Une expérience villageoise exemplaire malgré tout
10 / 2005
Avant que P. R. Mishra lance son projet (Chakrya Vikas Pranali) au milieu des années 1970, Sukhomajri était une terre dénudée et stérile. M. Mishra avait pour objectif premier de protéger les sols. Au début, il ne rencontra qu’hostilité. « Nous pensions que c’était une astuce pour nous déposséder de nos terres afin de sauver la ville de Chandigarh, le paradis des riches », se souvient Hari Kishan qui a été président de l’association de Sukhomajri pendant un mandat.
Pour empêcher l’érosion des sols et récolter la pluie, la première chose à faire c’était d’arrêter l’eau sur place. M. Mishra réussit par la suite à convaincre les gens de ne pas faire paître leurs bêtes n’importe où et n’importe comment sur le bassin versant. Avec leur aide, il construisit deux digues de terre pour piéger les pluies de mousson. Les villageois s’engageaient à bien gérer le bassin versant et, dans un surprenant accès d’audace, la Direction des forêts donnait son aval. Les gens ont alors accepté de contrôler et même d’interdire l’accès aux zones de pâturage. Une taxe était exigée de chaque famille qui prélevait du fourrage. En retour, le gouvernement donnait des semences améliorées et des engrais. M. Mishra réussit à convaincre l’administration des forêts de partager avec les villageois la plus-value résultant des efforts d’autodiscipline de la population vis à vis de la zone forestière.
En 1990 était créée l’Association gestionnaire des collines (HRMS) qui était chargée d’assurer une répartition équitable de l’eau et de consolider le système de pâturage contrôlé librement consenti (social fencing). Actuellement environ 5 000 eucalyptus arrivent à maturité chaque année autour du village. Ce bois se vend en moyenne 1 000 Rs le quintal, et la valeur des arbres dépasse les 5 millions de Rs pour le seul bois d’oeuvre. C’est M. Mishra qui a développé le concept de Chakrya Vikas Pralani et a démontré son efficacité en Haryana. « Il s’agit d’un système de développement cyclique qui est une émanation de l’expérience de terrain menée à Sukhomajri : la forêt peut fournir à la société toute l’énergie dont elle a besoin. Le système est qualifié de cyclique parce que les résultats d’un cycle d’investisssements constituent le capital qui servira au cycle suivant, et ainsi de suite. La population trouve à s’employer et les finances locales s’accroissent de sorte que le village parvient finalement à l’ausuffisance. Et les gens se trouvent en harmonie avec l’environnement (M. Mishra).
Pour faciliter la gestion, les ressources des terres privées sont mises ensemble et les décisions relatives à leur répartition sont prises collectivement. Ceux qui n’ont pas de terres peuvent également participer au système en fournissant leur travail, en faisant profiter le groupe de leur savoir-faire traditionnel, etc. Il arrive que certains propriétaires mettent leurs terres dégradées dans un même lot pour en faire des communaux qui, avec les ressources en eau qu’ils représentent, sont gérés par une association locale. Les ménages sont intégrés dans un système de gestion et de prise de décisions collectif. Trois niveaux de plantations sont prévus : sur les terres basses, on fait pousser des légumes et autres cultures, à mi-hauteur des plantes fourragères, en haut des arbres pour produire bois d’oeuvre, bois de feu et diverses espèces à croissance longue.
Les clones de Sukhomajri n’ont pas toujours donné les résultats escomptés. Les fonctionnaires de la Direction des forêts minimisent le rôle potentiel des gens du pays pour la réhabilitation de l’environnement. Ils affirment qu’on a démesurément gonflé cette expérience, bien que au Punjab et en Haryana leur administration ait tenté de vulgariser cette approche pour un certain nombre de villages des monts Shivalik.
La première tentative a eu lieu en 1980 à Nada qui est situé à 2 km de Panchkula, en Haryana. C’est un stratifié, avec deux castes. Le hameau des Intouchables se trouve dans un bassin dégradé. On est parvenu à les convaincre de ne pas faire paître leurs bêtes dans les collines. La nature a fini par reprendre le dessus et on a reboisé. Ils ont même vendu leurs chèvres qui mangeaient les jeunes plants et les ont remplacées par des vaches et des buffles, qui se nourrissent d’herbe et ne s’attaquent pas normalement aux plantes. Assez vite des résultats positifs sont apparus. Le plus spectaculaire a été l’augmentation remarquable des rendements pour le blé. « Pour ce hameau, les investissements de départ ont été de 1,2 million de Rs en 1980-1981 », précise S P Mittal (CSWRTI de Chandigarh).
La gestion du programme avait été confiée à la Direction des forêts de l’Haryana, laquelle a reçu par la suite une aide de 18 750 dollars de la Fondation Ford. Et c’est là qu’ont été semées les graines de l’échec. « Ce projet était en fait lancé et sponsorisé par des acteurs extérieurs », remarque P. Singh, président de l’association locale (Intouchables) de Nada. Nous étions bien là au coeur du problème. Les gens du pays n’avaient pas été impliqués dans l’élaboration du programme, et il y avait en plus des problèmes techniques. La digue avait été construite sur un fond rocailleux sans lien solide avec le sol. L’eau fuyait et le barrage ne remplissait pas son office. A cela venaient s’ajouter les divisions sociales car le village est composé de deux castes : Intouchable et Lavana (une caste plus élevée). Les Intouchables ont fait ce qui leur avait été demandé : protéger les 17 hectares de forêt. Les Lavana n’avaient cure de tous ces efforts et continuaient à piller la forêt.
Pourtant en 1987, dans cinq villages du district de Palamau (Bhusariya, Khura, Lanka, Chapri Kaimkhi, Chapri School), on a essayé une nouvelle fois de mettre en oeuvre la méthode cyclique. Ce travail a été entrepris par P R Mishra en personne, qui était alors en retraite. Les choses se passant bien, trentes villages ont bénéficié d’un programme semblable. En 1994, c’était le tour du village de Kasia qui dépend du panchayat (=municipalité) de Lahlahe Senuriya. A Kasia il n’y a pas de zone forestière, et toutes les superficies concernées appartiennent à des particuliers qui reçoivent 30 % de la plus-value.
Les changements qui se sont produits à Sukhomajri et dans d’autres localités de l’Haryana, du Punjab et du Bihar sont de toute évidence remarquables. Mais il est clair que ces expériences ne survivront que si les pouvoirs publics ont a leur égard une attitude positive. Or les hommes politiques et l’administration n’aiment pas trop que les gens fassent les choses sans eux, notamment en s’exprimant sur les problèmes de développement (Donna Suri, journaliste à l’Indian Express, Chandigarh).
gestion des ressources naturelles, forêt, participation des habitants, développement autonome
, Inde
Texte traduit en français par Gildas Le Bihan et repris dans Down To Earth/digest français 1998
Texte d’origine en anglais publié dans la revue Down To Earth : MAHAPATRA Richard, Sukhomajri at the crossroads. Down To Earth vol. 7 n°14, Center for Science and Environment, 15 décembre 1998 (INDE), p. 35-36
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