Certaines organisations ont pour objectif de jouer un rôle dans l’appropriation des TIC et d’internet. Elles s’adressent aux utilisateurs individuels et aux collectifs. Elles déploient des activités de formation ou offrent un support technique et développent une véritable culture scientifique et technique. C&F est une maison d’éditions multimédia inscrite dans ce mouvement dont les activités montrent certaines facettes de la facilitation de la coopération numérique.
Internet, sujet et support d’une édition engagée
Hervé Le Crosnier est un militant du mouvement pour le savoir libre. Ancien bibliothécaire, professeur d’informatique à l’université de Caen, il a créé et animé avec quelques autres, la liste de discussion Biblio.fr (1), qui réunissait plus de 15000 bibliothécaires. En 2002, il fonde C&F Éditions (2) avec Nicolas Taffin. Cette maison d’édition s’intéresse tout particulièrement aux sciences et aux techniques de l’information. Son catalogue, certes encore modeste, recèle des perles dans ce domaine dont voici quelques exemples.
« Le document à la lumière du numérique » (3), un ouvrage qui dans sa forme même donne à voir la dimension collective de la production intellectuelle. Rédigé à partir d’un travail de séminaire et de correspondances de 3 années et 1/2 par un réseau de 175 chercheurs, il est signé du nom collectif Roger T.Pédauque, homonyme du réseau « RTP-doc », c’est à dire Réseau Thématique Pluridisciplinaire sur le Document.
« Enjeux de mots » (4) une encyclopédie sur la société de l’information rédigée en 4 langues, qui sera publiée à l’occasion de la deuxième phase du Sommet Mondial sur la Société de l’Information (SMSI) en novembre 2005. Pour réaliser cet ouvrage, C&F et l’association VECAM, qui coordonne le projet, ont proposé aux auteurs de confronter leurs idées en utilisant des dispositifs leur permettant d’interagir entre eux (listes de discussion, publication des différentes versions des articles sur un site Internet dédié à ce projet).
« Pouvoir Savoir » (5), autre projet avec VECAM, porte sur « la propriété intellectuelle et le développement ». Cet ouvrage a été réalisée à l’occasion d’une journée de rencontre (le 1er avril 2005) sur les enjeux des biens communs dans l’industrie, la culture, et la recherche. Il ne s’agit pas des actes de la rencontre, mais d’une publication qui rassemble des textes sur ce sujet, dont ceux communiqués par les panélistes du colloque. Le livre était diffusé le jour même de la rencontre. Au cours des mois qui précèdent la rencontre, C&F avait sélectionné des articles sur ce sujet, intéressants à réunir, et demandé aux auteurs l’autorisation de les publier. Cette démarche « de percolation » des textes consiste à repérer, notamment sur le web, des articles qui méritent d’être organisés en livres, pour trouver un nouveau lectorat.
Ces trois exemples témoignent de l’engagement de C&F. Quelle en est la nature ? Du point de vue d’Hervé Le Crosnier, le rôle de l’éditeur engagé consiste à grossir les rangs des personnes qui s’intéressent à un sujet pour amplifier le débat public. Cela contribue à nourrir le terreau de la transformation sociale et politique. Il s’inspire en cela du modèle de François Maspero dont le travail d’éditeur dans les années soixante à contribué aux idées de Mai 68. L’éditeur s’attache à révéler, (re)mettre au gout du jour, traduire, … et publier des textes dont le succès de librairie est souvent modeste, au moins dans un premier temps.
Edition et débat, même combat
Cette démarche permet aussi de faire se rencontrer chercheurs et praticiens, militants intellectuels et activistes qui vont produire collectivement des idées, une réflexion commune. Ces idées ne s’adressent pas d’emblée à un grand public. Elles ont besoin de se constituer une base de personnes qui partagent des fondamentaux, se réfèrent les unes aux autres, se font confiance, ou au contraire, connaissent les points qui les opposent et peuvent ainsi mieux les surmonter. L’édition est ainsi un maillon du débat public. La coordination des auteurs, dans un ouvrage, une collection ou un catalogue, est une partie du métier de l’éditeur. D’une certaine manière, C&F contribue à l’émergence et à la vie de communautés de personnes autour des sujets publiés.
Parfois, des tentatives de pousser plus loin les processus de coopération se traduisent par l’invitation des auteurs d’un ouvrage à se lire et commenter mutuellement au cours de l’élaboration d’un ouvrage collectif. C&F appuie son offre sur des outils tels que SPIP ou WIKI et des listes de discussion. Mais il est rare que cette opportunité soit saisie par les auteurs pour nourrir un échange.
Peut-être l’interaction sur des textes personnels ne correspond-elle pas à la culture des auteurs de C&F, presque systématiquement chercheurs, parce que ceux-ci ont d’autres espaces institués pour leurs échanges. Peut-être faut-il considérer que ce type d’offre nécessiterait une ingénierie culturelle qui dépasse les capacités de la structure. Dans ces conditions, le métier d’éditeur se concentre sur l’affinage de son texte avec l’auteur. Le livre collectif est l’objet de l’éditeur ou bien du signataire coordinateur.
La contribution la plus importante au débat se situe ailleurs, dans l’interaction entre le texte et le corps social, du moins les membres qui sont concernés par ce débat. Elle se déroule aussi bien avant qu’après la publication. L’implication de C&F dans ses collaborations avec des associations ou des réseaux de scientifiques, par exemple, illustre bien ce phénomène. La publication est complémentaire d’autres formes de médiation culturelle telles que les rencontres organisées par VECAM pour les ouvrages déjà cités, ou le réseau de chercheurs RTP-DOC. Le livre permet d’inscrire l’événement dans la mémoire collective. L’écrit laisse la trace du mouvement des idées. Les dynamiques collectives sortent renforcées de cette alliance. Ainsi, le livre « Pouvoir Savoir » nous donne à voir l’état du débat sur les biens communs en 2005. Celui de Roger T. Pédauque restera comme une étape dans l’histoire des politiques de recherche sur le document numérique.
À la recherche des modèles économiques de l’ère numérique
À travers sa pratique, C&F interroge et expérimente dans le domaine de économique. N’oublions pas que C&F signifie « Cigale et Fourmi » ! L’édition est une industrie culturelle qui doit être rentable pour vivre. Si l’accès à la connaissance doit être ouvert pour permettre la création, l’innovation, il est nécessaire aux acteurs de ces industries de trouver des rétributions qui leur permettent de continuer à Ĺ“uvrer.
Cette question est au coeur des préoccupations de C&F comme de tous ceux qui s’intéressent à la société de la connaissance et au libre accès au savoir. Hervé Le Crosnier, à travers C&F, comme dans son travail de chercheur à l’université de Caen, s’intéresse à « l’articulation entre pouvoirs et résistances de ceux qui détiennent l’information, la connaissance, sont capables de la verrouiller, et de ceux, nouveaux prolétaires de l’ère de l’information, qui sont capables de mettre des grains de sables dans le système. » C&F est aussi un espace pour explorer, et parfois expérimenter avec les mouvements sociaux, comment la revendication culturelle fait face à la réorganisation du capital.
Le premier acte de C&F lors de sa création fut de mettre en place son propre serveur. À l’époque, le premier « rack » (6) est un vieux Pentium installé sous Linux. Gérer son propre serveur est un acte fondateur. C&F est une maison d’édition multimédia. C’est le besoin d’indépendance et de maîtrise de l’architecture technique qui motive l’installation de ce premier rack, même si l’indépendance est toujours relative, il y a toujours quelqu’un qui fournit la bande passante. Si jusque là, nous ne l’avons présentée qu’à travers sa production de livres, c’est parce que celui-ci est emblématique d’une vision et d’une pratique du document.
Mais C&F est aussi une maison d’édition multimédia. Elle se frotte en pratique aux enjeux des technologies de l’information et de la communication (TIC) et notamment à la recherche de modèles économiques modernes. Site internet, dvd, papier, les supports divers et parfois multiples s’adaptent aux besoins. A la suite du Forum Sciences et Démocratie, La vidéo La leçon du Tapajos cotoie un livre sur les biens communs de la connaissance et un site internet avec les vidéos et textes des intervenants à Bélem. C&F héberge sur son serveur des sites militants, tels que « Forum Mondial Sciences et Démocratie » et « Manifeste pour la récupération des biens communs » et naturellement celui de l’association VECAM. Cela s’apparente à un rôle de FAI. Le Framework (7) Sydonie (pour SYstème de gestion de DOcuments Numériques pour l’Internet et l’Édition), chantier de long court en collaboration avec l’université de Caen, prolonge l’exploration du document numérique de Pédauque.
Aujourd’hui, C&F cherche à concevoir un modèle de distribution de fichiers numériques, musique, vidéos, textes, permettant au vendeur (auteur ou éditeur) de maitriser certains aspects de la diffusion de son contenu jusque là laissés de coté par les licences libres. Il s’agit d’un dispositif, qui serait capable de quantifier les usages d’un contenu circulant sur les réseaux numériques, et permettrait à toute personne qui (re)publie un document numérique de le faire savoir facilement à l’auteur. Car, si aujourd’hui les licences libres autorisent l’usage, elles ne permettent pas aux auteurs d’être systématiquement informés. Des modalités nouvelles de rétributions pourraient être déterminées par l’auteur ou l’éditeur. On pourrait par exemple choisir de faire varier le coût d’un document dans le temps ou bien selon l’origine géographique de l’utilisateur. Un article de l’encyclopédie « Enjeux de mots », payant lorsqu’il est consulté en France, pourrait être gratuit pour un étudiant dans une université du tiers monde. Un tel dispositif tient autant de la plateforme technique que d’un jeu de règles incorporées sous forme de méta-données dans le document.
Que nous apprend C&F de la facilitation de la coopération numérique ?
Indéniablement C&F est une passerelle entre les milieux activiste et de la recherche. Ses activités relèvent à la foi de la réflexion et l’expérimentation sociale et technique dans le domaine de la création et de la circulation des idées. La question de la coopération est au coeur de son projet.
C&F Éditions traite de cette question sur le fond et à travers ses propres pratiques mais elle contribue également à un mouvement plus général d’appropriation des TIC. A ce titre, le rôle de C&F Éditions s’apparente à celui d’organisations telles que CRéATIF (8) ou la FING (9) en France, ou APC (10) à l’échelle internationale dont les activités relèvent davantage de l’éducation populaire.
Quelle est le rôle de ces organisations dans notre manière de voir la facilitation ? Il est possible que parfois elles inventent des pratiques ou des dispositifs, mais il est plus courant qu’elles exposent ces pratiques et dispositifs en organisant des circuits de formation, des publications ou des activités lobbying auprès de l’école, des services publics, des pouvoirs locaux, des mouvements sociaux….etc. Ainsi, la facilitation n’est pas seulement une affaire d’individu animateur de réseau, renvoyé à des pratiques personnelles mais renvoie également à une dimension plus collective et sociétale structurée autour des valeurs telles que le droit d’accès à l’information et aux moyens d’expression et de création, la possibilité d’échange et de collaboration sur une base équitable.
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, Francia
Les figures de la facilitation de la coopération avec les TIC
Entrevista
Entretien avec Hervé Le Crosnier