Comment traduire en écriture des rationalités différentes, linéaires ou cycliques, et leur donner une validation académique ?
11 / 2002
Au sein du Collège Coopératif de Paris (organisme de formation supérieure pour adultes et lieu de recherche), des enseignants-chercheurs animent séminaires et ateliers et assurent également les directions de recherche. Ces dernières doivent s’adapter aux étudiants des pays du Sud qui, venus de pays d’Afrique ou des Caraïbes (Haïti), alternent des périodes intensives à Paris avec des retours au pays. Des suivis "à distance" sont alors mis en place grâce à des tuteurs locaux et des "coopératives de savoir" (à Dakar notamment), facilitant les liaisons des adultes en formation avec les directeurs et directrices de recherche.
Les questionnements posés par les corrections de textes de ces étudiants éloignés, à qui les urgences des dépôts de mémoire ne permettaient plus des conseils mais imposaient dans des délais records des corrections permettant de rendre le texte "acceptable" pour l’Université, m’ont interpellée sur le rapport culturel à l’écriture et sur mon propre rapport à l’écriture.
C’est en termes pédagogiques et déontologiques qu’ont surgi les interrogations, au travers d’échanges de mail avec des collègues confrontés au même exercice et que j’interrogeais sur leur manière de concilier les canons de l’Université et le respect du texte d’un sujet écrivant.
Ceci me conduit à me questionner sur la possibilité à la fois d’écrire "droit" et d’écrire "soi" (pris au sens individuel et culturel).
Mon lien avec l’écriture s’inscrit dans l’apprentissage de l’école de la République. Bonne élève, précocement bachelière, j’ai entretenu avec l’écriture, qu’elle soit libre ou contrainte, des rapports de familiarité qui me rendaient aussi aisées la rédaction d’une dissertation, les dossiers et compte-rendu (très tôt montés dans le cadre des activités des mouvements de jeunesse) que le courrier amoureux et amical ! Ce rapport facile à l’écriture s’accompagnait d’une relation tout aussi aisée à l’oralité, qu’elle s’exprime dans les échanges interpersonnels ou dans des accents de tribuns de militante. C’est dans la lecture précoce et assidue et dans la richesse toujours renouvelée des échanges humains que ces écrits se sont alimentés en permanence, faisant couler les mots de clôture d’une réunion, rendant impossible la lecture d’un texte de conférence qui, après un sévère travail de préparation, se traduit par un exposé oral libéré des notes.
Elève de la République, je devins assez logiquement professeur de cette République qui vise à l’universel. En choisissant la philosophie comme discipline d’enseignement, j’ai choisi ainsi la voie de la formation de l’exercice de la pensée et d’une pensée qui se veut "rationnelle".
Cet enseignement secondaire, comme l’enseignement supérieur, est centré sur le culte du livre tel que les auteurs de "L’école capitaliste" en France l’ont montré : celui-ci oppose la voie primaire-professionnel, qui privilégie l’objet et le concret, à la voie secondaire-supérieur, privilégiant le livre et l’abstrait. Aux uns, le réel et aux autres, la représentation du réel par l’écriture.
Durant 28 ans j’ai ainsi "corrigé", en raison d’une centaine de copies par mois et avec une moyenne de 800 par an, en tout 24 400 copies en naviguant du fond vers la forme, dans un subtil ballet qui conduit en permanence à évaluer la forme au service du fond mais qui risque les dérives de confusion entre les deux.
Corriger les écrits des autres ne nous garantit pas forcément une écriture conforme aux canons en usage ! Mon propre retour à l’université à l’âge de 45 ans m’a conduit à redresser mon écriture, surtout à lier et à construire. Ceci montre que les exigences formulées aux élèves ne s’appliquent à soi-même que si des nécessités nous y contraignent, dans le cadre d’exercices bien précis.
J’ai été conduite à découvrir les limites mêmes de cette écriture contrainte et formelle, lorsque dans les travaux de recherche de doctorat en 1997, j’ai tenté d’analyser les pratiques de nouveaux groupes de femmes rurales par le recours aux principes de la complexité. La linéarité de l’écriture, de la succession et de l’enchaînement des phrases, paragraphes, chapitres... ne me permettaient pas de rendre compte aisément des réactions et rétroactions et des effets boomerangs d’une praxis.
C’est ainsi qu’en analysant les pratiques paradoxales des groupes de femmes à la lumière des principes de complexité, j’ai exprimé le constat suivant : "Les besoins de l’analyse nous imposent d’être à contre-courant des idées présentées, nous sommes contraints par le travail même de l’écriture à mettre en continu, à linéariser ce qui est normalement un mouvement de la pensée avec ses hésitations, ses bonds, ses rebondissements, sa propre spirale de développement".
Confrontée aux limites de l’écriture pour traduire le mouvement d’une pensée qui se veut expression de dynamiques spiralées, j’ai ainsi pu comprendre la relation culturelle à l’écriture des adultes en formation au Collège coopératif. A l’inverse, j’ai mesuré les apports de la mise en écriture pour des groupes éloignés de cette pratique et qui, par l’acte d’écrire, vont découvrir des capacités qui dépassent l’acte même d’écrire.
La culture est une composante majeure de cette pratique de l’écriture.
Si l’écriture est linéaire, c’est parce que la pensée occidentale elle-même est linéaire et rationnelle. Si, dans notre propre expérience universitaire de l’écriture, nous l’avons nous-même déploré, nous n’avons pas trouvé pour autant de solution de rechange.
A l’inverse, les textes kanaks, haïtiens ou africains sont riches d’enseignements même s’ils nous posent de nombreuses questions pour être validés par l’Université. Les textes des mémoires des Haïtiens présentent à nos yeux de nombreuses redondances. Or, à y regarder de plus près, il ne s’agit jamais de reprises identiques de formules mais d’une sorte de mouvement en vague d’une pensée qui avance progressivement, en intégrant de nouveaux éléments mais sans jamais se répéter. La vague est un mouvement spiralé qui fait place à une pensée cyclique tourbillonnante ; elle est différente de notre mouvement ascendant et progressif permanent. Au lieu de se jouer sur le modèle d’une pensée démonstrative, qui va combiner en permanence la dialectique dans le schéma hégélien de thèse/antithèse/synthèse, tout se construit ici dans une optique inclusive où ying et yang sont combinés harmonieusement, plutôt que d’être en tensions ou oppositions permanentes.
La pensée occidentale, héritière de Descartes, est dualiste. Elle connaît deux types de raisonnement : l’inductif, qui va du particulier au général et le déductif, qui partant du général s’oriente vers le particulier. Toute une tradition rationaliste a alors privilégié la causalité, au détriment de la ressemblance et de l’analogie.
Pour Alassane Ndaw "la pensée africaine est à la fois unitaire et pluraliste" ("La pensée africaine : Recherche sur les fondements de la pensée négro-africaine", Les nouvelles éditions africaines du Sénégal, Dakar, 1997). Ceci nous éclaire sur l’expression par l’écriture des négro-africains et sur ses formes diversifiées faisant place aux images, métaphores et symboles.
Dans les signes de l’écriture, la pensée négro africaine fait place à sa symbolique, or pour Roger Bastide (" Religions africaines et structures de civilisation " , Présence Africaine, n° 66, 2 ° trimestre 1968) : "La civilisation du signe prend le langage comme signifiant en lui-même, par sa grammaire, sa syntaxe, ses règles logiques ; le sens n’est pas en dehors des mots, il est leur agencement. La civilisation du symbole voit au contraire dans ces mêmes mots l’expression de ce qui est de l’autre côté du réel, et de qui cependant le réel tient toute sa réalité ".
pesquisa de ação, ensino superior, língua materna, diversidade cultural
, Franca
Les pratiques de l’écriture liées à l’interculturalité du Collège coopératif nous interpellent sur de possibles diglossies (1) de la langue, tout particulièrement autour de deux grandes structures : l’une rationnelle et linéaire et l’autre, complexe et spiralée.
Elles nous renvoient surtout à deux visions du monde, l’une globale et inclusive qui fait place aux symboles et l’autre, analytique, qui valorise les signes.
Fiche rédigée à partir de l’expérience de l’auteur dans le suivi des recherches de DHEPS (Diplôme des Hautes Etudes des Pratiques Sociales) dans les pays du Sud.
(1) Diglossie : situation de bilinguisme d’un individu ou d’une communauté, dans laquelle une des deux langues a un statut sociopolitique inférieur.
Texto original
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