Douce et amère racine du peuple africain
11 / 1996
La manne de la terre (1)
Bienvenue sur les terres meurtries d’Afrique...
Je vous salue, moi, le frustre flambeau de la table des frustrés de la planète...
Je suis issu des entrailles de l’Afrique, l’Afrique tropicale humide, l’Afrique des forêts claires et sombres...
Mon nom ? prénom ? surnom ? Je ne sais plus, oublié, peut-être qu’il me reviendra...
Comme ma mère Afrique, j’ai des troubles de mémoire ; probablement à cause des coups et des bosses de l’Histoire...
Peut-être vos psy... pourraient-ils m’aider... Encore ce mot... Attendez... Ah oui, je m’en souviens...
Vos scientifiques m’appellent Manihot utilissima ; qu’ils me pardonnent l’ignominie de mon appendicite cérébrale... Manihot, m’expliquait quelqu’un signifie la manne des pays chauds et utilissima, ça je sais... dieu que je suis utile ! !!
Ami des mauvais jours... Parent encombrant des beaux jours. Je suis partout chez moi...
Les uns m’interpellent par "manioc" car disent-ils, malgré le hic protéinique, je suis une manne énergétique qui rend ok...
Les autres me désignent par "cassava", je sais pas trop ce que je casse, mais apparemment ça va...
Chez moi, je suis synonyme de survie pour les misérables et les pauvres : paysans, élèves et étudiants, vendeurs à la sauvette, chargeurs, fonctionnaires et chômeurs... Mon nom seul suffit à les égayer : chicuangues, foufou, gari, attiéké, ngozo (2)...
Excusez-moi cousins du monde, je n’irai pas plus loin... On m’a dit que les délices locaux constipaient vos estomacs raffinés...
Mes fils qui me reviennent de chez vous m’affublent de nouveaux qualitatifs : pains, gâteaux, semoules traditionnelles. Alors que mes enfants indigènes m’apprécient avec ou sans complément, eux et leurs amis experts en coopération ne m’acceptent qu’emballés dans des feuilles aseptisées...
Heureusement que mes frères bananiers et mes soeurs du marécage ne démentent pas la tradition de solidarité africaine.
Autre chose, en venant vous rendre visite l’autre jour, on m’a arrêté à la frontière de votre palais sceptique pour défaut de papiers hygiéniques. J’ai demandé à mes compagnons avocats et safous où on cueillait ces fameux papiers. Ils m’ont conseillé de délaisser mes mares d’arachide et de haricot et de plonger dans une mer de soja et de pois mange-tout...
Je serais allé chez les cousins du désert prêter du pétrole à papier comestibles... Heureusement le tam-tam vient de m’informer que je pouvais encore négocier du papier dans les guêpiers du bois à côté, mais si loin de moi.
Néanmoins n’ayez crainte, je me débrouillerai...
Vos travailleurs émigrés en sont témoins, j’ai toujours su trouver ma cargaison glucidique en toutes saisons et sur tous les sols... Braver tous les râpages, découpages, trempages, chauffages ou tamisages... pour nourrir mes beaux et gros négros dont on se moque...
Je saurai aussi retrouver ma place au festin de l’universel... sauce de larmes, de sueur et sang vendue par les droits de l’homme et la justice de l’histoire...
J’y arriverai, semble-t-il, dans une salade parfumée d’acide cyanhydrique et agrémentée de biscuits fourrés aux guêpes, servis dans un panier de crabes... J’espère que les cousins de la terre se régaleront... De toute façon, avec ou sans moi, mais de préférence avec moi, bon appétit ! !!
Nous irons alors noyer la causticité de la répartie dans un cassava-gin de chez nous, à l’ombre d’un champ de manioc, dansant au rythme de la bise tropicale et appelant le ciel à refermer la tumeur de la racine.
interdependencia cultural, alimentación, hábito alimenticio, identidad colectiva, revaloración de la cultura de origen, memoria, aculturación, historia, mandioca
, Africa, Camerún
Dans un monde où la connaissance scientifique évolue vers une spécialisation croissante, où les disciplines ont parfois du mal à communiquer, où les savoirs se parcellisent chaque jour davantage, l’homme reste une unité, une synthèse vivante. Synthèse de chair et d’esprit, de rêves et de réalités, de joies et de larmes. Dans un monde où les mots ternissent et leur essence se dilue derrière un langage prêt à porter, laissons, osons écouter la poésie. Elle nous apporte une autre voix, un autre regard, une autre connaissance de l’alimentation et de la nourriture. Elle nous montre bien que cette nourriture est comme l’homme, une synthèse indivisible. Une synthèse de nature et de culture, de calories et de souvenirs d’enfance, d’arômes et de repas partagés.
(1)Le poème, dont l’auteur est camerounais, a été écrit dans le cadre du concours de poésie "Culture et nourriture en Afrique", réalisé avec la participation de Syfia/Periscoop, d’Altersyal, du CIRAD, d’Agropolis-Museum, de l’Enda, à l’occasion du Sommet Mondial de l’Alimentation organisé par la FAO en novembre 1996. Il a été reproduit avec l’accord des organisateurs du concours.
Contacts :
1. MALASSIS, Louis, président de AGROPOLIS MUSEUM, 951 avenue Agropolis, 34394 Montpellier cedex 5, FRANCE. Tel (33)4 67 04 75 04 Fax (33)4 67 13 69
2.LEPLAIDEUR, Marie Agnès, SYFIA, PERISCOOP, Agropolis International, 34394 Montpellier cedex 5, FRANCE. Tel (33)4 67 04 75 94 Fax (33)4 67 04 75 85
3. MUCHNIK, José, ALTERSYAL et CIRAD-SAR= Centre de Coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement-département Systèmes Agroalimentaires et Ruraux). Adresse : cf. ALTERSYAL
(2)Plats traditionnels à base de manioc.
Texto original
<MBABANE BI NKOHOM>Concours de poésie : < culture et nourriture en Afrique>: "le grain, le coeur et le mot" La manne de la terre 1996
ALTERSYAL (Alternatives Technologiques et Recherche en Systèmes Alimentaires) - Coronado, San José, COSTA RICA c/o CIRAD-SAR, 73 rue J.F.Breton - BP 5035- 34032 Montpellier cedex 1. FRANCE - Tél. 04 67 61 57 01 - Fax 04 67 61 12 23