On ne regarde pas le savoir de la même manière suivant que l’on vit dans des pays ou continents stables, en « croissance » (avec leurs récessions et leurs exclusions), ou dans des pays ou continents en crise permanente. L’Amérique Latine, comme bien d’autres régions du Tiers Monde, connaît ce qu’est la crise ; c’est dans son quotidien qu’elle en éprouve les remises en cause. Cette « expérience de vie » alimente les subjectivités face au savoir. Elle les dramatise et les enrichit.
Cadre dans une ONG, c’était vraiment l’idéal pour N.N. : mettre son savoir professionnel au service de ses engagements sociaux et politiques. Mais la crise au Pérou a bouleversé toutes les données. Ses 800 dollars de salaire mensuel (un luxe ou une misère suivant l’angle où l’on se place) ne peuvent plus suffire pour payer de « bonnes » études aux trois enfants qui grandissent car le coût de la vie s’est multiplié et spécialement le prix des études de qualité, celles qui sont valorisées par le savoir officiel. N.N. doit choisir entre poursuivre sa cohérence et « sacrifier l’avenir » de ses enfants ou sacrifier sa cohérence pour donner leur chance à ses enfants, même si sa pratique de toutes ces années le fait douter de l’utilité de cet apprentissage universitaire (au-delà du diplôme-passeport). Car c’est aussi le savoir qui est en crise.
Alors, capitaliser l’expérience ? Oui, mais que capitaliser et pour quoi ?
Pour compléter et améliorer le système de savoir existant ? Ce n’est plus aussi simple depuis qu’il devient évident que celui-ci n’est pas aussi éternel et universel qu’il le prétendait : il ne peut assurer la vie que dans le cadre de certains systèmes économiques et sociaux et ceux-ci tendent de plus en plus à exclure des pays et des continents entiers, ainsi que de vastes secteurs (d’âge par exemple) dans les régions où ils « fonctionnent ».
Pour aider à reconstruire un système de savoir local et culturellement distinct ? C’est indispensable pour réapprendre à vivre nos pays et nos cultures au lieu de nous diluer dans un « mieux » mondial qui ne tient pas ses promesses. Mais en même temps cette dimension mondiale des interdépendances fait maintenant partie des réalités concrètes et il faut apprendre à la vivre: même l’artisanat textile des indiens « perdus » dans les îles du lac Titicaca est déstructuré par l’écoulement des stocks du sud-est asiatique et par les donations de vêtements usagés qu’envoyent les solidarités mal orientées des pays du Nord.
Notre approche de la capitalisation s’inspire de ces questions et défis. Il s’agit tout à la fois d’aider à reconstruire localement les savoirs, d’apprendre à travailler ensemble entre différents sur le terrain et de contribuer à ce qui devra être un vaste processus mondial de recomposition des savoirs et des pratiques.
C’est effectivement à tout cela que la capitalisation de l’expérience prétend contribuer, même si elle ne peut pas jouer en même temps sur tous les plateaux et avec tous les publics, ni tout comprendre. Mais quand le vulgarisateur agricole de Cochabamba découvre dans sa rencontre avec le paysan que pour celui-ci « le tout est dans la partie » et que cela aide à bien des décisions sur que produire et comment, il fait le même type de chemin que le cytologue de pointe quand il s’inspire du philosophe pour chercher la mémoire du tout dans chaque cellule de l’organisme. Le dire peut aider à bien d’autres rencontres encore.
Alors, la capitalisation de l’expérience s’efforce de récupérer un maximum d’éléments offerts par la pratique, ses rencontres et ses réponses, même ceux qui restent incompris. Et elle est à la recherche de formes pour les présenter de manière à ce qu’ils puissent être appréhendés et partagés par diverses approches culturelles, par différents peuples et métiers, pour l’aujourd’hui du terrain et pour le demain de la recomposition du savoir. C’est pour cela qu’elle s’intéresse aussi bien à l’objet, au sujet, au projet et au trajet (pour reprendre les mots d’Henri Desroche).
recomposição do saber, decompartilhamento de disciplinas, valorização dos conhecimentos tradicionais, crise econômica, consequencias da mundialização, capitalização de experiência
, América Latina, Peru, Bolívia, Paraguai
Le Pratec est un exemple de l’amplitude de la démarche. A ses débuts il s’occupait essentiellement de (ce ne sont pas ses mots à lui) capitaliser l’expérience paysanne et valoriser ses savoirs traditionnels. Mais en partant de pratiques agricoles concrètes et en aidant à ce que, dans des livrets technologiques et dans des échanges et débats entre paysans, se racontent les objets de travail, leurs sujets paysans, les trajets parcourus et les projets qui les soustendent, il en est venu à entreprendre l’aide à la reconstruction d’un corpus andin de savoir, à compromettre techniciens, chercheurs et Universités, à…
Il y a quelque chose d’extraordinaire et d’encourageant à voir par exemple comment le Pratec fait de la philosophie autour d’une pratique andine d’introduction dans un champ d’une nouvelle variété de semence.
Ce n’est pas un « modèle ». Le Pratec suit son propre chemin et ses propres dialogues. Mais c’est un peu cela le décloisonnement. C’est un peu cela le chemin vers la recomposition du savoir.
Le PRATEC, Proyecto Andino de Tecnologías Campesinasa son siège à : Avenida Cueva 595-B, Pueblo Libre, LIMA 21. PERU. Tel/fax (5114)4606423.
Fiche traduite en espagnol : « Capitalización: La crisis de los saberes a recomponer »
Ce dossier est également disponible sur le site de Pierre de Zutter : p-zutter.net
Version en espagnol du dossier : Historias, saberes y gentes - de la experiencia al conocimiento