succès, non relativement aux mérites d’un individu (comme le veut la théorie traditionnelle), mais plutôt au regard des traits spécifiques des arrangements structurel et politique de la situation ou du groupe concernés. Elle peut donc susciter une refondation des systèmes d’apprentissage et, par là, soutient la montée en responsabilité et en puissance des acteurs comme une de ses ambitions inhérentes.
Après s’être développée au XVIIIème siècle dans un contexte essentiellement militaire, puis s’être progressivement émancipée du contrôle institutionnel au cours du XIXème siècle, la profession d’ingénieur a connu un pic de succès et de prestige dans les trois décennies suivant la seconde guerre mondiale. L’ingénieur y était, de par ses compétences, une ressource fondamentale pour la reconstruction de l’Europe, et incarnait, à lui seul, le besoin de renaissance et de développement. Depuis, la figure de l’ingénieur a certes continué à évoluer, s’attachant à des champs toujours nouveaux : ingénieur chimique, électronique, etc. jusqu’à l’ingénieur « biomédical », puis l’ingénieur « industriel » contemporain, intégrant un mixte de connaissances techniques, économiques et managériales. On observe néanmoins, depuis les années 1980, et s’amplifiant au cours des dix dernières années écoulées, un indéniable changement d’attitude à l’égard de la profession. Diverses enquêtes ont tenté d’apprécier les raisons de cette décroissance d’intérêt pour les études et professions scientifiques ; parmi les facteurs les plus cités par les personnes interrogées apparaissent, dans l’ordre, le faible intérêt des cours de sciences dans l’enseignement primaire et secondaire, la difficulté des sujets scientifiques, la faible attractivité des carrières scientifiques, ainsi que l’image généralement négative que véhicule la science dans la société.
Dans le contexte de la mondialisation, les connaissances et compétences trop étroitement adaptées à une situation particulière se révèlent rapidement obsolètes et en deviennent inutiles. Il importe donc d’axer préférentiellement l’éducation en ingénierie sur certaines ‘compétences clés’, qui puissent favoriser l’élaboration de solutions pour un large panel de problèmes encore imprévisibles. Elles permettent aux individus d’appréhender efficacement les conditions rapidement changeantes de leurs vies professionnelle, sociale, et personnelle. La mondialisation, ainsi que l’explosion contemporaine de l’information et la spécialisation académique, requièrent ainsi à la fois une extension et un approfondissement de l’éducation, qui ne pourront se faire dans le temps habituellement alloué aux études. Les futurs parcours éducatifs en ingénierie devront être flexibles, modulaires, interactifs, cumulatifs, et les apprentissages informels devront y être valorisés. Les enseignants devront y être qualifiés en pédagogie tout autant qu’en compétences techniques. Et les institutions dans lesquelles ils prendront place devront y être des zones d’échanges fructueuses entre des activités de différents statuts (enseignement, recherche, industrie, etc.), et délivrer des qualifications à une échelle au moins européenne.
Les fiches de ce chapitre sont :
La philotechne comme un idéal de Bildung dans l’éducation en ingénierie
L’épistémologie de l’apprentissage
Le déclin contemporain de la profession d’ingénieur
L’éducation en ingénierie face aux enjeux de la mondialisation
Les philosophies du pragmatisme et la relation entre théorie, pratique et technique
Quelques aspects de la philosophie de la technologie anglo-saxonne contemporaine
Des outils pour la réflexion éthique
L’éthique dans les pratiques d’ingénierie
Le dilemme éthique de l’ingénieur : loyauté ou alerte ?
La philotechne comme un idéal de Bildung dans l’éducation en ingénierie
L’épistémologie de l’apprentissage
Le déclin contemporain de la profession d’ingénieur
L’éducation en ingénierie face aux enjeux de la mondialisation
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