Entre formes sociales et technologies numériques
Stéphane COUTURE, Frédéric SULTAN
02 / 2010
La plupart des activités collectives d’aujourd’hui, en particulier les activités militantes et citoyennes, ne sauraient se passer des échanges de courriels, des conversations en réseaux, de la publication sur Internet, du partage d’information dans des bases de données ou, plus récemment, des échanges au sein de réseaux numériques sociaux tels que Facebook, Twitter, ou autre. Cependant, ce ne sont pas les technologies à elles seules qui organisent la coopération entre ces acteurs sociaux. Les organisations, réseaux, collectifs, associations ou groupes se dotent de formes d’animation, de coordination, de médiation qui se déploient en s’appuyant sur ces technologies. Dans ces coopérations numériques, certaines personnes assument un rôle particulier de facilitation, en agissant de manière plus ou moins visible et volontaire comme initiateur, ressource technique ou médiateur, et tentent d’articuler les technologies aux activités du collectif. Le nombre et la nature de ces intervenants n’a cessé de s’élargir. Parfois, ce sont des militants bricoleurs et formés « sur le tas » qui assument ce rôle. D’autres fois, ce sont des professionnels, issus de corps de métiers de plus en plus éloignés de l’informatique. La facilitation de la coopération avec les technologies de communication est finalement une activité qui peut se faire discrète au sein du collectif.
Quelles formes prend la facilitation, et quelle est l’importance de cette activité dans les processus de coopération soutenus par les technologies de l’information ? Pour répondre à cette question, nous avons réuni neuf articles qui concernent divers champs d’action. Un portrait à plusieurs facettes de la facilitation se dégage de la mise en relation de ces différentes expériences. Cet article vise à présenter une synthèse de ce dossier thématique.
Des techniques et des humains
Pour faciliter la coopération, les technologies ont évidemment une grande place : cartes mentales pour appuyer le développement d’idées, wikis et dispositifs d’écriture pour partager les idées, etc. Ce rôle des technologies en tant qu’acteurs de la facilitation ressort particulièrement de l’entrevue réalisée avec Nicolas Taffin. Typographe de métier, Nicolas Taffin insiste sur l’importance de l’interface d’utilisation, de l’ergonomie. Pour reprendre ses termes, l’outil est un objet qui dialogue avec la matière ; un bon outil permet d’amplifier l’humanité contenue dans le geste productif. Jean-Michel Cornu expose pour sa part les avantages des schémas heuristiques – encore appelés cartographies mentales – comme outil pour penser collectivement et résoudre les conflits. La cartographie mentale permet, selon lui, au groupe de se voir lui-même. La tâche du facilitateur (humain) est donc, dans ce cas, de « montrer le groupe au groupe ».
Dans le texte d’une présentation réalisée par Gustave Massiah, celui-ci nuance toutefois le rôle déterminant des technologies dans le processus de facilitation. Exposant la construction du Forum Social Mondial, Gustave Massiah affirme que bien que les techniques ouvrent de nouveaux horizons, elles ne sont pas en elles-mêmes porteuses des formes d’organisation sociale. Les technologies et l’organisation d’un espace, le forum social dans ce cas-ci, s’influencent de manière réciproque plutôt qu’elles se déterminent de manière causale. Sur un plan plus macro-sociologique, Gustave Massiah affirme toutefois que les technologies sont une source de tension et de changements potentiels, en particulier parce qu’une génération de jeunes chômeurs éduqués s’empare aujourd’hui de ces technologies pour élaborer et mettre à profit une culture du net propice au développement des mouvements sociaux.
Mettre en scène des expériences de coopération
La plupart des articles du dossier montrent la facilitation comme la mise en scène d’une expérience ou d’une situation de coopération où les participants sont invités à s’impliquer. Ainsi, Claire Brossaud définit le processus de facilitation comme « une façon de faire advenir des échanges sociaux outillés par la technique dans une perspective collaborative ou participative ». Andrew Feenberg et Cindy Xin la définissent, quant à eux, comme « l’art du leadership dans la communication de groupe ». Le talent du facilitateur, dans ce contexte, tient à sa capacité à organiser des activités et à leur donner un style qui correspond à l’esprit du groupe en action.
Pour bien fonctionner, ces activités ont aussi besoin d’éléments, tels qu’un scénario, des repères suffisamment connus par tous pour servir de codes, et des objectifs plus ou moins partagés, qui vont contribuer à la dynamique d’échange (ou de coopération). Les analyses présentées par Andrew Feenberg et Cindy Xin, Frédéric Sultan ou Jean-Michel Cornu illustrent comment ce besoin peut être satisfait. A. Feenberg et C. Xin associent à la facilitation un ensemble de 10 actions classées en 3 types de fonctions : actions de contextualisation, de suivi et méta-fonctions. Claire Brossaud propose de son côté trois rôles du facilitateur, soit le « modérateur » qui stimule la participation des acteurs, le « passeur » qui aide à définir un espace réflexif pour les acteurs, et finalement l’«animateur » qui organise le cadre social de la rencontre.
Dans son analyse, Claude Henry décrit différentes micro-expériences de coopération qu’il a mises en scène, et auxquelles il a invité les membres du réseau Beijaflor : prise de décision collective à l’aide d’un sondage en ligne, documentation des pratiques par l’écriture collective de pages wiki. L’auteur met notamment en avant la métaphore du « jardinier » pour décrire ce travail de facilitation. Nicolas Taffin discute pour sa part, du récit de son expérience de création d’un site Internet destiné aux typographes qui vont fabriquer ensemble la semaine des Rencontres internationales de Lure en exploitant au mieux les disponibilités des membres de l’association. Enfin, le réseau RTP-doc a mis en scène le personnage collectif de Roger T. Pédauque comme signataire collectif de différents textes. Pour J.-M. Salaün (dans la préface commentée par F. Sultan), ce choix d’utiliser un pseudonyme collectif visait à incarner la communauté et à atténuer la personnalisation parfois très vive qui existe dans le monde scientifique. Dans ces exemples, le facilitateur, la facilitatrice, s’attache à réunir les conditions de la coopération en provoquant la situation et en organisant l’activité du collectif dans l’espace et le temps.
Ces mises en scène d’expériences de coopération et de communication sont souvent perçues comme secondaires en regard de l’objectif premier : acquérir des connaissances, survivre à une catastrophe naturelle, organiser des rencontres, publier des livres, etc. La facilitation est un moyen plutôt qu’une fin, et une activité qui doit généralement demeurer en arrière-plan, au profit de l’émergence d’un sens et d’une intelligence collective. Cependant, en se donnant comme raison d’être dans le collectif de vivre et faire vivre cette « expérience de communication », le facilitateur et la facilitatrice expriment une créativité et font de leur geste une prestation artistique (ou spirituelle) articulée aux outils de communication. La facilitation est une activité qui relève en quelque sorte de la mise en scène et qui implique un certain style dans ses façons de faire, de s’exprimer, de présenter les règles, de modérer, etc. D’ailleurs, Andrew Feenberg la décrit bien comme un art du leadership, ce qui met bien l’accent sur le caractère intuitif de cette activité. Pour reprendre les mots utilisés par Nicolas Taffin dans sa description du bon fabriquant d’outil, nous pourrions dire que la facilitation vise également à amplifier l’humanité contenue dans le geste productif.
« Produire du collectif »
Une autre composante essentielle de la facilitation semble être l’idée de faire advenir un collectif porté par un idéal commun. Cette idée ressort explicitement de l’expérience d’animation du réseau Beijaflor décrite par Claude Henry. L’auteur considère la facilitation non pas seulement comme étant orientée vers un objectif pragmatique (produire du contenu dans ce cas), mais également tournée vers l’objectif de « produire du collectif ». Le site Internet dont il s’occupe est certes un outil de travail collaboratif pour les membres du réseau, mais il participe également à la construction de l’identité même du groupe en lui donnant une existence permanente sur le web. L’auteur fait également ressortir différentes figures de la facilitation. Le facilitateur peut y prendre la figure du « jardinier », garant de la qualité de l’organisation et de la pérennité des outils numériques, ou encore celle du «voisin», plus près de l’entraide, où une personne plus expérimentée dans l’usage des outils de communication accompagne son « voisin ». Ces deux facettes se rejoignent pour faire de l’activité de facilitation un facteur de l’émergence d’une communauté partageant des valeurs et des pratiques.
Nous pouvons reconnaître cette façon de faire advenir le collectif dans les projets de la maison d’édition C&F Editions ou les pratiques de « cartographie mentale » décrites par Jean- Michel Cornu. Dans le premier cas, il s’agit d’élargir le groupe des personnes sensibilisées aux enjeux du débat sur les biens communs de la connaissance et aux pratiques de diffusion qui leur sont associées. Dans cette figure de l’éditeur, le facilitateur joue un rôle de passeur entre les auteurs et les lecteurs possibles ou en devenir. Jean-Michel Cornu décrit, quant à lui, un facilitateur qui permet au groupe de se voir lui-même et de reconfigurer les conflits qui le traversent.
Enfin, Jean-Michel Salaün, animateur de la rédaction collective de l’ouvrage « Le document à la lumière du numérique », a pour objectif de constituer une communauté, qui sera force de proposition dans les politiques publiques de la recherche. Ses pratiques le rattachent à une figure que l’on pourrait appeler « dictateur bienveillant » - figure que l’on retrouve par ailleurs souvent dans les communautés du logiciel libre - qui se caractérise par la concentration du pouvoir aux mains d’une personne, acceptée par tous, afin de permettre au collectif d’atteindre son but pragmatique. Dans cette forme d’organisation, la position dominante du leader du projet est équilibrée par la possibilité pour chacun, à tout moment, d’entrer et de sortir de la coopération. Elle est aussi encadrée par la codification des droits d’usage des productions collectives à travers l’usage d’une licence de propriété intellectuelle ou un accord entre les participants, comme cela est le cas pour RT. Pédauque.
Une nécessaire politisation de la facilitation
Finalement, le texte de Joëlle Palmiéri nous amène à poser un regard critique sur ces pratiques de la facilitation avec les technologies de communication. Proposant une réflexion féministe, l’auteure soutient la nécessité d’une politisation de l’activité de facilitation. Elle remarque que ce sont le plus souvent des hommes – et des hommes blancs - qui occupent les rôles dominants dans les pratiques de facilitation, et en particulier lorsque cette activité relève de la conception des technologies. Analysant notamment la situation des femmes dans les pays du sud, elle note que la facilitation se limite souvent à permettre l’accès aux outils, et que les femmes restent confinées à un rôle de simple utilisatrice. La facilitation doit donc tenir compte des différences, voire des frontières de genre, au risque de les creuser. Plus largement, les formes sociales, de même que les pratiques de facilitation qui en découlent, sont toujours, comme le rappelle l’analyse féministe de Joëlle Palmiéri, articulées à des inégalités qui passent souvent inaperçues. Leur politisation conditionne l’émergence d’un acteur social qui se reconnaisse dans la figure du facilitateur des processus de coopération à travers l’usage des TIC.
cooperación, tecnología de la información y de la comunicación, apropiación de tecnologías
Les figures de la facilitation de la coopération avec les TIC
Texto original