Le mouvement des pêcheurs au Kerala, un État du sud de l’Inde, s’est distingué en parvenant à procurer de réels avantages à la communauté des pêcheurs traditionnels, et ce de manière durable. Il a organisé et coordonné les pêcheurs afin de préserver leur droit traditionnel à la mer et d’empêcher les puissantes sociétés privées et la pêche industrielle de ravager les zones côtières du Kerala.
Le contexte
Suite à l’indépendance de l’Inde, on estima que moderniser et mécaniser la pêche au Kerala permettrait d’augmenter sa capacité de production. En 1953, le Projet de Pêche Indo-Norvégien (INP) fut initié dans trois villages, avec pour objectif l’amélioration des infrastructures et des pratiques des pêcheurs. Cependant, dans les années 60, la « ruée vers la crevette » incita le gouvernement à promouvoir une pêche à la crevette axée sur l’exportation. L’INP se concentra donc davantage sur la pêche à la crevette. Des bateaux plus modernes furent construits, et on mit en place des programmes de formation pour les pêcheurs sur l’utilisation des chaluts. Cette évolution vers une pêche axée sur l’exportation, ainsi que les investissements élevés, permirent aux commerçants d’intégrer la filière pêche, et la communauté de pêcheurs traditionnels se retrouva par conséquent de plus en plus marginalisée face à la pêche industrielle.
La mécanisation croissante de la pêche eut des répercussions dramatiques sur l’écosystème du littoral et sur les moyens de subsistance des pêcheurs. Les chalutiers de fond, utilisés pour pêcher la crevette, se mirent à détruire les fonds marins, ainsi que les œufs et les alevins. De la même façon, la pêche à la senne, autre technique nécessitant de lourds équipements, épuisa des ressources dont la communauté de pêcheurs traditionnels avait auparavant disposé en abondance. Cela nuisit doublement aux pêcheurs : d’abord, parce qu’ils virent immédiatement leurs captures diminuer, et ensuite, parce que cela représentait une menace pour l’équilibre de leurs ressources futures (1).
Le mouvement
Le conflit entre pêcheurs traditionnels et chalutiers était évident, et les affrontements débutèrent sur la mer. Entre 1970 et 1985, plus de 50 pêcheurs furent tués suite à des abordages avec des bateaux mécanisés. L’un des conflits majeurs portait sur la saison de la mousson, qui correspond à la période de reproduction des poissons qui fraient à proximité du rivage. C’est pourquoi pêcher au chalut pendant la mousson a de graves répercussions sur les captures pour les communautés de pêcheurs traditionnels.
Les pêcheurs traditionnels ressentirent un besoin urgent de s’organiser contre les menaces grandissantes qui pesaient sur leurs moyens de subsistance. Il existait déjà des organisations au niveau des districts, en grande partie contrôlées par des castes locales ou par des organisations religieuses. En 1977, la Fédération Catholique Latine des Pêcheurs (Latin Catholic Fisherman’s Federation, LCFF) fut fondée. Cette association de niveau étatique soumit un mémorandum au Ministre en chef du Kérala, demandant une interdiction pour les bateaux mécanisés de pêcher à moins de 5 kilomètres des côtes. Un deuxième mémorandum comportait des revendications telles que l’interdiction de la pêche au chalut pendant la mousson, et la réduction de la pollution des ressources en eau douce.
En novembre 1978, la LCFF appela à une grève de la faim tournante dans le district d’Alapuzha. Cette grève dura 59 jours, pendant lesquels quatre personnes à la fois jeûnaient devant le bureau administratif central du district. Ils revendiquaient une loi générale sur la réglementation maritime. Néanmoins, les bateaux mécanisés continuèrent à pêcher, et les affrontements commencèrent à s’aggraver. Le 30 décembre 1978, un bateau mécanisé percuta une petite embarcation rustique, causant la mort de Babu, un jeune pêcheur. La communauté de pêcheurs fut bouleversée, et entama une succession de marches de protestation et d’attaques de représailles. La LCFF organisa un rassemblement de jeeps à Trivandrum, et le président, le père Paul Arackal, entama une grève de la faim illimitée, exigeant une loi sur la réglementation maritime, une protection policière pour les pêcheurs, et une indemnisation pour la famille de Babu. La grève de la faim fut largement soutenue, et le ministre des Finances, K.M. Mani, céda rapidement à toutes les demandes.
Le 20 mars 1980, la LCFF décida de se rebaptiser Kerala Swathantra Malsya Thozhilali Federation (KSMTF), car l’ancien nom était jugé trop restrictif, et on estimait qu’il fallait que les travailleurs de la pêche de toutes les religions s’unissent sous une même bannière. Le terme « swathantra », qui signifie « indépendant », indiquait que l’association n’était affiliée à aucun parti politique, et l’expression « malsya thozhilali » (littéralement « travailleur de la pêche ») soulignait la solidarité des travailleurs de la pêche avec les travailleurs en général. L’objectif principal de la KSMTF était exposé ainsi : « travailler au développement socio-économique et politique et à l’éducation des travailleurs de la pêche concernés par la pêche et la commercialisation du poisson, en mer ou en rivière, et s’efforcer d’obtenir du gouvernement des droits et des avantages pour les travailleurs de la pêche » (2). Un débat s’ensuivit, pour savoir si l’organisation devait être dirigée par un homme d’Église ou par un laïc. C’est finalement le Père Albert Parasivala, prêtre catholique, qui fut élu président.
Le 24 mai 1981, le gouvernement du Kerala interdit le chalutage en période de mousson sur les côtes du Kerala, mais à peine dix jours plus tard, il accepta un assouplissement pour la zone de Neendakara, là où justement se trouvait la plus grande concentration de bateaux mécanisés. La KSMTF s’opposa à ce revirement, et le 12 juin, cinquante pêcheurs pénétrèrent de force dans le bureau du directeur des pêches et furent arrêtés. Pendant cinq jours, des travailleurs de la pêche manifestèrent autour de la demeure du ministre de la Pêche, et le 25 juin, le Père Thomas Kocherry et Joychen Antony entamèrent un jeûne illimité. Ils furent rejoints par des milliers de travailleurs de la pêche. Le 4 juillet, des milliers de personnes encerclèrent le bureau administratif central du district de Kollam. Finalement, le 13 juillet, le ministre de la Pêche invita des représentants de la KSMTF, et accepta la formation d’un comité spécialisé pour enquêter sur la pêche au chalut mécanisé. Au bout du compte, le comité, nommé « Commission Babu Paul », ne recommanda pas l’interdiction du chalutage en période de mousson ; un certain nombre de mesures furent néanmoins suggérées afin de protéger les pêcheurs traditionnels. Mais ces recommandations, aussi modestes soient-elles, ne furent pas suivies.
Entre-temps, la KSMTF se divisa suite à des tensions opposant le Père Parasilava à d’autres membres, et Parasilava partit avec ses partisans pour fonder une association plus axée sur la religion. La KSMTF émergea comme un puissant syndicat laïque, exempt de toute influence religieuse. K.K. Velayudhan et Seythali, tous deux des pêcheurs actifs, furent élus respectivement président et secrétaire général. La proportion de pêcheurs hindous et musulmans augmenta au sein du syndicat, et fin 1984, la KSMTF était devenue le syndicat le plus important chez les travailleurs de la pêche.
Comme les recommandations de la Commission Babu Paul n’avaient pas été suivies, on décida d’entamer de nouvelles actions, et le 10 avril 1984, la KSMTF soumit un nouveau mémorandum au Ministre en chef. Le gouvernement ne répondit pas, et on organisa alors une multitude de défilés, de rassemblements, de manifestations, de marches aux flambeaux et de campagnes de porte-à-porte pour mobiliser les citoyens sur le terrain Le 2 mai, un gigantesque sit-in fut organisé dans tous les districts, et le 15 mai, A. Joseph entama une grève de la faim illimitée en face du bureau administratif central de Kollam. Plus de 7.000 travailleurs de la pêche réclamèrent leur propre arrestation, et la route nationale fut bloquée par plus de 1.000 femmes. Le 25 mai, A. Joseph fut arrêté et conduit à l’hôpital, et le père Augustine pris le relais de son jeûne. 13 femmes, dont 3 religieuses, occupèrent le bureau des pêches à Trivandrum, et furent arrêtées. Après une importante couverture médiatique, le Ministre en chef finit par accepter de rencontrer les syndicats, et leur garantit une interdiction du chalutage de nuit et une subvention de 180 millions de roupies (3 millions d’euros) pour des programmes d’aide sociale. Mais il ne fut pas question du chalutage en période de mousson.
Deux députés de l’Assemblée législative décidèrent de se joindre à la grève de la faim, ce qui donna un véritable coup de fouet à la lutte de la KSMTF, et le 18 juin, tous les partis d’opposition organisèrent leur retrait de l’Assemblée. Un tel soutien à un syndicat indépendant de pêcheurs était sans précédent. Le même jour, des milliers de travailleurs de la pêche défilèrent jusqu’à l’Assemblée. Le Premier ministre finit par rencontrer le rassemblement, et annonça ensuite l’attribution d’une subvention forfaitaire pour le régime de retraite des travailleurs de la pêche et pour l’éducation de leurs enfants. Le 22 juin 1984, la KSMTF mit fin à une action de 50 jours, en déclarant officiellement : « Nous n’avons suspendu nos actions que pour avoir le temps de souffler avant de relancer une offensive encore plus puissante à l’avenir » (3).
Fidèles à leur parole, ils reprirent leurs actions en 1985, en envoyant au gouvernement une nouvelle liste d’exigences. Du 25 mai au 9 juin 1985, ils lancèrent une campagne de « remplissage des prisons », en se portant volontaires pour leur propre arrestation. Près de 220 travailleurs de la pêche purgèrent des peines de prison. Vint ensuite une série de grèves de la faim. Le 23 juillet, plus de 10.000 personnes défilèrent jusqu’à Neendakara et bloquèrent le bureau portuaire des pêches, uniquement dans le but de se faire arrêter. Le Père Jose Kaleekal entama une grève de la faim illimitée juste devant le secrétariat. Le 9 octobre, le Ministre en chef convoqua les représentants de tous les syndicats de travailleurs de la pêche. Les représentants syndicaux quittèrent la réunion, car le Ministre en chef n’y était pas présent en personne. Finalement, le 10 octobre 1985, la grève de la faim fut interrompue, et les manifestants rompirent leur jeûne en buvant du jus de coco. La lutte, qui avait duré 183 jours, était parvenue à donner un écho important aux préoccupations des travailleurs de la pêche.
En 1988, des défilés furent organisés dans sept districts pour demander l’interdiction du chalutage en période de mousson. Le gouvernement n’y répondit pas, ce qui conduisit le Père Thomas Kocherry à entamer un jeûne illimité. Dans la capitale du Kerala, « mille travailleurs de la pêche, réunis dans environ 125 grandes embarcations artisanales, encerclèrent le port de pêche… du matin au soir » (4). Le 23 juin, le gouvernement déclara l’interdiction du chalutage en période de mousson, sauf à Neendakara. Il y eut un retour à l’ordre. Cependant, la déclaration du gouvernement ne fut jamais instaurée officiellement.
Le 26 juin 1989, un comité spécialisé, chargé d’étudier la gestion des ressources halieutiques marines au Kerala, recommanda l’interdiction du chalutage en période de mousson. La KSMTF intensifia sa lutte, en lançant des grèves de la faim et des actions de masse à travers l’État. En fin de compte, le Ministre en chef annonça la décision du Cabinet d’interdire le chalutage en période de mousson, du 20 juillet au 31 août, dans les eaux territoriales du Kerala. Les propriétaires de bateaux mécanisés protestèrent, mais le gouvernement fit exécuter cette décision, et finalement la Haute Cour du Kerala trancha en faveur des travailleurs de la pêche. Ce fut une victoire colossale pour le mouvement.
En juin 1993, la Cour Suprême rendit une ordonnance énonçant que le gouvernement avait eu raison d’interdire les opérations de pêche au chalut en période de mousson. Ce fut une autre grande victoire pour le mouvement, et suite à cela la période d’interdiction fut fixée à 45 jours en période de mousson.
Plus récemment, les travailleurs de la pêche se sont opposés à la pression grandissante en faveur des accords de libre échange, en expliquant que de tels accords iraient à l’encontre de leurs intérêts. En 2009, un sit-in de protestation fut organisé dans un bureau de poste, pendant lequel la KSMTF s’est ouvertement opposée à la libre entrée des importations sur les marchés indiens. En 2009 toujours, la KSMTF fonda avec d’autres syndicats de travailleurs de la pêche le Comité de coordination des travailleurs de la pêche du Kerala (Kerala Fishworkers Coordination Committee), afin de protester contre les accords de libre échange entre l’Inde et l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), que le gouvernement venait de signer. Le Comité soutenait que les produits d’importation à bas prix des pays de l’ASEAN allaient menacer les moyens de subsistance des travailleurs de la pêche, et il organisa donc un défilé jusqu’au Parlement. Plusieurs travailleurs de la pêche, originaires de tout le Kerala, convergèrent sur Delhi, où ils défilèrent et tinrent un sit-in devant le Parlement.
Le mouvement des femmes
Pendant ce temps, les travailleuses de la pêche luttaient pour leurs propres revendications sous la bannière du Forum des Femmes de la Côte (Coastal Women’s Forum). Pour illustrer leur succès, citons un exemple de leur combat. Les vendeuses, qui parcouraient 10 à 15 kilomètres par jour, n’avaient au départ pas le droit d’utiliser les transports publics, en raison de la stigmatisation dont étaient victimes les travailleurs de la pêche. Cela affectait leurs résultats, car elles n’arrivaient pas à rivaliser avec les vendeuses qui pouvaient arriver au marché plus tôt ; ainsi, après un long combat à la fin des années 80, elles remportèrent le droit d’utiliser les transports publics. En 1981, après une autre lutte prolongée, le gouvernement leur accorda un bus spécial pour les emmener jusqu’au marché.
Conclusion
Le combat pour protéger la mer d’une exploitation à tort et à travers a été le fil conducteur du mouvement des travailleurs de la pêche au Kerala. Leur tentative de protéger la mer ne peut être dissociée de leur besoin impératif de protéger leurs moyens de subsistance, et en fait, le mouvement a réussi à conserver sa force grâce à la cohérence de ses demandes. Le mouvement est pertinent à plusieurs niveaux : tout d’abord, il a été capable de s’appuyer sur la mobilisation de la communauté et de soutenir des associations dans leur démonstration de force contre le gouvernement et les gros armateurs de chalutiers. Le mouvement a également réussi à mobiliser les citoyens sur des périodes prolongées, et à utiliser activement les médias pour exprimer ses exigences. Il est aussi parvenu à réfléchir aux besoins professionnels spécifiques en se basant sur les pratiques des communautés traditionnelles, et à les transcrire en actions syndicales. Enfin, le mouvement a réussi à s’unir de manière cohérente et concertée sur des besoins à la fois locaux et globaux, et à se joindre aux travailleurs de la pêche de tout le pays.
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, Índia
Lire l’article original en anglais : Fishworkers Movement in Kerala, India
Traduction : Jeanne Vandewattyne
Visiter le site officiel de la KSMTF
Pour aller plus loin :
Aerthayil, M, Fishworkers Movement in Kerala (1977-1994), New Delhi: Indian Social Institute, 2000
Nayak, N. and A.J. Vijayan, The Coasts, the Fish Resources, and the Fishworkers’ Movement, New Delhi: National Human Rights Commission, 2006
Lire également Manju MENON, Une mer de fureur : une brève histoire de la lutte du Forum National des Pêcheurs (NFF)
Texto original
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