De tous les pays d’Amérique Latine et Centrale, la Bolivie est le seul État où la lutte juridique contre l’impunité a donné lieu à l’inculpation et à la condamnation des plus hauts responsables de l’appareil politico-militaire, auteurs du coup d’Etat militaire perpétré le 17 juillet 1980.
Le 21 avril 1993, dans la ville de Sucre, la Cour suprême de justice a rendu une sentence historique en condamnant l’ancien dictateur, le Général Luis Garcia Marquez, ainsi que 47 hauts responsables dont l’ancien Ministre de l’Intérieur, le Colonel Luis Arce Gómez. Il s’agit d’une sentence rare, voire exceptionnelle : il n’existe pratiquement aucun cas dans le monde où l’on a vu des gouvernants traduits en justice et jugés pour violations massives des droits de l’homme et corruption aggravée (détournement des fonds publics à grande échelle).
La procédure d’instruction, puis le procès appelé « Procès de la responsabilité de Luis Garcia Meza et de ses collaborateurs » ont duré dix ans au cours desquels des dizaines de témoignages et d’aveux ont été entendus, des expertises et de très nombreux documents écrits et produits. Le processus fut initié en 1986 par le Congrès national après le rétablissement de l’ordre constitutionnel et de l’Etat de droit en Bolivie.
A l’issue d’une vaste enquête, le Parlement se prononça en faveur d’un procès politique où seraient traduits devant la Cour suprême de justice non seulement l’ancien dictateur, mais aussi les anciens membres des commandants en chef du cabinet ministériel des forces armées, de la police, ainsi que les civils ayant appartenu à des groupes paramilitaires de répression. L’action judiciaire connut de multiples rebondissements dans les tribunaux de justice militaire, au Parlement national et à la Cour suprême de justice et fut, en de nombreuses occasions, sur le point d’avorter sous la pression des milieux jadis liés à la dictature ou simplement par crainte que le procès ne déstabilise les institutions de la Bolivie.
Le rôle joué à l’origine du lancement et de la conduite du procès par le Comité « Impulsor del Juicio » (Comité pour une action judiciaire)composé de victimes et de leurs familles, qui s’étaient constituées partie civile, et de nombreuses ONG et organisations syndicales boliviennes, fût déterminant. Autre élément déterminant : le recours aux articles 250 et 253 du Code de procédures pénales bolivien permettant le jugement par contumace. Ainsi, l’action judiciaire ne fût jamais compromise par le refus des inculpés de comparaître et les procès des criminels ont pu se poursuivre « par défaut ».
Nature des délits et sentences
La Cour suprême a enquêté sur trois types de délits :
les atteintes contre l’ordre constitutionnel et juridique;
les violations contre les droits de l’homme;
les délits constitués par diverses formes de corruption.
1) Les délits contre l’ordre constitutionnel, c’est à dire la sédition, le soulèvement armé en vue de changer la forme du gouvernement et l’organisation de groupes armés paramilitaires commandés par des militaires et utilisant des armes fournies par l’armée, sont la conséquence directe du coup d’Etat du 17 juillet 1980. Entre autres arguments, les juges ont pu démontrer que le coup d’Etat avait porté atteinte à la stabilité constitutionnelle et ébranlé les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. L’argument de devoir d’obéissance à la « hiéraérchie » comme facteur d’exonération de la responsabilité pénale, avancé par les défenseurs du dictateur Meza fut jugé irrecevable par la Cour qui fit valoir que le coup d’Etat avait été planifié, organisé et dirigé par Meza en personne. La sentence n’a pas plus tenu compte de la prescription de l’action pénale, faisant valoir que la Bolivie est partie à la « Convention sur l’imprescribilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ».
2) les violations des droits de l’homme sont trop nombreuses pour être toutes citées ici. Notons, en particulier, l’attaque contre les locaux de la Central Obrera Boliviana qui s’est soldée par l’assassinat de trois importants dirigeants politiques et syndicaux et par l’assassinat avec préméditation de huit militants du Movimiento de Izquierda Revolucionaria (MIR).
Pour ces deux crimes, les auteurs furent condamnés pour génocide : selon l’argument de la Cour, la qualification de génocide se justifiait par la « destruction d’un groupe d’hommes politiques et d’intellectuels ».
Alors même que la Convention internationale contre le génocide ne s’étend pas aux personnes persécutées pour leurs opinions politiques (et se limite à la persécution ethnique), l’argument invoqué par la Cour fut de souligner qu’il s’agissait là d’une importante lacune de la Convention. Des peines furent également prononcées pour délit de privation de liberté, détention illégale accompagnée de mauvais traitements et de torture, mais aussi pour violations de la liberté de presse etc..
3) Le délit de corruption (collision, concussion, détournement de bien sociaux et escroquerie à des fins personnelles et au préjudice de l’Etat) est une des spécificités du processus judiciaire de lutte contre l’impunité en Bolivie. Sa justification tient aux fortunes considérables amassées par les anciens gouvernants.
Parmi les délits retenus :
l’aquisition frauduleuse par le général Meza et plusieurs de ses ministres de titres de propriété sur d’immenses étendues de terres appartenant à l’Etat;
des concessions d’exploitation minière frauduleusement accordées au bénéfice d’intérêts personnels, plus connus sous le nom de l’affaire « La Gaïba »;
le trafic d’influence et la conduite anti-économique, comme l’achat de matériel pour le forage de puits pétroliers, assorti d’un paiement par les États-Unis de plus de 4millions de dollars effectué à l’ordre du général Garcia Meza;
les contrats préjudiciables aux intérêts de l’Etat, sans appel d’offre public, comme l’acquisition par le gouvernement, auprès d’une société argentine, de machines agricoles, d’engrais et de bovins, connue sous le nom d’affaire « Puerto Norte ».
La lutte juridique contre l’impunité en Bolivie a abouti à la condamnation de 48 responsables, sur les 54 accusés; 6 bénéficiant d’un non-lieu. Onze des inculpés qui avaient été arrêtés avant qu’ils ne puissent fuir sont actuellement en prison. Les autres, condamnés par contumace, sont en fuite et recherchés par la justice. Par cette sentence historique, la Bolivie a choisi de s’attaquer aux plus hauts dirigeants de l’Etat, plutôt que de pourchasser un plus grand nombre de responsables de moindre influence ou d’exécutants. Elle démontre ainsi que l’action judiciaire est toujours possible lorsque la volonté politique existe.
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, Bolívia
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La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et les nouveaux défis du XXIe siècle
Article non signé paru dans la « Revue » (publication du C.I.J).
Fiche rédigée à partir d’un document envoyé suite à l’appel international à contribution lancé par la FPH pour l’organisation de la rencontre internationale sur la reconstruction du Rwanda (Kigali, 22-28 octobre 1994) co-organisée par la FPH et le CLADHO (Collectif des Ligues et Associations de défense des Droits de l’Homme).
Artigos e dossiês
CIJ=Commission internationale de Juristes in. La Revue, 1993/12 (SUISSE), 51
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