C’est d’abord un besoin très personnel qui m’a amené à mon premier essai sérieux de capitaliser l’expérience de terrain. Après 18 mois très intenses et très riches de travail au sein de deux projets (communication rurale / éducation extrascolaire) de l’Unesco au Honduras, je me sentais incapable de vraiment m’intéresser à ce que faisaient et voulaient les autres. J’étais chargé, trop chargé d’un vécu riche en interpellations et en pistes diverses.
Ces 18 mois faisaient suite à cinq ans dans un journal au Pérou après lesquels j’avais voulu prendre du recul par rapport à ce rôle de journaliste-intermédiaire et mieux comprendre la communication. Au Honduras nous avions pu mettre en pratique approche et méthode pour « faire ensemble » journaux, livres et autres avec les paysans, et approfondir les rapports entre communication, éducation et développement.
Quelques semaines de vacances m’avaient démontré le danger de vouloir, maintenant que je voguais à nouveau entre le Pérou et la Bolivie, tout ramener à mon expérience honduréenne et de devenir comme certains collègues incapables, dix ou vingt ans après, de dépasser telle ou telle époque. D’autre part le terrain m’avait appris qu’après une pratique passionnante, il était bon de l’exprimer et de la partager, donc de la savoir reconnue, afin de pouvoir entreprendre à nouveau.
Ainsi, c’est ce besoin personnel et conscient qui m’a conduit à rédiger entre octobre et décembre 1979 un petit livre sur « Comment communiquer avec les paysans ?". Mais, une fois la décision prise, c’est par rapport à un public et à un modèle de diffusion que j’ai travaillé.
Avec qui partager ? C’est ce que j’ai essayé de préciser dès l’abord car contenus, style et ton en dépendaient. La priorité était claire: personnel (de direction et de terrain) des projets et des institutions de développement et dirigeants populaires.
Par contre, même si je n’étais pas un néophyte de l’écriture après trois livres déjà publiés et des centaines d’articles dans des journaux péruviens, le choix du livre pour la diffusion amenait un certain nombre de contraintes qui rendirent l’accouchement lent et difficile.
Pour améliorer l’impact de ce que je voulais dire, pour mieux convaincre, je croyais qu’il fallait « être sérieux » et respecter un certain nombre de règles! Même si je m’en défendais dans l’introduction (« Le lecteur ne doit pas attendre ici les concepts académiques, la rigueur universitaire ni les traditionnelles références à auteurs et publications…"), je me sentais obligé de sacrifier à certains rites. Par exemple faire des paragraphes plus longs que dans mes écrits de journaliste. Par exemple commencer par l’exposition théorique, raconter ensuite les faits et finir sur des conclusions. Je l’ai fait en cherchant à partir des acquis-appris de la pratique, mais si je l’ai placé là et de cette manière, c’est sous la pression d’un modèle plus ou moins conscient de « livre sérieux ».
Quant à partager l’expérience elle-même (les trois qui étaient présentées), j’y étais plus à l’aise et j’essayais dans la mesure du possible de raconter en réfléchissant. Un certain blocage provenait cependant du ton impersonnel.
J’avais été obligé de l’adopter à cause de la situation au Honduras où le gouvernement militaire tolérait à peine ce genre d’activités. Nommer les collègues avec qui j’avais travaillé, c’était sans doute les exposer un peu trop. Parler à la première personne tout en les ignorant c’était m’accaparer une expérience collective. Mais en signant seul ce livre j’accaparais de toutes manières!
A cette restriction ponctuelle s’ajoutait un mélange entre la pudeur apprise (il n’est pas de bon ton de se raconter) et les abstractions impersonnelles des « livres sérieux », ainsi que « l’obligation de réserve » par rapport à l’Unesco qui avait financé ce travail.
Je vivais là pour la première fois un dilemme que j’ai retrouvé maintes fois par la suite: comment ménager cette « réserve » exigée par les institutions (réserve qui correspond parfois à un « droit d’auteur » et parfois à un souci de ne pas se voir déballées sur la place publique) et « l’obligation de partage » que l’on ressent face aux richesses des apprentissages du terrain ?
comunicação, propriedade intelectual, difusão da informação, capitalização de experiência
, Honduras, Peru
Cette capitalisation c’est d’abord à moi qu’elle a servi. Elle m’a permis de me défaire de ce vécu et de ses leçons. C’est-à- dire qu’elle m’a aidé à ne pas chercher à répéter l’expérience mais plutôt à profiter de ses enseignements: faire de moins en moins de « communication pure » et, au contraire, chercher à insérer un esprit de communication au sein d’activités non spécialisées.
L’auteur-acteur d’une capitalisation est bien le premier bénéficiaire de celle-ci.
Quant au livre publié en 1980, il a eu son propre destin. J’en retrouve certains échos positifs sur le terrain. J’en découvre également les rigueurs universitaires: adopté parfois comme texte d’étude, il s’est momifié et n’a pas suivi ma propre évolution; il émaille des travaux d’étudiants en citations « théoriques » que d’autres vécus m’appelleraient à présent à nuancer, enrichir ou recentrer…
Le livre qui diffuse cette capitalisation a été édité à Lima - Pérou (1980, puis 1986), par Editorial Horizonte, sous le titre « ¿Cómo comunicarse con los campesinos? Educación, capacitación y desarrollo rural » (Comment communiquer avec les paysans? Education, formation et développement rural), 194 p.
Fiche traduite en espagnol : « Honduras 1979 : capitalizar para compartir y renovarse »
Ce dossier est également disponible sur le site de Pierre de Zutter : p-zutter.net
Version en espagnol du dossier : Historias, saberes y gentes - de la experiencia al conocimiento