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Cicda 1983-1986 : quand les expatriés doivent systématiser

Pierre DE ZUTTER

06 / 1993

C’est au Cicda, une ONG française travaillant dans les Andes, que j’ai rencontré pour la première fois une préoccupation véritable et entière pour capitaliser l’expérience: une des tâches du personnel français envoyé sur place (les « expatriés » comme on les appelait) était d’élaborer à son retour au pays un « rapport de systématisation » sur l’expérience vécue; deux, trois mois ou plus suivant les cas étaient réservés pour ce faire.

Quand en 1983 j’ai commencé à collaborer avec le Cicda en Amérique Latine, systématiser était déjà un mot à la mode un peu partout mais il était rare que le défi soit pris réellement au sérieux et surtout qu’il soit inclus dans les obligations du personnel, donc qu’on lui offre le temps et l’argent pour ce faire.

Cependant, parmi les 7 ou 8 « expatriés » s’étant retrouvés dans cette situation entre 1983 et 1986, années où j’étais plus ou moins proche du Cicda, bien des efforts n’ont pas abouti; et les quelques « rapports » qui réussirent à naître ne nous ont pas vraiment servi ni marqué dans le travail de terrain. Pourquoi?

D’abord, deux éléments du contexte venaient troubler les meilleures intentions.

Cette mise en valeur des acquis de l’expérience se faisait à la fin du travail, au moment où l’expatrié en fin de contrat était à la recherche d’un nouvel emploi, de nouvelles orientations. Soit il en découlait une moindre disponibilité (psychologique), soit les réflexions s’adressaient plus à de nouveaux employeurs (la recherche, une autre institution de développement…) qu’aux collègues du terrain, soit c’était une certaine solitude du retour en France qui frustrait toute élaboration après les années d’intenses débats dans les Andes.

D’autre part, la « systématisation » était mal vécue par certains car elle était privilège des « expatriés » alors qu’elle était refusée aux nationaux des projets. Comment pouvoir ainsi parler en confiance de ce qui avait été partagé avec les exclus de la systématisation ?

Mais les principales entraves provenaient des doutes existants quant à savoir que faire et comment faire.

Dès mon arrivée en 1983 j’avais été sollicité pour aider les systématiseurs puisque j’avais déjà une certaine expérience personnelle. Les demandes ont continué jusqu’en 1986. Mais je n’ai jamais été capable d’apporter un appui valable. Parce qu’il s’agissait encore pour moi d’une pratique empirique que je ne savais pas bien expliquer et partager. Et puis parce que mes propositions se heurtaient à certains blocages. Lesquels ?

« Commence par raconter. Dis d’abord tout ce qui te vient à l’esprit, avant de reprendre tes notes ou tes archives; enregistre-le ou écris-le. Ca te servira de référence pour la suite. Après tu te mettras à réviser les documents. » J’insistais sur le besoin de revivre le processus personnel afin d’être en condition de mieux sentir ou réfléchir l’expérience de travail. C’était dans ce vécu que je voyais la première base, quand bien même le ton personnel ne reparaîtrait pas dans le produit final.

De telles propositions semblaient souvent disqualifier mon appui: c’était peu sérieux quand on pensait à tant d’études et de publications prestigieuses! La systématisation demandée était parfois une corvée et parfois un rêve longtemps attendu mais personne ne savait par quel bout la prendre.

D’où la tendance à se réfugier dans un style de thèse universitaire, de rapport aux financeurs ou de promotion de telle ou telle « réussite », avec leurs descriptions froides et ennuyeuses de l’« objet » d’étude, leurs chronologies sans éclats de l’action développée, leurs conclusions imaginables avant toute lecture.

Mais pourquoi donc était-il impossible de débloquer ce traumatisme de l’écriture qui amenait des gens si passionnants dans le dialogue et le débat à devenir insipides face à une feuille de papier ?

Justement parce qu’il ne s’agissait plus d’un dialogue! Ce genre d’écrit n’était plus une forme de communication en usage sur le terrain mais un filtre du système officiel, soit académique, soit professionnel. On y entrait comme à un concours, en attente d’être jugé ou jaugé, soit avec l’espoir de ne pas s’en tirer trop mal, soit avec l’illusion d’y réussir brillamment.

Le nom employé, « rapport de systématisation », posait à l’avance tout un conditionnement. Les « rapports » faisaient partie des obligations-cauchemars qu’avaient dûs assumer les techniciens pour les relations entre le terrain et diverses instances nationales ou européennes.

La « systématisation » faisait penser à bien des rigueurs analytiques, surtout à cette époque où « l’approche système » envahissait le développement rural.

Il n’y avait plus dialogue et les personnes-sujets se sentaient obligées à disparaître derrière les faits-objets. Malgré cette intuition du Cicda que les expatriés étaient devenus des « personnes-ressources » qui devaient partager leurs acquis avant de quitter son bord, la systématisation devenait trop impersonnelle, dans son ton et dans sa pratique. Dans sa langue aussi car c’était en France et en français que naissaient les rapports et cela éliminait d’office tout dialogue avec les interlocuteurs des années-terrain.

Palavras-chave

metodologia, relação com o conhecimento, capitalização de experiência


, Peru, Bolívia, Equador, Franca

dossiê

Des histoires, des savoirs et des hommes : l’expérience est un capital, réflexion sur la capitalisation d’expérience

Comentários

« Systématiser », « capitaliser l’expérience », quelle que soit l’expression que l’on emploie, il est fondamental de reconnaître que la richesse de l’expérience est d’abord dans ses acteurs, dans ses sujets, et non dans les objets eux-mêmes.

Alors, s’il est vrai qu’il y a bien des points de méthode et de technique à améliorer dans nos pratiques de capitalisation, tout cela ne servira pas à grand chose si l’on ne sait pas poser clairement la question « qui capitalise quoi? » et approfondir et exprimer aussi bien le qui que le quoi.

Notas

Le CICDA=Centre International de Coopération pour le Développement Agricoleest une ONG française qui conduit des projets au Pérou, en Bolivie et en Equateur depuis la fin des années 70.

Fiche traduite en espagnol : « CICDA 1983-1986 : cuando los expatriados tienen que sistematizar »

Ce dossier est également disponible sur le site de Pierre de Zutter : p-zutter.net

Version en espagnol du dossier : Historias, saberes y gentes - de la experiencia al conocimiento

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