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Pratiques de typographe et création d’outils collaboratifs

Entretien avec Nicolas Taffin

Nicolas TAFFIN, Frédéric SULTAN

02 / 2010

En plus d’être typographe, graphiste, designer d’information et éditeur, Nicolas Taffin anime l’association des Rencontres internationales de Lurs dont il est le président. Cette association, fondée par Maximilien Vox et Jean Garcia, tous deux typographes, avec Robert Ranc, directeur de l’École Estienne, organise chaque été depuis 1952 l’un des principaux rendez-vous de la typographie française et internationale.

Le renouvellement des générations au sein de cette association s’est accompagné d’un changement profond des modes d’organisation du travail militant. Des outils collaboratifs ont été élaborés pour que le temps disponible de chacun pour l’organisation de cette rencontre annuelle soit optimisé.

Dans cette interview, à travers le récit de l’élaboration de ces outils de communication, Nicolas Taffin décrit la place que tient le graphiste, typographe, dans le développement des dispositifs de communication (et de plus en plus souvent de coopération) basés sur Internet.

Nicolas Taffin, quelles sont les caractéristiques de ton activité de typographe, graphiste et designer d’information ?

Nous sommes quelques graphistes et typographes à travailler ensemble selon les besoins. Nous essayons de créer un lien entre ceux qui produisent l’information et le public. Nous produisons des imprimés, des rapports, des affiches, toutes sortes de documents imprimés et électroniques. D’un côté, une personne a besoin de communiquer quelque chose, et de l’autre, il y a des publics. Ils n’ont en général pas les mêmes attentes. Les producteurs d’information ont tendance à se considérer au centre du processus de communication alors que cela n’est pas nécessairement le cas, et les publics, eux ne disposent que de peu de temps ou d’attention.

Finalement, notre activité consiste à sélectionner des informations, du sens, à les présenter de telle manière à ce que, d’abord, elles attirent la curiosité, qu’elles soient attractives, et puis qu’elles soient fonctionnelles, c’est-à-dire, qu’elles permettent aux gens de se poser une question et de trouver rapidement ce qu’ils cherchent.

Notre approche s’inscrit dans un questionnement philosophique et linguistique sur le signe. Nous travaillons sur le rapport entre signifié et signifiant et sur l’articulation entre des contenus, un support et des publics. Nous considérons que l’information n’est pas une chose définitive rangée sur une étagère. Il faut chercher à ce qu’il y ait une rencontre entre la forme, le contenu et l’utilisateur de l’information. Nous faisons cela avec toutes sortes de supports, y compris avec le web, qui de ce point de vue n’est pas un média particulier. Le livre est aussi une interface. Par exemple, lorsque nous avons travaillé sur Enjeux de mots (1), nous avons pensé à faire une véritable interface de lecture, à rendre le livre « navigable ».

La plateforme informatique ne révolutionne pas la démarche typographique qui existe depuis le codex. Le résultat, imprimé ou écran, cristallise une démarche de communication, une réflexion sur le sens, la hiérarchie du message, les temps de lecture…

Finalement, lorsqu’on fait un logo censé représenter une organisation, l’amener dans le monde des signes, en quelque sorte dans l’alphabet, il nous faut réfléchir à l’essence de l’écriture, à la multiplicité dans le signe et ses lectures, et faire sans arrêt une gymnastique vers les gens, afin qu’ils puissent se l’approprier totalement.

Comment cette vision du typographe sur la communication se traduit-elle dans la conception des outils de travail collaboratif ?

Pour le typographe, une publication collaborative est d’abord un lieu d’échange, de critique, de traduction, de débats, de discussion, c’est-à-dire le support d’une relation, comme cela est le cas depuis le début de l’imprimerie.

Par exemple, pour l’association des Rencontres internationales de Lure (2) - dont je m’occupe depuis dix ans - , nous avons conçu des outils qui reproduisent un processus que nous connaissions bien, puisqu’on nous le vivions. L’association organise chaque année une rencontre internationale d’une semaine à Lurs. Avant, l’activité était gérée par deux personnes seules qui sacrifiaient tout leur temps et dont il nous fallait absolument alléger la tâche. On rencontrait par exemple des difficultés pour gérer les versions des documents sur lesquels nous devions travailler avec elles. Nous avons alors cherché un moyen de mieux partager tâches et documents. Dans le même temps, l’histoire a fait qu’on est passé de 2 à 10, et que chacun peut donner 10 à 15 minutes par jour. Très rapidement, nous sommes arrivés à l’idée qu’il nous fallait un outil qui aide une personne à moins travailler, et dix personnes à travailler plus efficacement ensemble. La base de données des Rencontres de Lure est le résultat de cette réflexion.

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Cette base de données se présente sous la forme d’un tableau de bord de la recherche des intervenants, où chacun voit ce que les autres ont fait. Nous partageons les données ou les documents de manière à ce que chacun puisse apporter son petit fragment et sans remettre en question l’ensemble. Cela met en évidence la dimension collective du projet et permet à chacun de sortir d’une solitude face à sa tâche individuelle. Ensuite, l’interface permet de rendre visible le programme de la semaine des Rencontres de Lure.

L’élément déclencheur de la création de cet outil, c’est le besoin de se retrouver ensemble et de ne plus travailler dans l’isolement. Le partage d’un document commun fonctionne comme un point de rendez-vous, virtuel et asynchrone. Le travail sur un document personnel entraîne des conflits entre les versions de ce document et renforce un sentiment de solitude face à la tâche à accomplir. Le travail sur un document qui devient un terrain commun sur lequel chacun peut venir à tout moment, au contraire, renforce le collectif.

Avec « Basile, » une plateforme en ligne pour gérer les adhésions et les courriers de l’association, nous avons poussé un peu plus loin cette logique de lieu commun. Chacun peut avoir son domaine d’intervention sans dépendre des autres. Celui-ci va renseigner les recettes, celui-là va s’occuper des dépenses, cet autre se charge de la communication, … etc. On a donc un lieu commun où chacun peut accomplir sa tâche de manière autonome. C’est un usage particulier des outils collaboratif. Il est centré sur la finalité. Lorsqu’on cristallise des savoir-faire aussi humains dans l’outil, les résultats en terme de collaboration sont surprenants. La capacité de l’association à réaliser une semaine de rencontres est confortée.

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Quelles leçons tirez-vous de cette expérience ?

Nous avons appris de ce que nous faisions. Par exemple, pour créer la base de données de l’organisation de la semaine d’été à Lurs, nous avons regardé ce que nous faisions et comment on le faisait. Nous avons essayé de faire un outil qui répond à ce besoin précis, et qui nous aide à le faire ensemble. Nous avons modifié nos méthodes de travail et remplacé de mauvais outils par d’autres meilleurs. Lorsqu’on travaillait avec Excel ou Word (3), ces outils nous imposaient une manière de travailler qui ne nous convenait pas, car travailler à plusieurs, sur le même document avec un outil conçu pour travailler seul est absurde.

La démarche typographique est d’abord au contraire un exercice d’empathie. Nous essayons de nous « mettre à la place de », de comprendre quel est le problème pour concevoir un outil de communication qui répond aux besoins. Nous n’hésiterons pas à reformuler, à travailler la demande de départ de nos clients. Il nous arrive souvent de résister à sa demande parce que nous pensons qu’il serait plus intéressant de faire autrement. Ce n’est donc pas seulement sur de l’empathie, mais sur une véritable dialectique que repose notre relation. Selon la confiance que l’on va avoir en nous-mêmes, et notre pouvoir de conviction, nous apporterons des réponses qui peuvent être divergentes de la demande initiale. Cette démarche ne se veut ni intrusive, ni manipulatrice, même si on ne peut empêcher qu’il y ait des despotes dans le milieu de la typographie, comme dans n’importe quelle autre activité. Lorsqu’on crée des structures pour faire circuler des personnes, certains peuvent être tentés d’imposer des cheminements.

La base de données des rencontres de Lure est donc un outil dédié à ce projet. Il serait difficile de le transposer dans un autre collectif parce qu’il n’y a pas ici de transposition d’un savoir-faire, mais la création d’un outil qui permet aux membres de l’association de faire mieux ensemble ce qu’il ont à faire, dans un contexte qui aurait pu rendre cela impossible. A la différence des outils de « Knowledge Management », nous ne cherchons pas à rendre le savoir-faire indépendant des ressources humaines, de le dissocier des gens qui le portent.

Nous nous attachons surtout à résoudre des contraintes d’ergonomie pour rendre ces outils utilisables par tous. Avec Basile par exemple, nous gérons tous les envois de courriers de l’association. Toutes les étapes intermédiaires, vécues jusque là par les membres de l’association lors de l’envoi des programmes ou des invitations, ont fait l’objet de procédures intégrées dans le système. Ces procédures ont été élaborées avec les utilisateurs. Face à Basile, il ne leur reste plus qu’à dire ce qu’ils veulent faire pour obtenir un résultat sans que l’outil ne leur demande rien. C’est fondamental. Un bon outil doit aider à faire ce qu’on à faire et non pas nous imposer d’abord de faire d’autres choses. Il doit en quelque sorte se faire oublier. C’est une des règles de la réussite d’une interface, il faut que ce soit rapide, intuitif, désirable.

Quel rôle jouez-vous dans l’élaboration de ces outils ?

Nous venons de l’univers de la publication. Les outils numériques existent depuis longtemps. Jusqu’à il y a peu de temps, leur conception était réservée à ceux qui avaient une formation informatique. Ils nécessitaient des développements techniques lourds et les personnes appelées à s’en servir ne pouvaient pas être celles qui les concevaient. Les outils se démocratisent et il y a une sorte de mutation et de métissage entre les outils et les publications. Aujourd’hui la publication et les outils fusionnent. Les publications tendent à devenir des « outils de communication ». Elles ont une finalité, des usages, une chronologie, une méthode. Et le web les fait devenir « interactives ». Elles étaient supports d’information, elles deviennent outils de production. Les utilisateurs ne sont-ils pas de plus en plus souvent amenés à renseigner des systèmes afin de leur permettre de produire l’information qui les concernent ?

Cela entraîne parfois des confusions. Comme lorsque le site web que l’organisation souhaite, de simple publication, devient une machine à tout faire : gérer les adhérents, le courrier, inscrire les participants aux activités. Nous ne sommes pas en mesure de répondre à une telle demande et les gens ont besoin de temps pour s’apercevoir de sa dimension paradoxale.

L’informaticien n’est paradoxalement pas forcément celui qui sera le mieux placé pour être le concepteur de l’outil collaboratif. Ses outils et ses langages peuvent être un handicap. Il va parfois être tenté d’aller au plus court, de proposer d’utiliser des outils génériques comme des plateformes, des systèmes de communication, les CMS (content management systems) que nous connaissons tous. Pourquoi devrait-on en effet, réaliser un travail aussi complexe que la conception d’un outil de communication seulement pour les besoins d’un collectif particulier ? L’impact sur la finalité du projet en vaut pourtant la peine car, qu’il soit plateforme informatique ou truelle de maçon, l’outil est un objet qui dialogue avec la matière. La truelle ne vaut rien sans le mur du maçon, valeur qui dépend de notre appréciation pratique, esthétique et affective.

Dans le domaine de la communication, on tend à chercher des outils uniques et polyvalents, alors qu’en général, l’ouvrier n’a pas un outil mais une boîte à outils. Ceux-ci sont faits à sa main. Le manche s’est usé de manière à être confortable. Certains artisans sont incroyablement attachés aux outils qui se sont faits à leur main.

Au final, il y a une dialectique de l’outil. En le manipulant, on le touche, on le caresse. Si c’est rêche, si ça heurte, on ne désire pas s’en servir. Si c’est doux, plaisant, agréable, on le désire davantage. Il doit répondre à la caresse, et là on entre dans le domaine de l’érotisme. Alors un bon fabricant d’outil va essayer de minimiser l’impact de l’outil sur l’ouvrier, et d’amplifier cette humanité contenue dans le geste productif. Cela nous rappelle que l’usage de l’outil de communication reste quelque chose de sans doute plus personnel que collectif.

1Livre collectif d’une trentaine d’auteurs issus de la société civile et venus de quatre continents, qui propose un décryptage des grandes notions de la « société de l’information ». vecam.org/article.php3?id_article=603&nemo=edm
2Depuis plus d’un demi-siècle, Les Rencontres internationales de Lure sont à la fois observatoire, carrefour et forum de passionnés de la communication visuelle (typographie, graphisme…). www.rencontresdelure.org/
3Suite bureautique Microsoft.
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