Intéressants pour la gestion des ressources côtières, à condition de prendre quelques précautions simples
J.M. (Lobo) Orensanz, Ana M. Parma
03 / 2010
La division des lieux de pêche côtière en territoires était une pratique courante dans les communautés de pêcheurs et de cueilleurs pour répartir les privilèges d’accès, assurer une rotation des prélèvements ou protéger des zones intéressantes pour la préservation de ressources particulièrement importantes. Depuis les temps préhistoriques, des règles ont été instaurées pour accorder à des individus ou des communautés un accès exclusif à des lieux de pêche, sous forme de systèmes traditionnels d’occupation de l’espace maritime, qui ont été mis en évidence par des scientifiques dans les années 1970, grâce aux travaux de Bob Johannes et autres notamment. Cette notion a été condensée en 1982 dans l’acronyme TURFs (Territorial use rights in fisheries), en français DUTP (droits d’usage territoriaux dans les pêcheries) par F. T. Christy Junior, consultant à la FAO.
Les DUTP ont attiré beaucoup l’attention au cours des années passées dans le cadre de la gestion des pêches « fondée sur des droits ». Ce concept est souvent proposé comme la solution la plus naturelle à la « tragédie des biens communs », laquelle a été montrée du doigt comme étant la principale cause de la surpêche et de l’effondrement des pêcheries. Outre les territoires, les droits ou privilèges d’accès peuvent se matérialiser par une part des captures (c’est le cas des quotas individuels transférables) ou une fraction d’unités d’effort (casiers à homard, par exemple). Dans cette vaste famille, les DUTP conviennent surtout à des ressources sédentaires, notamment la plupart des coquillages/crustacés qui vivent sur les fonds (benthiques).
Paradoxalement, alors que bon nombre de systèmes traditionnels d’occupation des espaces ont été grignotés par l’application de politiques influencées par l’époque de la pêche industrielle, les gestionnaires de pays occidentaux se mettent à apprécier les mérites potentiels des DUTP. Dans les systèmes traditionnels, les DUTP reposaient sur un long processus graduel et ascendant (bottom-up), tandis que certains de ceux qui ont été instaurés depuis quelques années sont le fait de décisions venues d’en haut (top-down) via des lois ou politiques innovantes élaborées par des responsables d’organismes divers. On peut citer tout particulièrement les pêcheries d’ormeaux en Afrique du Sud et les pêcheries benthiques du Chili. Dans ces deux cas (comme dans d’autres), la nouveauté avait pour cause l’échec d’une gestion classique fondée sur des quotas, avec l’effondrement retentissant des pêcheries, suivi par les mesures d’urgence imposées par la crise économique et le mécontentement social. Nous avons pu observer de l’extérieur le système de DUTP chilien depuis le début, de par notre collaboration avec des organisations de pêcheurs, des gestionnaires et des scientifiques.
Au Chili, la pêche benthique inclut la pêche commerciale en plongée, la pêche avec des pièges et aussi la récolte d’algues et de mollusques dans l’espace intertidal. Les pêcheurs artisans vivent dans des communautés appelées caletas. Dans les zones rurales, les caletas ressemblent aux localités de pêcheurs d’autres parties du monde, tandis qu’elles sont moins visibles en zones urbaines. Ces caletas sont conformes au gabarit social, écologique et économique de la pêche artisanale chilienne. La plupart des pêcheurs d’une caleta adhèrent aussi à au moins une des organisations locales désignées par le terme générique de syndicates, et qui ne sont pas du tout l’équivalent des syndicats ouvriers des pays occidentaux. Les syndicates sont regroupés en fédérations régionales, et celles-ci en deux grandes confédérations nationales. Les ressources ciblées par les plongeurs professionnels sont généralement de bonne valeur marchande. Certaines donnent lieu à d’importants flux d’exportation. Ainsi, les plongeurs chiliens représentent environ 80 % des apports mondiaux de corail d’oursins.
La plus importante des ressources benthiques est le loco (Concholepas concholepas), un mollusque gastéropode très prisé qui ressemble vaguement et superficiellement à un ormeau. Avant le milieu des années 1970, le loco était destiné à la consommation locale uniquement. Les débarquements étaient de l’ordre de 5 000 tonnes. Après l’introduction de ce produit au Japon, les exportations ont connu un boom, et les débarquements ont atteint les 25 000 tonnes tandis qu’on réglementait cette pêcherie par une taille officielle et des saisons de pêche, mais dans un régime de libre accès. En 1989, voyant apparaître des symptômes de surexploitation, les gestionnaires ont fermé la pêcherie pendant trois ans et demi. Cette mesure draconienne n’a pas arrêté l’activité : il est illusoire de faire respecter la réglementation dans une pêche où interviennent de petites embarcations tout au long d’une côte qui s’étire du 17ème au 56ème degré de latitude sud. Cette fermeture a eu pour principal résultat de marginaliser les pêcheurs à cause du développement d’un marché noir florissant.
Entre temps, les tensions politiques et le mécontentement social s’amplifiaient. En 1991, le Président du pays, Patricio Aylwin et des membres de son cabinet visitaient la région de Los Vilos (Région V), le berceau et centre névralgique de la pêche commerciale en plongée. Les pêcheurs
artisans bloquaient les routes et brûlaient des pneus. Faisant preuve d’audace, Oscar Avilez, le leader de la fédération régionale des pêcheurs artisans, s’introduit dans une réunion que tient le Président avec les autorités régionales. Les gens qui attendent dehors pensent qu’Oscar sera arrêté, mais c’est une accolade qu’il reçoit du Président Aylwin, lequel demande aussitôt au Sous-secrétaire à la pêche d’étudier les preuves d’une reconstitution de la ressource que les pêcheurs ont rassemblées avec l’aide de quelques biologistes. Finalement, l’interdiction de pêche a été levée et les autorités ont mis en place un nouveau système de gestion : des quotas individuels non transférables attribués aux plongeurs professionnels dûment immatriculés. Cinq années plus tard, les prises par unité d’effort (PUE) retrouvaient le niveau très bas qui avait précédé la fermeture, cela à cause de l’inefficacité de l’application de la réglementation et du trafic de loco et de tickets.
Quelques années plus tôt, avant et pendant la fermeture, certains pêcheurs expérimentaient des pratiques innovantes, parfois en collaboration avec des universitaires, en particulier le professeur Juan C. Castilla et ses associés à l’Université catholique de Santiago. Le loco se faisait rapidement une santé dans les zones où les pêcheurs avaient décidé volontairement de ne plus opérer. Ces expériences ont conduit à inclure dans une nouvelle loi sur la pêche, adoptée par le Congrès en 1992, une nouvelle forme de DUTP, appelée localement AMERB (áreas de manejo y explotación de recursos bentónicos). L’élaboration du document d’interprétation de cette loi (le Reglamento) a pris beaucoup de temps et donné lieu à des débats prolongés entre pêcheurs, gestionnaires, scientifiques et responsables politiques. Son application a commencé en 1997 et en 2000 on pouvait pêcher légalement le loco uniquement dans le cadre des AMERB. En 2007, 732 secteurs avaient été définis pour passer sous ce régime, dont 237 dotés d’un plan de gestion approuvé et incluant le loco comme ressource cible.
Les AMERB en fonctionnement touchaient alors 14 324 pêcheurs officiellement immatriculés. Les AMERB sont attribuées à des organisations de pêcheurs, pas aux communautés de pêcheurs. Une AMERB est une portion définie de fond marin où les adhérents possèdent un privilège exclusif de pêche sur les ressources classées comme cibles. Pour obtenir et conserver ces privilèges, ils doivent effectuer un état des lieux détaillé et des études annuelles sur les ressources visées, le loco par exemple. Ce travail est confié à des consultants qui font rapport à l’Administration. Les pêcheurs n’ont pas un rôle de protagoniste dans l’évaluation et la gestion ou la fixation des objectifs. Le processus de mise en œuvre, notamment le protocole pour l’obtention d’une AMERB, a été en grande partie conçu par des scientifiques possédant une formation en écologie, ce qui apparaît dans la nature des informations demandées. Le coût de ces études est élevé mais il était en grande partie couvert par diverses subventions jusqu’à une date récente. Une fois l’AMERB accordée, l’Administration des pêches ne se préoccupe plus des adhérents ni de la façon dont les coûts et profits sont répartis. Les organisations dotées d’une AMERB versent une redevance par unité de surface qui est la même quelle que soit la ressource ciblée, la région ou la productivité du fond marin. Ces concessions sont accordées pour une période de quatre ans et peuvent être révoquées par les autorités si l’organisation ne respecte pas la réglementation. Elles sont indéfiniment renouvelables. Les plans de gestion sont négociés individuellement pour chaque AMERB par l’organisation et les fonctionnaires de la Direction centrale des pêches. Il n’existe pas de coordination régionale ni de mécanisme officiel pour l’examen périodique du système et d’éventuels réglages. Le lancement des AMERB était une tentative désespérée pour résoudre les problèmes les plus urgents qui provoquaient des crises à répétition dans la pêche au loco : impossibilité de faire respecter la réglementation, manque de contrôle sur les niveaux de captures. L’octroi d’un accès sûr et exclusif à un secteur de fonds marins, d’un privilège d’usage territorial devait inciter les pêcheurs à protéger leur ressource, en tout cas en principe. Dans les AMERB, le loco retrouvait son abondance. Les AMERB avaient aussi un effet secondaire important : le renforcement des syndicats parce que les activités liées aux AMERB nécessitent une importante mobilisation collective. Les pêcheurs organisés s’imposent des règles strictes et imposent de sévères pénalités aux contrevenants, ils contribuent à l’entretien des veuves et des anciens et des malades, ils se concertent pour rester vigilants. Les ventes de loco par une AMERB sont connues avant la récolte, ce qui donne aux pêcheurs la possibilité de conclure de bons arrangements, en principe. Il est certain que les prix varient, mais il convient d’accuser le marché et non point les AMERB quand les prix baissent. Les pêcheurs ont aussi accès au crédit car les banques prennent une garantie sur le loco stocké dans les AMERB, selon l’évaluation des consultants. Les hommes politiques, les gestionnaires, la plupart des scientifiques, beaucoup de leaders des organisations de pêcheurs, la presse et le public en général ont, tout compte fait, une opinion positive de ce système. Les gestionnaires montrent des pêcheries qui délivrent un produit de plutôt bonne qualité. Les responsables des organisations de pêcheurs ont été en bonne position pour obtenir des aides du gouvernement et d’Ong, et la pêche a trouvé une place assurée sur un littoral de plus en plus sollicité pour d’autres usages. Les consultants font des affaires et les scientifiques trouvent là l’occasion de tester leurs hypothèses en matière de gestion des pêches, les mérites (ou l’absence de mérites) des systèmes fondés sur des droits.
Ces AMERB chiliennes sont-elles donc un réel succès ? La réponse est la suivante : cela dépend à qui vous parlez. La notion de succès est toute relative ; on peut en juger uniquement si les objectifs sont clairement définis. Et ils sont le reflet de valeurs sociétales multiples et souvent opposées : durabilité écologique, efficacité économique, intégrité écologique, et ainsi de suite. La structure et le cadre réglementaire des AMERB privilégient la durabilité écologique plutôt que d’autres préoccupations sociétales, pour des raisons faciles à comprendre. Lorsqu’on regarde en arrière, il est cependant évident que divers problèmes potentiels n’avaient pas été identifiés. Certains concernent le système de gestion lui-même. Du fait de la redevance territoriale fixe, les pêcheurs organisés eurent vite fait de revendiquer des secteurs relativement petits mais détenant les gisements les plus productifs. Il en est résulté, dans la pratique, un double système de gestion : légal à l’intérieur, illégal à l’extérieur du DUTP. Les stocks situés à l’extérieur des AMERB sont pratiquement épuisés. Dans certains cas, l’instauration des AMERB a déstabilisé d’anciens systèmes traditionnels d’occupation de l’espace, qui n’avaient pas d’existence officielle mais qui fonctionnaient bien. C’était le cas dans des communautés qui récoltent la bull kelp (algue géante) en ayant recours à une loterie pour réguler l’accès à cette ressource.
D’autres problèmes laissés de côté sciemment concernent les aspects économiques des AMERB. Au début tout au moins, les adhésions (un aspect mal contrôlé) aux nombreuses organisations pourvues d’une AMERB ont tellement augmenté que la rente a fondu, affaiblissant du coup les avantages incitatifs qui sont au cœur du système. Les organisations de pêcheurs sont désormais bien conscientes du problème, qui s’est aggravé du fait de la médiocrité des cours internationaux ; et elles ont fixé des règles d’entrée strictes. Dans certains cas, cela est venu trop tard. Pour compliquer les choses, l’accès au crédit (un plus en principe) a plongé bon nombre de pêcheurs dans l’endettement. Ils choisissent souvent de surexploiter leurs lieux de pêche plutôt que de faire défaut sur les remboursements.
L’équité est un autre problème. Lorsque les AMERB ont été constituées, certains pêcheurs ont réussi à entrer dans le système, d’autres pas, pour diverses raisons : manque d’informations, l’idée que les pêcheurs ont le droit d’opérer là où bon leur semble… La question de l’inclusion et de l’exclusion a débouché sur un certain nombre de conflits locaux. Dans la baie d’Ancud (Région X), des centaines de pêcheurs se sont révoltés contre l’arrivée des AMERB, ce qui illustre bien les difficultés inhérentes au partage de territoires de pêche où un grand nombre de gens opéraient par le passé dans les mêmes eaux. Les diocèses catholiques ont proposé leurs bons offices et il en est résulté la création d’une confédération locale indépendante (Confédération des pêcheurs pour l’Équité). Finalement un accord a été trouvé pour restituer certains secteurs prévus et pour arrêter d’attribuer de nouveaux DUTP dans la baie.
La fascination initiale générée par le succès des AMERB (du point de vue des scientifiques et des gestionnaires en tout cas) a fait qu’on a largement appliqué le système à d’autres ressources que le loco, et dans des contextes différents de celui des caletas du centre du Chili (Régions IV-VIII). Il est cependant évident que les AMERB ne sont pas une solution « à taille unique » pour la gestion de toutes les pêcheries benthiques du Chili. Elinor Ostrom, lauréate du Prix Nobel d’économie 2009, terminait son discours d’ouverture lors d’une réunion de l’Association internationale pour l’étude des biens communs à Oaxaca (c’était en 2004) en demandant à l’assistance, qui était vaste et diverse, de répéter trois fois avec elle « n’y a pas de recette miracle ». Et c’est peut-être la leçon principale qu’il convient de tirer de l’expérience chilienne dans la mise en œuvre des DUTP. Les systèmes de ce type présentent des avantages certains pour la gestion des ressources côtières. Mais lorsqu’on les applique à partir d’une décision expresse et non plus par tradition, il est indispensable de prendre quelques précautions simples. Premièrement, il faut procéder à une analyse attentive des parties concernées avant d’attribuer des privilèges d’accès. Au Chili, les premiers arrivés étaient les premiers servis, ce qui semblait raisonnable pour les caletas du centre du pays, mais pas dans d’autres contextes (comme la baie d’Ancud) où il y avait une multitude d’usagers sur les mêmes lieux de pêche ; et certains groupes d’usagers étaient mal organisés et mal informés. Deuxièmement, il est important de prévoir des mécanismes d’information en retour, réguliers et participatifs, afin d’évaluer et de corriger le système au fil du temps, en prenant en compte les diverses valeurs sociétales, en tirant les leçons de la pratique et en s’adaptant aux réalités mouvantes.
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, Chile
Cet article a été publié dans Samudra 55, March 2010. Cette fiche existe également en anglais et espagnol.
Pour plus d’information
www.fao.org/docrep/003/T0507F/T0507F00.htm
Droits d’usage territoriaux dans les pêcheries maritimes : défi nitions et conditions
icsf.net/icsf2006/jspFiles/cedepesca/
Pêche durable et moyens d’existence en Amérique latine : Consolider et assurer des droits d’accès et d’usage pour la pêche artisanale
www.fao.org/fi shery/countrysector/FI-CP_CL/es
FAO - Profi ls des pêches et de l’aquaculture : Chili (en espagnol)
Chili - Sous-secrétariat à la pêche
ICSF (International Collective in Support of Fishworkers) - 27 College Road, Chennai 600006, INDIA - Tel. (91) 44-2827 5303 - Fax (91) 44-2825 4457 - India - www.icsf.net - icsf (@) icsf.net