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dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale

Les porteuses de bois

Activité délinquante ou activité forestière légitime

T. V. JAYAN

10 / 2005

Le bois de feu tient une grande place dans le système énergétique de l’Inde mais l’activité des femmes qui ramassent le bois sec et le portent lourdement (30 à 35 kilos sur leur tête) sur les marchés est considérée comme illicite. Pourtant ce portage est une stratégie de survie, rendue nécessaire par les difficultés croissantes des petits cultivateurs. A partir de l’histoire de Phuklmai, l’une de ces femmes, les recommandations au gouvernement illustrent l’ensemble de ce dossier Environnement et pauvreté. Combattre la pauvreté en mettant en place des programmes de réhabilitation de l’environnement qui donnent ainsi du travail aux plus pauvres.

Il est 5 h du matin, je suis dans la forêt de Khellari au Jharkhand, nouvel Etat de l’Inde né en décembre 2000 et peuplé de 22 millions d’habitants. Une frêle silhouette, soigneusement drapée dans un tissu rustique, traverse le chemin et vient dans ma direction. Phulmai Phulo, 35 ans, du village de Chauda situé à 9 km d’ici, me salue. Nous sommes convenus de cette rencontre pour que je la suive dans son circuit de porteuse de bois. Dans la langue de la région, Phulmai est une mathbhojiya. Il y a quinze ans qu’elle fait ce travail.

Je me rappelle les mises en garde qui m’ont été faites : il y aurait ici des Maoïstes à la gâchette facile, des bêtes sauvages, un réseau mafieux qui exploiterait en toute illégalité un gisement de charbon, et bien sûr ces ramasseuses de bois. Pour le moment la forêt est bien tranquille. J’avais fait mes lectures, compulsé des rapports, déchiffré des statistiques à la recherche des porteuses de bois. Marchant derrière Phulmai, j’entrevois des faits, des chiffres et je me demande : pourquoi donc ces femmes acceptent-elles de faire ces corvées ?

Phulmai commence d’habitude sa journée à 5 h du matin et prépare la nourriture pour le reste de la famille : cinq personnes en tout. Puis elle donne à manger à son unique vache. Parfois elle pense à son mari qui a émigré à Gorakhpur, il y a trois ans. Ensuite elle va d’ordinaire dans la forêt avec d’autres femmes, car les deux tiers des femmes du village sont porteuses de bois. Aujourd’hui c’est le marché hebdomadaire de Bijupur, une petite localité du voisinage. On peut y vendre un peu plus de bois. Il y aura deux marchés avant la fête de Divali. Si Phulmai ramassera assez de bois, elle pourra peut-être participer aussi aux réjouissances collectives. « Je ne peux pas parler beaucoup en marchant » , dit-elle. Sa charge habituelle pèse entre 30 et 35 kg.

Le reste de ma vie est bien incertain

Phulmai se souvient de ce que lui avait dit sa mère il y a quinze ans : « L’agriculture ne suffira pas pour nous faire vivre… » . C’est alors qu’elle est allée dans la forêt pour trouver du bois à vendre. Au début c’était pour avoir un peu d’argent de poche pour la fête des Lumières (Divali). Elle ne se doutait pas que cela deviendrait inexorablement une partie de sa vie, qu’elle devrait marcher, marcher encore avec ce bois qui lui rapporte 15 roupies (20 les jours de marché) pour toute la journée. La forêt est devenue une constante dans l’existence de Phulmai. « Le reste de ma vie est incertain » dit-elle.

Pendant deux heures, Phulmai grimpe aux arbres, fouine pour trouver des racines mortes, des restes de gros arbres (prélevés par la Direction des forêts, avais-je lu). Comme on est dans l’après-mousson, elle veille à ramasser du bois qui paraît bien sec. Nous avons pénétré dans la forêt sur un kilomètre, et il est maintenant temps de mettre la récolte en paquet. Cela ne se fait pas n’importe comment car « les gens sont très méticuleux dans leur achat, pour la dimension et la qualité » . Puis elle me confie : « Pendant la mousson on ne travaille pas beaucoup. Ces quatre mois sont très difficiles à vivre et bien des gens ne mangent pas assez » .

Elle a ficelé son premier fagot et la forêt s’est animée. Une trentaine, une quarantaine de femmes avec faucilles, vieux sacs en plastique et marmaille font leur collecte. « Dans ce coin de forêt, on confectionne une centaine de fagots tous les jours. Mais on ne coupe jamais un arbre. Ça coûte de l’argent et ça prend du temps » . Je lui demande : « Pourquoi êtes-vous devenue porteuse de bois ? " Elle dit : « Il y a une dizaine d’années, nous avons subi deux fois de suite une mauvaise mousson. J’ai dû laisser tomber les cultures » .

Sa famille avait quelques champs dont elle était fière. C’est elle d’ailleurs qui fournissait la moitié du riz pour les cérémonies collectives de la fête des Lumières. L’année avant qu’elle n’aille dans la forêt, la mousson avait été mauvaise comme on sait, et c’est alors que sa mère est allée aussi dans la forêt avec d’autres femmes. L’année suivante, à l’approche de la fête, on traversait une nouvelle période de sécheresse qui ruinait leur demi-hectare car il n’y avait pas d’irrigation. « Même avec une très bonne récolte, mon riz ne suffirait que pour cinq mois » .

Dans le Jharkhand, il tombe en moyenne 1 300 mm de pluie dans l’année, et 7 pour cent seulement des terres sont irriguées. Kishna Devi, une amie de Phulmai et de quinze ans son aînée, intervient : « On s’occupait surtout des champs, et la forêt c’était seulement pour aider un peu à vivre. D’ailleurs aller porter des fagots, ce n’était pas considéré comme très glorieux » .

Nous avançons sur les 12 km qui séparent la forêt du marché de Bijupur. Elles sont bien 90 femmes dans la colonne, et elle vont toutes vers cette petite bourgade. Pourquoi donc marcher si longtemps pour gagner finalement si peu ?

Je repense à mes lectures. Dans ce vaste pays, on voit bien qu’il existe d’autres sources d’énergie et dont l’usage s’étend. Mais l’Inde est malgré tout le plus gros consommateur mondial de bois de feu. Par la suite, des gens bien informés m’ont dit que le bois de feu c’est un secteur qui représente des milliards de dollars de chiffres d’affaires.

« Nous devons payer la taxe »

Il y a trois générations, les femmes de l’ethnie santhal étaient heureuses. Elles avaient accès à la terre et à ses produits, elles pouvaient entrer librement dans la forêt, et tout cela était bien considéré dans la famille. Aujourd’hui il y a l’émigration des hommes et elles doivent se débrouiller seules. Alors elles se font porteuses de bois. Le mari de Kishna, qui était parti à Gorakhpur il y a dix ans, est revenu cinq ans plus tard avec 500 roupies (= 10 euros) en poche.

Phulmai pose ses deux fagots à terre. C’est la première fois qu’on s’arrête au bout de 4 km de marche. Au Jharkhand, on a le droit de ramasser du bois pour un usage domestique. « Il faut maintenant payer une taxe au garde forestier. C’est la seule dépense qu’on fait dans ce travail. Si on ne lui donne pas, on ne peut pas aller plus loin » . Je fais un calcul rapide : cette taxe représente quand même un tiers de ce qu’il lui restera à la fin de la journée.

Les gardes forestiers ont mis au point ce mécanisme de collecte de la « taxe » , qui rapporte quelques milliers de roupies par mois au bas mot. Pour éviter les conflits ils prélèvent leur dû au cours de la « ronde officielle » . Le gouvernement du Jharkhand est plutôt mauvais payeur, alors… « Ils nous embêtent beaucoup. Quelquefois même ils nous gardent à leur bureau toute une journée » .

Nous entamons maintenant les huit derniers kilomètres. Le profil de la porteuse de bois se précise dans ma tête. Lors du recensement de 1991, elle a d’abord été classée comme coupeur de bois pour finalement atterrir parmi les travailleurs occasionnels. Il n’existe pas de chiffres officiels pour cette population.

Kishna s’arrête près d’une borne kilométrique : elle s’arrête toujours là. Le marché est à 5 km mais il lui arrive souvent de vendre ici son bois à des commerçants. A côté il y a une grande pancarte de la Direction des forêts qui rappelle l’interdiction d’abattre des arbres. « De toute façon on ne coupe jamais d’arbres, dit Phulmai, car pour abattre un bel arbre il faut des sous et faire un gros cadeau. On n’a pas ça » . Au bout d’une demi-heure aucun commerçant n’est apparu. Ayant repris son souffle, Kishna réinstalle les paquets sur sa tête.

Le tronçon de route que nous empruntons maintenant est contrôlé par le MCC (Centre communiste maoïste) qui est un mouvement extrémiste actif dans ce secteur. On m’a dit qu’à la nuit tombante, des militants armés circulent dans la région et parlent d’une « société juste » . Kishna et Phulmai les ont-elles rencontrés, ont-elles été recrutées ? Elles hésitent à parler : peut-être sont-elles inquiètes.

Des deux côtés de la route, les champs sont nus et les taches de verdure bien rares. C’est une année de sécheresse qui va pousser beaucoup de gens à aller porter du bois. « Cela veut dire qu’on aura moins à se partager » dit Kishna. En période de sécheresse, les gens réduisent leurs dépenses et préfèrent glaner du bois eux-mêmes. Dans les petits marchés comme Bijupur, cela fait chuter les prix. Les deux amies sont soucieuses.

Pourquoi donc continuent-elles à faire ces corvées qui depuis quinze ans ne leur rapportent pratiquement rien ? Depuis tout ce temps, le prix de vente de leur bois n’a augmenté que de 10 roupies. Mais Phulmai croit que plus le travail physique est dur, plus on a de chance de rester en vie. Il y a sûrement de l’amertume dans ses propos.

Pour comprendre ce travail de misère, il faut savoir que la couverture forestière de l’Inde par habitant est l’une des plus faibles du monde. La pression sur la ressource est forcément intense. Les gens qui vont au bois veillent jalousement sur leur coin de forêt. Comme de plus en plus de personnes sont de la partie, des conflits surgissent entre les villages. Au Jharkhand, avec l’arrivée du MCC, les choses prennent parfois une tournure violente. Phulmai me dit à voix basse que dans les forêts de Chumba la guérilla a tué six coupeurs de bois de villages voisins qui étaient depuis quelque temps en conflit à cause du ramassage de bois. Parfois c’est le MCC qui décide d’attribuer tel ou tel secteur à tel ou tel village.

Le marché de Bijupur

Ce n’est pas la grande foule. Des porteuses sont déjà là, debout près de leurs paquets. Phulmai va dans son coin habituel. Elle sait y faire et la vente ne tarde pas : un propriétaire d’hôtel préfère sa charge aux fagots de Kishna où il y a surtout du petit bois. Mais la sécheresse qui réduit le nombre d’acheteurs a fait tomber les prix. Phulmai a tout juste obtenu 45 roupies pour ses deux paquets. « Quand on a un moyen d’existence, on ne s’arrête pas à la marge de profit » dit-elle. On est ici dans une économie en quelque sorte spontanée : le principal c’est de survivre au jour le jour, et rien de plus… Les porteuses utilisent rarement pour leur propre usage le bois qu’elles ramassent car ça mangerait leur profit. Pour faire du feu, elles se servent de feuilles ou de menus branchages prélevés dans les buissons alentour.

Avant de prendre le chemin du retour, elle achète un litre de pétrole, quelques légumes et de quoi manger. Il lui reste 15 roupies…Depuis cinq ans, elle s’éclaire à la lampe à pétrole la nuit. Auparavant elle faisait un feu de bûches mais elle trouvait que ce n’était pas économique. Sur la route contrôlée par le MCC elle me dit : «Il y a toujours quelque chose pour menacer notre travail. Même un employé du train peut nous mettre au chômage !  »

On n’embarque plus

Je pense aussitôt à la gare de Ranchi, la capitale du Jhakhand où dans un premier temps j’avais espéré trouver les porteuses de bois. Elles n’étaient pas là car la Haute cour du nouvel Etat avait récemment décidé qu’il fallait redonner une beauté à cette gare. Le train refusait désormais de prendre le bois des porteuses.

Pourtant le chemin de fer était le moyen le plus économique pour envoyer le bois sur Ranchi, le plus gros marché du Jhakhand. On glissait 5 ou 10 roupies au contrôleur pour que le bois aussi puisse monter à bord, et tous les jours il y avait bien 200 porteuses à la gare. Certaines y passant la nuit pour reprendre le train du lendemain.

Les porteuses ne savaient pas très bien ce qu’ est une grande agglomération de 700 000 habitants et elles se contentaient souvent de céder à prix bradé leur charge à des vendeuses de légumes qui gravitaient autour de la gare, au nombre d’une centaine, avant d’en être chassées aussi par les responsables du chemin de fer. Elles représentaient un premier contact entre les porteuses et le marché de la ville.

L’interdiction de prendre le train a été un coup dur pour les porteuses. Avec l’autocar, il faudrait dépenser 10 roupies par paquet, pratiquement la moitié du prix de vente. Et parcourir 20 km de plus pour aller chercher la route. Dans le secteur, environ 90 villages vivaient du portage de bois de feu. Entre Ranchi et Dhanbad, le train de voyageurs débordait de paquets de bois et de fagots.

La décision de l’administration a donc provoqué une crise : un bien mauvais coup pour l’économie de la région. La production devait se vendre désormais pas très loin des villages, à fort bas prix évidemment. Les porteuses n’allant plus guère à Ranchi, elles ont vite été remplacées par des intermédiaires venus s’approvisionner sur place. Dans la capitale régionale, le paquet de bois est passé de 15 à 25 roupies.

Me voici dans les vieux bureaux de la Direction des forêts de Ranchi où j’apprends que les femmes que je viens de côtoyer et toutes les autres de la sorte sont des « délinquantes » . Toutes les transactions que j’avais observées c’était du marché noir, et une sérieuse menace pour la pérennité des forêts !

M. Singh, fonctionnaire de la Direction des forêts chargé d’évaluer l’état du domaine forestier à Ranchi, me parle : « On ne peut pas empêcher les gens de vivre, sinon il arrive qu’on reçoive de mauvais coups. Je suis persuadé que les gens vont maintenant s’attaquer aux beaux arbres qui rapportent plus tout de suite. Et je suis sûr que le trafic du bois de feu continue… »

En route pour l’oubli

Je suis allé voir Phulmai dans son coin de forêt, je l’ai suivie pendant toute une journée, j’ai écouté ce qu’elle disait. Mais ma mission était seulement à moitié remplie car on devait pouvoir aussi retrouver sa trace dans les grands registres, avec toutes les autres femmes qui passent leur vie à porter du bois. Or dès qu’on sort de la forêt, on semble ne plus les voir.

La porteuse n’est pas un objet de connaissance, solide et identifiable. Perplexe, je consulte les critiques du développement : il doit bien exister un « archipel de l’informel » , comme dirait le sociologue Serge Latouche, un recoin de la société moderne et capitaliste où pourrait apparaître pour de vrai une tête humaine chargée de 25 kg d’énergie renouvelable ? Les personnes chargées d’enregister cette culture de la pauvreté qui marque les existences fondées sur de maigres environnements locaux ont peut-être considéré comme quantité négligeable les porteuses de bois. Peut-être que, sous l’effet du rapport de force qui contamine les producteurs d’information, a-t-on décidé de ne pas mentionner ceux qui ne font que survivre.

Après tout, que font exactement les porteuses de bois ? Elles portent du bois : je l’ai constaté pendant une journée entière. Puis quelqu’un s’empare de ce bois pour pas grand chose et le revend avec un profit. Si je dis cela, on m’accuse d’être ringard.

Pour les spécialistes de notre système énergétique, le poids que ces femmes portent sur la tête est un élément parfaitement futile. Pour des raisons assez étranges, le bois de feu est une composante qui n’intéresse pas les économistes de l’énergie. Peut-être ont-ils la tête trop farcie d’économétrie mondialisée pour s’occuper de quelques fagots. Les gens réclament du bois de feu : essayez donc de prouver cela empiriquement ! Dans les ménages, on cuisine au feu de bois : essayez de convaincre les experts du développement ! Mais pourtant il existe un vaste marché pour ce produit : faux, vous répondra un corpulent fonctionnaire de la Direction des forêts qui va se lancer dans une diatribe vous empêchant de placer un mot. Ces femmes sont dans l’illégalité, elles détruisent la forêt, elle saccagent l’environnement, elles commettent un délit. De votre côté, vous pensez à ce qu’a dit Phulmai : les femmes ne s’intéressent qu’au bois qui n‘a plus de sève, qui est bien sec et qu’elles peuvent vendre. Qui a raison ? Les porteuses de bois sont-elles vraiment en train de ravager la forêt, ou est-ce seulement un mythe qui pèse lourdement sur leurs épaules ? En tout cas, c’est une opinion si persistante, si répandue dans la tête des gens que leur faire porter le chapeau est devenu un réflexe de simple bon sens. Cette idée toute faite bloque la réflexion, empêche de voir l’importance des paquets de bois que porte Phulmai, l’importance de la tâche accomplie pour toutes ces femmes.

Pour ma part, je suis persuadé que Phulmai existe, que le bois de feu tient une grande place dans le système énergétique de l’Inde, qu’il représente un marché de plusieurs milliards de dollars. Alors pourquoi la porteuse de bois est-elle constamment à la limite de la survie ? Pourquoi faut-il qu’elle s’épuise pour pouvoir aller à la fête des Lumières ? Que peut-on faire pour qu’elle ne s’avance plus sur un chemin au bout duquel elle disparaît de l’écran ?

Le recensement de 1981 avait classé ces femmes dans la catégorie « récoltants de produits de la forêt » ou « bûcherons et coupeurs de bois » . La rationalité économique de leur tâche ne comptait pas, pas plus que leur profil exact. Ce document ne donne pas d’indications sur leur nombre.

Les recensements de 1991 et 2001 ont continué à les enfermer dans l’économie non cartographiée, qui est forcément sans intérêt. Elles étaient casées dans la catégorie générale « autres travailleurs » , mais en 1998-99, le Service national de la statistique les a placées sous l’étiquette « travailleurs indépendants dans une entreprise familiale » , avec les ouvriers agricoles et journaliers occasionnels. Cette catégorie n’a pourtant pas d’activité commerciale.

Une seconde étude s’est intéressée à la question. Il s’agit du Deuxième rapport citoyen sur l’environnement en Inde (1984-1985) qui a été réalisée par le Centre pour la science et l’environnement (CSE) de New Delhi et qui estimait le nombre de ces femmes à 3 ou 4 millions. Par la suite, le chiffre de 11,8 millions de personnes a été avancé. Ce créneau « informel » était donc le premier fournisseur d’emplois du secteur énergétique du pays. Les auteurs du rapport avaient basé leurs calculs sur la consommation totale de bois de feu dans les zones urbaines, en estimant que la Direction des forêts n’en fournissait que la moitié.

Alors, est-ce qu’il existe des porteuses de bois ? De nouvelles études semblent corroborer ce que le Deuxième rapport citoyen du CSE affirmait depuis dix-sept ans. Selon diverses enquêtes de l’Institut indien d’aménagement forestier de Bhopal, il y aurait plus précisément 70 pour cent de femmes parmi ces travailleurs. Au Madhya Pradesh, 600 000 tonnes de bois de feu seraient écoulées de cette façon dans les villes chaque année. Au Rajasthan, quelque 400 000 familles participeraient, dans des forêts en train de se rétrécir, à la collecte de bois.

Invisibles et hors-la-loi

Il est évident que le portage du bois de feu existe, dans l’illégalité certes. Dans le système actuel d’administration des forêts, le ramassage du bois est toléré pour un usage domestique. D’un point de vue technique et juridique, la loi sur les forêts de 1921 avait prévu dans une forêt l’existence d’une « parcelle à bois » destinée justement à fournir ce bois de chauffe. Ces parcelles sont aujourd’hui fort dégradées, et le plus souvent les gens ignorent ce droit. Les porteuses entrent dans la forêt en déclarant qu’elles vont glaner pour leur propre usage, et elles sont donc en infraction par rapport à la réglementation.

La Direction des forêts essaie de se débarrasser de son rôle de fournisseur de bois de chauffe et de laisser le soin de l’extraire de la forêt à des porteurs qui sont pourtant en mauvaise posture dès que l’administration s’avise d’appliquer les textes.

Jusqu’au milieu des années 1990, la Direction des forêts avait des dépôts de bois. Le bois de feu était un produit secondaire de son exploitation commerciale de la forêt : le bois d’œuvre d’un côté, le menu bois de l’autre. En 1996, la Cour suprême interdisait l’abattage des arbres et l’administration a commencé à fermer ses dépôts. Ce qui subsiste représente moins de 10 pour cent de la demande. Tout le reste voyage sur la tête des porteurs et porteuses et sur des bicyclettes. Le système de « la tolérance » s’est remis à fonctionner de plus bel.

Aujourd’hui, les gardes forestiers embêtent les porteuses pour obtenir « un cadeau » , de 5 à 10 roupies suivant la charge. Une foule de petits employés communaux prélèvent une « taxe » auprès des personnes qui veulent ramasser du bois dans les forêts domaniales. Il faut aussi graisser la patte aux contrôteurs de l’autocar ou du train si l’on veut aller jusqu’à la ville où, surtout dans les bas quartiers, les gens utilisent encore beaucoup le bois. Ces « contributions » sont à la fois non officielles et institutionnalisées, grâce à la décision de la Cour suprême de 1996, au ministère central de l’environnement et des forêts et des administrations régionales qui réclamaient un contrôle plus strict du transport du bois à bord des trains.

A chaque étape de sa marche, à mesure que grandit son statut de délinquante, la porteuse de bois doit négocier son passage. Et en plus, elle doit accepter de faire l’objet d’un vaste débat sur la validité de sa tâche : est-ce que cela vaut le coup, qui utilise du bois de feu de nos jours ?

Quelques chiffres

Revenons en arrière, à partir de 1971 et de la crise pétrolière. Le gouvernement indien avait créé un Comité des politiques énergétiques qui devait analyser la situation du pays. Dans son rapport publié en 1974, on peut lire : « Près de la moitié de l’énergie consommée dans ce pays provient de sources non commerciales : bois (y compris charbon de bois), bouse, résidus de récoltes. L’utilisation de ce type de combustible est particulièrement important dans les foyers domestiques » . Tout au cours des années 1970, on consommait du bois et dans les villes et dans les campagnes. Vers le milieu des années 1980, une évolution s’est manifestée. Dans les zones urbaines, on s’est mis à abandonner l’énergie issue de la biomasse (bois, bouse) au profit de produits pétroliers (pétrole, gaz).

La transition s’est faite lentement. En 1990, M. Natarajan, économiste au Conseil national de recherche en économie appliquée (NCAER), a publié une enquête sur la place du bois dans la décennie en cours. Dans les zones urbaines, la consommation de bois était passée de 16,5 millions de tonnes en 1978-79 à 9,5 millions de tonnes en 1983-84. Le recensement de 1991 donne la même tendance. Sur les 151 millions de ménages indiens (39,5 millions dans les villes et 111,5 millions dans les campagnes), 39 pour cent des ménages urbains utilisaient encore un combustible venant de la biomasse.

Les deux documents notaient que l’évolution concernait uniquement les zones urbaines. L’Inde rurale continuait à utiliser les combustibles traditionnels : 92 pour cent des ménages utilisaient toujours le bois, la bouse et des résidus de récoltes. En 1992, un groupe d’experts a entrepris une autre enquête, de grande envergure puisqu’elle a touché 39 000 ménages dans 200 districts. Il s’agissait de mettre à la disposition du ministère des énergies non conventionnelles une base de données sur l’énergie utilisée dans les campagnes. L’enquête distinguait les besoins en énergie de la consommation effective d’énergie. C’était sans doute la première fois qu’on procédait ainsi. Jusque-là les enquêtes portant sur les zones rurales se basaient sur les besoins, c’est-à-dire sur les quantités d’énergie que nécessiterait un mode de vie « normal » . On n’avait jamais calculé la consommation réelle, et aujourd’hui encore les estimations ne sont sans doute pas satisfaisantes. Cette nouvelle enquête confirmait donc que le bois de feu restait la principale forme de combustible dans les campagnes. La consommation moyenne, par personne et par jour, de bois pour faire la cuisine était de 1,21 kg. Pour la bouse c’était 0,41 kg et pour les résidus de récoltes 0,47 kg. Une autre étude du NCEAR estimait qu’entre 1978-79 et 1992-93, la consommation de bois de feu avait enregistré une progression annuelle de 4 pour cent. En 1978-79, le bois représentait 54,57 pour cent de l’énergie consommée par les ménages ruraux et 61,2 pour cent en 1992-93. Par contre, pendant la même période, la consommation de bouse est passée de 22,51 pour cent à 17 pour cent. Cela a été la même chose pour les résidus de récoltes : de 17,41 à 13,35 pour cent.

Tous ces chiffres concernent au premier plan Phulmai et ses consœurs. La porteuse de bois est l’unique soutien d’un très vaste secteur économique dont le chiffre d’affaires, selon l’estimation du ministère central de l’environnement et des forêts, s’élèverait à 16,54 milliards de dollars. L’activité de Phulmai est considérée comme illicite, mais elle ne s’arrête pas car la demande est là. Pourquoi faut-il que la porteuse de bois continue à patauger dans un no man’s land que tout le monde connaît mais dont personne ne veut officiellement admettre la réalité ?

La réponse est tellement simple qu’elle en devient étonnante. L’existence de cette économie du bois de feu, des marchés primaires ou secondaires approvisionnés partout dans le pays par les porteuses, est complètement occultée par une affirmation péremptoire : les porteuses dénudent la forêt. Et c’est devenu un dogme écologique si pesant qu’il a réussi à faire passer dans la clandestinité un secteur d’activité qui représente pourtant des milliards de dollars.

Que vaut ce dogme apparemment intangible ? Il apparaît, semble-t-il, en 1974 dans un rapport émanant des Comités de protection des forêts (FPC) qui, notant que les ménages indiens consommaient toujours du bois, déclarait : « Cela abîme beaucoup les zones forestières » . Cette simple affirmation est devenue la quintessence de la vérité. Elle est fondée sur un raisonnement tout simple. Les études relatives à la consommation d’énergie disent qu’on utilise toujours beaucoup de bois. Or dans les divers Etats de l’Union indienne, la Direction des forêts ne produit que des quantités dérisoires de bois de feu. D’où vient le reste ? Les experts répètent que cela sort des forêts, de façon illicite : les porteuses de bois pénètrent dans les forêts domaniales et les dépouillent sans vergogne ! L’enquête du NCAER de 1995 présente un tableau différent. Par rapport à 1978-79, les ménages ruraux utilisaient désormais des produits de la biomasse supérieurs : moins de branchages et plus de gros morceaux de bois. La part de branchages et de petit bois divers est passée de 35,62 pour cent en 1978-79 à 29,11 pour cent en 1992-93 tandis que pour le gros bois on était passé de 18,95 pour cent à 32,49 pour cent.

Tout cela contredisait les auteurs alarmistes qui, au cours des années 1970 et 1980, évoquaient une énorme crise énergétique dans les zones rurales, l’attribuant véhémentement à la disparition des forêts. Si, dans les années 1990, on utilisait de gros morceaux de bois, cela voulait dire que la crise était passée. En fait, il y avait beaucoup de bois ailleurs que dans les forêts domaniales. Sur les fermes et dans les plantations des arbres avaient poussé. Au cours des années 1980 en effet, les Directions des forêts avaient encouragé le reboisement des exploitations dans le cadre des programmes de « foresterie sociale » . Cela a constitué un facteur très important de l’évolution vers des produits supérieurs de la biomasse pour faire du feu. Les cultivateurs ont planté des essences à croissance rapide pour la vente, d’abord au secteur du bâtiment puis, une fois ce marché saturé, aux fabriques de pâte à papier. Lorsque, au milieu des années 1980, le gouvernement a abaissé les taxes sur les importations de wood pulp, ce marché a également été perdu. Il ne restait plus qu’à vendre les arbres pour faire du bois de feu. L’enquête du NCAER de 1995 nous apprend que les terres privées fournissaient 48,50 pour cent du bois de feu. La part des forêts chutait fortement, sans doute à cause de l’interdiction d’abattre des arbres dans les forêts. Les spécialistes estiment qu’actuellement les forêts domaniales ne fournissent plus que 30 pour cent de la demande.

Les prix du bois de feu sont stables, ce qui prouve aussi que les forêts ne souffrent pas outre mesure des déprédations supposées des porteuses de bois. Les porteuses de bois ne massacrent pas l’environnement : elles font partie de la multitude qui fait vivre une économie toujours largement fondée sur la biomasse et qui parvient tout juste à survivre de cette activité.

Ne plus être des délinquantes

Ce portage est bien une stratégie de survie, rendue nécessaire par les difficultés croissantes des petits cultivateurs. Pour récolter de quoi vivre, il faut aujourd’hui des engrais chimiques, des pesticides, et l’irrigation aussi a un coût. En 1950-51, l’agriculture fonctionnait à 98 pour cent à la force des bras alors qu’en 1995-96 on en était à 20 pour cent. Les exploitations sont souvent très petites et l’environnement local dégradé. Aujourd’hui 63 pour cent de la population indienne vivant de l’agriculture doit trouver ailleurs, d’une façon ou d’une autre, des revenus complémentaires. Et c’est pour cela que les femmes vont au bois. Pour ceux et celles qui sont à court d’argent, aller faire du bois présente au moins l’avantage de ne pas exiger des investissements préalables.

Quand les autorités essaient de freiner l’activité des ramasseurs de bois, ils accroissent à tous les coups les difficultés des gens. Dans le district de Hazaribagh, on a fermé une forêt et les 19 000 femmes des ethnies tribales qui vivent autour ont dû utiliser des feuilles, des lantana et de la bouse pour faire la cuisine au lieu du bois qu’elles ramassaient dans la forêt. Elles se sont mises à faire de l’alcool ou se font exploiter dans des briqueteries ou comme journalières ici ou là. Une enquête portant sur une vingtaine de comités de protection de la forêt au Jharkhand a fait apparaître que la plupart des mesures prises avaient échoué au bout d’un an. A chaque fois, les porteuses de bois avaient cette réflexion : « Qu’allons-nous manger ?  » Au Bengale occidental, l’administration des forêts a entendu la même chose de la part des femmes quelle voulait impliquer dans son programme de gestion conjointe des forêts qui a servi de modèle à l’ensemble du pays.

Vis à vis de cette activité, le gouvernement a toujours eu une attitude « conservatrice » . Or en Inde on ne peut se libérer de la biomasse. Il faudrait que nos responsables se débarrassent de leurs œillères et acceptent de considérer ce que font ces femmes comme une activité forestière légitime. Si le bois manque, au lieu de promouvoir d’autres sources d’énergie, les autorités feraient mieux d’encourager les gens à planter plus d’arbres. Les villages disposeraient alors de bois en quantité suffisante et le gouvernement verrait peut-être se réaliser un de ses rêves : mettre le tiers du pays sous une bonne couverture de verdure.

L’exploitation du bois comme source d’énergie permettrait de dynamiser le développement rural en général. « Et en sévissant contre la collecte de bois par ces gens, nous seront nous-mêmes largement perdants car ils vont être, par réaction, hostiles aux mesures de protection de la forêt que nous prenons » , fait justement remarquer le conservateur régional des forêts au Jharkhand. Dans les programmes de lutte contre la pauvreté, il serait bon d’inclure un volet bois de feu, ce qui donnerait un certain statut à ces porteuses poussées aujourd’hui par la nécessité à être des « délinquantes » .

L’Inde s’est dotée du plus vaste programme mondial pour la promotion des énergies renouvelables. Planter des arbres présente bien des avantages : bois d’œuvre, bois de feu, artisanat, protection des sols… Et il ne manque pas de place, sur des terrains publics et privés dégradés notamment. Comme les plus démunis des cultivateurs subsistent souvent sur des sols abîmés, ce serait aussi une bonne façon de combattre la pauvreté. Il y a dans ce vaste pays 26,7 millions de terres dégradées où pourraient se développer des plantations rentables si le bois de feu devenait un véritable secteur commercial. Il pourrait s’inspirer de la filière du lait, avec des structures coopératives dans les villages pour réguler la production afin de ne pas saturer le marché et pour distribuer la production selon l’offre et la demande.

Si on encourageait les gens à planter des arbres dans les campagnes, si on utilisait rationnellement le bois comme combustible, le gouvernement pourrait peut-être aussi dépenser moins en subventions pour le pétrole lampant et les bouteilles de gaz.

Les porteuses de bois comme Phulmai vont-elles continuer à marcher vers l’oubli ? Vont-elles à l’avenir devenir officiellement plus visibles, et pas seulement sous un amoncellement de chiffres nationaux mais tout simplement comme des personnes dignes de mener une vie respectable ?

Mots-clés

secteur informel, énergie de la biomasse, bois, femme, travail des femmes


, Inde

dossier

Environnement et pauvreté

Source

Texte traduit en français par Gildas Le Bihan et publié dans la revue Notre Terre n°11 - avril 2003

Texte d’origine en anglais publié dans la revue Down To Earth : JAYAN, T. V., Phulmai’s walk. Down To Earth vol. 11 n°14, Center for Science and Environment, 15 décembre 2002 (INDE), p. 25-34

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