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Le rapport à l’argent et la gratuité

Association Raconte-nous ton histoire

01 / 2011

Rien de plus universel en apparence que l’argent, rien de moins susceptible a priori de susciter des malentendus et des ambiguïtés. S’il n’était qu’une « valeur » partagée par tout le monde, ce serait à l’évidence celle de l’argent. Pourtant, l’expérience des travailleurs sociaux, notamment avec les personnes migrantes dont ils s’occupent, suggère que les choses ne sont pas si simples. Aussi ont-ils demandé à ce que le thème du rapport à l’argent figure au menu des débats et des discussions avec les habitants organisées dans le cadre du projet DiverCité. Il ne s’agit pas seulement de dire que la présence d’un enjeu financier rend les relations plus tendues, plus difficiles, plus propres à susciter des ressentiments ou des sentiments d’injustice. En fait, il existe bien des différences culturelles fortes concernant non pas tant la valeur de l’argent en elle-même que sa signification, ainsi que la manière de le considérer et d’en faire usage.

Les ambiguïtés de la gratuité

Une première série de difficultés tient à la bonne compréhension du rôle que l’argent peut parfois jouer dans le rapport aux institutions et aux services publics, et en particulier à la notion de gratuité. En d’autres termes, il n’est pas forcément évident pour les migrants ou les simples citoyens de bien saisir pourquoi, parmi les divers services et prestations proposés par les institutions, certains sont payants et d’autres non, comment les tarifs sont fixés et calculés, ou encore pourquoi ils peuvent être différents d’une famille à l’autre. Cela peut être source de frustration lorsqu’une famille constate que ses voisins paient moins qu’elles sans comprendre pourquoi. Plus généralement, l’absence de lisibilité de ces règles peut donner l’impression qu’elles sont arbitraires, et que cela ne ferait pas grande différence si on ne payait pas telle ou telle prestation. Des travailleurs sociaux ou des salariés d’association ont témoigné être parfois confrontés à des personnes qui viennent profiter de leurs services mais refusent obstinément de payer même la participation très modeste demandée, alors même qu’ils ne sont pas totalement dépourvus de revenus. Ce peut être par exemple sous prétexte que ces services pourraient et devraient au fond être gratuits, ou parce que ces personnes s’imaginent que les travailleurs sociaux n’iront jamais jusqu’à leur refuser l’entrée de leurs locaux (ou, autre exemple, que l’école n’osera pas priver leur enfant du bénéfice d’une activité en le séparant du reste de la classe). Et il est vrai que des travailleurs sociaux ou associatifs n’aiment jamais devoir se situer dans un rapport de ce type, à la fois éventuellement par culpabilité de « privilégié », et surtout parce qu’ils ne conçoivent pas leur mission comme celle de soutirer de l’argent à tout prix aux populations desservies. Une démarche de dialogue, d’explication et parfois de compromis (par exemple en trouvant un autre mode de « participation ») est parfois nécessaire pour lever ces blocages.

La gratuité d’un grand nombre de services est évidemment très appréciée par les migrants qui arrivent en France. Mais c’est une notion qui a aussi pour certains des aspects problématiques. Un peu à la manière dont certains migrants ne peuvent pas visualiser le fait qu’il existe bien en France des formes de solidarité fortes, mais pour partie médiatisées par l’État (voir Solidarités plurielles), ils ne comprennent pas qu’en fait rien n’est gratuit et que ces services et prestations sont bien « payés », mais par le biais des divers taxes et impôts. Ce système a plusieurs avantages, parmi lesquels rendre les contributions financières de chacun au service proportionnelles à sa richesse, supprimer les barrières financières qui pourraient s’opposer individuellement au bénéfice d’un service (école, bibliothèque), faciliter la gestion financière et administrative des services concernés.

Cependant, pour beaucoup de gens, ces formes de gratuité peuvent faire l’objet d’a priori négatifs. On se demande ce que cachent ces cadeaux de l’État (quand on vient d’un pays autoritaire ou totalitaire) ; on pense que ce sont des services au rabais, et que les utiliser serait avouer qu’on est un « pauvre ». Dans bien des pays en effet, les services gratuits offerts par l’État sont spontanément associés aux couches les plus défavorisées de la population, et ceux qui prétendent à un certain statut social se garderaient bien d’y recourir. Ces pays ne connaissent pas la notion de « service public » mais seulement celle de l’aide sociale aux défavorisés. On peut d’ailleurs remarquer qu’une tendance se fait également jour en France à substituer à la notion de service public universel, censé être de même qualité pour tous, une différenciation des niveaux de service en fonction du prix, avec un service « minimal » gratuit mais de moindre qualité, et des services supérieurs pour qui a les moyens de se les payer. Ce phénomène existe depuis longtemps en France dans le cas de l’école : une majorité de gens sont persuadés que les écoles privées sont meilleures parce qu’elles sont payantes, malgré toutes les preuves du contraire.

Les à-côtés payants des services gratuits, et avant tout de l’école, sont également une grande source de frustration. On ne comprend pas pourquoi l’école est gratuite mais pas la cantine, pourquoi les livres scolaires deviennent payants à 16 ans, etc. Pour certains migrants, cela représente une sorte de « tromperie » de la part des institutions françaises, comme si ces dernières essayaient de manière détournée de rentrer dans leurs frais.

Argent et migration

Une deuxième série de difficultés tient au rapport spécifique à l’argent qu’implique, dans la quasi totalité des cas, le fait d’être un migrant. On migre en France pour gagner davantage d’argent pour soi et sa famille et, très fréquemment, pour renvoyer une partie non négligeable de ses revenus dans le pays d’origine, aux parents ou à la communauté. Dans bien des cas aussi, le migrant a eu, pour mener à bien son voyage, à contracter une dette financière ou symbolique importante – à l’égard des passeurs dans certains cas, à l’égard du village qui s’est cotisé pour payer le passage.

Tous ces facteurs pèsent fortement sur l’usage qu’un migrant fait de son argent. S’ils ne sont pas pris en compte, ils peuvent susciter des incompréhensions ou des malentendus chez les travailleurs sociaux ou les observateurs. On ne comprendra pas qu’un migrant n’ait pas de quoi se payer tel service alors que ses revenus sont théoriquement suffisants ; mais le fait est qu’il doit en reverser une bonne partie. À un niveau plus institutionnel, la CAF calculera le droit à l’aide au logement de ce migrant en fonction de ses revenus théoriques, sans tenir compte du fait qu’il en envoie le tiers dans son pays d’origine.

Les migrants, notamment africains, ont souvent également des relations délicates avec leur communauté d’origine, qui n’est pas forcément consciente de la différence de valeur de l’argent entre la France et l’Afrique. À Paris, avec 500 euros par mois, on vit très chichement, alors qu’en Afrique avec la même somme on peut vivre royalement. Les gens du village peuvent dès lors avoir tendance à considérer que le migrant est un privilégié, qu’il est facile de gagner de l’argent en France, et à multiplier les sollicitations culpabilisantes.

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que la richesse telle que nous la connaissons en France, la richesse monétaire, est d’apparition récente dans les pays africains, notamment dans les régions rurales. Traditionnellement, en Afrique, la richesse était matérielle. Dans ces sociétés rurales, richesse signifiait avant tout stocks de denrées agricoles (avant tout de grains). Cet état de fait avait plusieurs conséquences. Tout d’abord, la richesse était nécessairement visible. Il n’y avait pas moyen de la cacher aux autres membres de la communauté. Dès lors, si une personne du même village ou le village dans son ensemble se retrouvait dans le besoin, il n’y avait pas moyen d’échapper à l’obligation de partager. Cette pression à la redistribution de la richesse était encore renforcée par la valorisation de la générosité, voire de la dépense ostentatoire, de la part des membres riches de la communauté. À ce niveau également, la pression sociale est forte. Comme l’a déclaré en plaisantant un participant, si un homme ne se ruine pas complètement pour payer les festivités de son mariage, c’est la honte… Enfin, on consommait cette richesse matérielle directement en fonction des besoins, en gardant assez de grains pour semer l’année suivante. La notion de gestion d’un budget monétaire sur le long terme (par exemple un principe aussi simple que de ne pas dépenser tout son argent du mois en une fois) était dès lors absente. Les « rythmes de l’argent » que les migrants rencontrent en France (le salaire tous les mois, le loyer…) sont différents des rythmes africains. On comprend aussi dès lors que l’apparition de la richesse monétaire puisse venir perturber les valeurs en place. La richesse peut désormais être cachée, dérobée aux yeux des autres. Le problème n’est pas tant que certains ne jouent plus, du coup, le jeu de la redistribution. Au contraire, cette nouvelle réalité de l’argent introduit davantage de méfiance dans les relations, et pour éviter tout soupçon de « mauvais œil », certains préfèrent en rajouter dans la dépense ostentatoire, souvent aux dépens de besoins plus élémentaires : on préférera faire des dons à la mosquée plutôt que de subvenir aux frais de santé ou d’éducation de ses enfants.

L’exemple donné par Sembène Ousmane (écrivain et cinéaste sénégalais) dans son livre et film Le mandat montre bien les abus qui peuvent découler de ce rapport à l’argent. L’histoire est la suivante : un homme reçoit un mandat de ses frères résidant en Europe ; tous les habitants de son village l’apprennent et chacun dépense par avance l’argent obtenu par ce mandat ; malheureusement, celui-ci est volé ; mais personne ne croit à cette histoire de vol et on l’accuse de cacher son argent pour ne pas payer les dettes de tout le village.

Les travailleurs africains en France peuvent donc au final se retrouver sous pression (sociale et psychologique) d’afficher une certaine réussite, en achetant les dernières chaussures à la mode ou en se faisant photographier devant une voiture de prix. Ils doivent montrer à leur communauté la valeur ajoutée de leur migration, qui représente en quelque sorte un investissement de leur part. À bien des égards, on s’attend à ce qu’ils se sacrifient à leurs communautés : le fait par exemple qu’ils veulent se marier et renvoyer moins d’argent au pays pour fonder leur foyer peut être très mal vécu. Cet état de fait pose aussi évidemment un problème dans le cas des sans-papiers reconduits dans leur pays : rentrer sans un sou n’étant pas envisageable, beaucoup ne rentrent pas dans leur famille, mais travaillent à la ville le temps nécessaire pour avoir suffisamment d’argent afin de retourner à l’étranger, et retenter leur chance encore une fois avant de rentrer au village.

En somme, s’il y a clairement des abus (un jeune qui arriverait en voiture pour demander au travailleur social qui le suit une carte de transport gratuit), les signes extérieurs de richesse que l’on peut constater chez certains migrants ne renvoient pas forcément à une richesse cachée. Malheureusement, les richesses visibles peuvent passer chez eux avant les besoins réels.

Key words

proximity services, social service, access to law, migration, State intervention, social link

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DiverCité : « Migrations, interculturalité et citoyenneté en France : enseignements d’un dialogue avec les institutions et les habitants dans le quartier parisien de Belleville »

Notes

Ce texte fait partie du dossier « Migrations, interculturalité et citoyenneté », issu d’un ensemble de débats et de rencontres organisées dans le quartier de Belleville à Paris entre 2004 et 2009, avec des habitants (issus des migrations ou non) et des représentants de diverses institutions présentes sur le quartier. Les textes proposés dans le dossier reprennent les principaux points saillants de ces discussions, dans le but d’en partager les leçons.

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