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Autour du Manifeste pour la récupération des biens communs

Frédéric SULTAN

02 / 2011

Le Manifeste pour la récupération des biens communs, que vous pourrez lire ci-après (1), a été élaboré lors du Forum Social Mondial de Belém au Brésil en février 2009. C’est une invitation lancée aux citoyens à s’approprier (récupérer) eux-mêmes, les biens communs. Une telle démarche suppose d’éclairer le sens attaché à la notion « d’appropriation » des biens communs et de proposer quelques pistes en ce sens.

La transformation en profondeur de la société passe à la fois par la lutte contre l’accaparement des biens que l’on considère communs, l’invention de nouvelles formes de partage et de coopération et par l’adoption par le plus grand nombre de cette notion dont on sait qu’elle est bien plus complexe que le simple abandon de la propriété privée.

Les acteurs investis dans la multitude d’initiatives qui se reconnaissent spontanément dans l’idée des biens communs démontrent que c’est possible et même une réalité tangible et qui fonctionne dans de nombreux domaines. En quelques mois, Le Manifeste pour la récupération des biens communs a réuni près de 1200 signatures personnelles et d’organisations sociales et citoyennes originaires de 40 pays sans même avoir été porté par aucune campagne véritablement structurée. Cela peut être interprété comme un indice de la volonté de s’emparer de la notion de biens communs, même si le sens qui est donné à ce terme peut être variable, pour servir de levier de changement.

L’expérience des mouvements sociaux et citoyens

Par appropriation des biens communs, il faut entendre, l’usage, l’expérience personnelle et collective des communs et la politisation de cette expérience. Quelques exemples suffisent à montrer à la fois le foisonnement, la diversité et la richesse de l’expérience des mouvements sociaux au cours des dernières décennies dans ce domaine : autour des savoirs et des cultures, il existe les réseaux d’échanges de savoirs ; les mouvements de défense des savoirs ancestraux qui luttent contre la biopiraterie ; les organisations de chercheurs qu’on a pu voir rassemblées au Forum Mondial Sciences & Démocratie au Brésil (2009) puis en France (2010) ou à Dakar (2011) ; les éducateurs et les bibliothécaires mobilisés pour permettre la circulation des connaissances ; les mouvements pour la culture libre, Creative Commons ou encore Wikipédia, projets emblématiques et populaires… Autour de la question production/consommation, les mouvements paysans luttent pour l’accès à la terre, pour la circulation des semences et contre les OGM ; les AMAP, le mouvement coopératif dans sa grande diversité, les mouvements pour la sobriété et la décroissance qui considèrent les monnaies comme biens communs et qui contribuent à la recherche d’indicateurs de développement alternatifs. Autour des ressources naturelles s’organisent les luttes pour le droit universel à une eau potable et salubre ; et pour la préservation du vivant (notamment les ressources marines et la biodiversité). Dans le domaine des techniques et de l’innovation, le mouvement du logiciel libre est l’un de ceux qui ont fait éclore la question des biens communs dans la société. Il est rejoint sur ce terrain par tous ceux qui défendent l’innovation ouverte et plus généralement, le renouvellement des formes de partage de la propriété intellectuelle (licences de plein droit – license of right, Eco-Patent Commons, patent pools, etc.). La défense de la neutralité de l’internet est un enjeu sur lequel se construit, à échelle mondiale, une réflexion sur les biens communs.

Cette liste pourrait encore s’allonger, mais elle illustre largement, à la fois l’importance de l’expérience des mouvements sociaux et à quel point la notion de biens communs joue un rôle clef dans les alternatives qu’ils portent.

Dans ce contexte, le Manifeste pour la récupération des biens communs, dans la logique des Forums sociaux, ouvre un espace de croisement, d’échange et de renforcement mutuel de ces mobilisations. Ce manifeste est d’abord une chambre d’écho des expériences où les biens communs apparaissent d’évidence comme l’une des clefs de la transformation de la société. S’il n’est ni le premier, ni le seul – les appels se sont multipliés ces derniers mois, il tient une place originale car il révèle un peu plus la montée en puissance de la notion de biens communs dans les projets des mouvements sociaux et citoyens en dehors du cercle des spécialistes de ce sujet. Ce mouvement est général et le prix Nobel d’économie, accordé en novembre 2009 à Elinor Ostrom pour ses travaux sur la gouvernance des communs, a encore élargi son audience.

La définition, enjeu de l’appropriation des biens communs

À la suite de l’élaboration du Manifeste pour la récupération des biens communs, quelques rencontres et échanges organisés autour de cette initiative, nous (2) ont permis de réaliser à quel point il est nécessaire de nourrir la réflexion sur la notion de « biens communs », tant du point de vue des mécanismes que des enjeux.

Pour la plupart des personnes non spécialistes de ce sujet, l’expression « biens communs » ouvre une boîte de Pandore. Que sont-ils et que ne sont-ils pas ? Sont-ils gratuits ou bien quelle est leur valeur ? Et comment peuvent-ils être correctement gérés s’ils ne sont pas la propriété d’une personne à part entière ? Doit-on parler de biens communs, de biens publics, de biens des communautés, de biens mondiaux ou de l’humanité ?

Les biens communs recouvrent en même temps la substance du bien qu’il faut souvent préserver d’un accaparement, les règles qui en permettent le partage, et enfin l’organisation collective et démocratique qui les gouverne. Une part de la complexité de cette notion vient de cette imbrication. Une autre est liée à la diversité et l’ampleur des domaines concernés.

Pour permettre l’appropriation de cette notion, nous devons éclairer les enjeux qu’elle recouvre. Les débats que nous avons conduits nous ont rapidement amenés à devoir démêler le « Bien Commun » au singulier des « biens communs » au pluriel. L’usage du terme au singulier présente certains risques. Il revient souvent à attacher à la préservation de certains biens, une valeur morale qui dépasse l’échelle de la communauté concernée et renvoie à l’humanité ou à l’universel. Du même ordre, la notion de « bien commun de l’humanité », a pu servir d’argument dans les instances internationales.

L’UICN (3) et le WWF International (4), les deux principales organisations diffusant le « conservationnisme » (5), ont prôné sous ce vocable des formes de gestion des territoires qui retiraient aux communautés locales toute souveraineté sur ce qui constitue pourtant les bases de leur société. Pendant les années 80 et 90, le régime de gouvernance des territoires en Amazonie a été au cœur de ces luttes. Et ce sera à l’initiative des peuples autochtones que les mouvements écologistes signeront la Déclaration d’Iquitos (6), temps fort de leur prise de conscience de l’importance du respect de leurs modes de vie pour la préservation de l’Amazonie et de la Terre (7).

Il existe pourtant une vision alternative du « Bien commun de l’humanité ». François Houtart (8) propose d’en faire un nouvel horizon politique en édictant une Déclaration Universelle du Bien Commun de l’Humanité (9) qui appellerait à l’utilisation durable et responsable des ressources naturelles, à privilégier la valeur d’usage plutôt que la valeur d’échange, à généraliser la démocratie à tous les rapports sociaux et à toutes les institutions tout en respectant la multiculturalité ; tout cela pour l’élaboration d’une éthique du Bien commun de l’humanité. Une telle déclaration universelle, outre qu’elle serait un instrument pédagogique, pourrait donner au foisonnement des initiatives à la base, un horizon politique et éthique ambitieux.

Autre enjeu soulevé par la notion de biens communs, la confusion entre propriété, gratuité et liberté d’usage d’un bien. Même lorsque leur usage est gratuit, comme dans le cas des logiciels libres, les biens communs ne sont les biens ni de tous, ni de personne. Ils sont, au contraire, les biens de collectifs, à différentes échelles ; à chaque logiciel libre correspond une communauté composée de développeurs et d’utilisateurs, et c’est pour cette raison qu’il est possible et nécessaire d’en revendiquer l’autogestion.

Enfin, l’accès aux biens communs n’est pas résolu par le seul fait de les rendre publics, de les mettre à la disposition de tous. Miguel Said Vieira, dans sa présentation « Biens communs globaux, biens communs de la connaissance et solidarité internationale » (10), montre que cette condition à elle seule ne résout pas les difficultés d’accès liées aux différences sociales. L’accès au logiciel libre, par exemple, pour être réel, nécessite l’accès à internet et donc à l’électricité, aux infrastructures des réseaux, à l’éducation et à la culture.

Les Communs dans l’imaginaire des mouvements alternatifs

Pour sortir de ces confusions, certains tentent d’établir des listes de biens à considérer comme communs, pour les distinguer de ceux qui bénéficieraient d’un autre régime de propriété. Les listes ainsi obtenues rassemblent un vaste ensemble d’éléments qui peuvent paraître très différents : les biens immatériels, tels que la connaissance, les créations de l’esprit, les semences, qui ne souffrent pas de la rareté car leur usage est non-rival et non-exclusif ; les biens matériels tels que l’eau, les terres cultivables, l’air, l’énergie, les ressources naturelles, etc., qui eux nous sont comptés, et jusqu’aux notions telles que la santé, l’éducation, les monnaies, etc.

Le Manifeste pour la récupération des biens communs, ne vise pas tant à établir une telle liste qu’à nourrir l’imaginaire des mouvements sociaux en contribuant à rendre visible et à relier entre elles la multitude de pratiques sociales et politiques en rapport avec les biens communs. C’est une dynamique d’appropriation des biens communs et de politisation de l’économie, qui s’inscrit dans la lignée de l’éducation populaire et contribue à l’émancipation individuelle et collective.

Cet imaginaire se fonde sur des valeurs de partage, de préservation des ressources pour les générations à venir et de participation démocratique à la gestion des biens communs. Ces valeurs s’incarnent dans ces pratiques sociales très diverses. Il est en effet illusoire de penser que la disparition de la propriété ou le libre accès aux biens communs serait à lui seul la solution pour rendre la société meilleure. Des pratiques coopératives et des régimes de propriété variés correspondent aux différentes natures de biens et aux contextes de leur exploitation. L’usage des terres agricoles est un exemple de domaine dans lequel les conséquences du choix des régimes de production peuvent être paradoxaux. En étudiant les différentes formes de propriété du foncier, Marc Dufumier (11) montre que les formes collectives de propriété ne sont pas toujours les plus profitables et à même de répondre aux besoins (alimentaires) des populations. Les kolkhozes n’ont-ils pas tous disparu et la dé-collectivisation massive (Chine, Vietnam, etc.) montré toute son efficacité pour nourrir les populations ? L’expérience montre que les terres sont toujours gérées de manière plus efficace lorsqu’elles le sont sous la responsabilité directe du paysan qui les occupe. Marc Dufumier constate encore que les groupes industriels qui accaparent les terres et ont des pratiques destructrices de l’environnement (culture intensive et usage massif d’intrants) préféreront souvent disposer des terres dont la propriété foncière appartient à l’État. En l’absence d’investissement dans le foncier, il leur est plus facile de les abandonner lorsqu’elles sont épuisées.

De la liste des Communs à l’inventaire des régimes de production

L’appropriation des biens communs a donc à voir avec une certaine maîtrise de ce que Philippe Aigrain appelle les régimes de production, c’est-à-dire des conditions faites aux transactions entre producteurs et utilisateurs. Les licences Creative Commons, qui sont parmi les plus populaires aujourd’hui, avec leur dispositif de formalisation de la transaction entre auteurs et utilisateurs, simple et facile à utiliser, nous permettent de défendre des règles de droit fondées sur nos valeurs. Ces licences sont, pour les mouvements sociaux, un moyen de lutte contre la privatisation des créations de l’esprit. D’autres systèmes, marchands on non, existent. Pensons aux AMAP, aux réseaux d’échanges de savoirs, aux monnaies locales par exemple. Ces licences, contrats et systèmes d’échange, traduisent dans un dispositif pratique, les principes que nous cherchons à défendre. L’appropriation des biens communs exige de les faire rentrer dans le quotidien et de les rendre aussi banals que la transaction commerciale.

Dès lors, il pourrait être utile, pour contribuer à l’appropriation des biens communs, d’entretenir un inventaire de ces pratiques, afin de décrypter pour chaque régime de production, ses avantages et inconvénients et de disposer d’une mémoire de l’expérience des mouvements sociaux. Ne serait-il pas en effet plus utile de disposer d’une documentation exhaustive des expériences faites dans l’appropriation de biens communs plutôt que de la liste de ce qui devrait être classé dans cette catégorie ?

Cette forme de documentation de l’expérience des biens communs par les citoyens eux-mêmes, à côté de la connaissance théorique, est certainement le fonds sur lequel les mouvements sociaux peuvent s’appuyer pour politiser cette notion. Les Forums sociaux mondiaux, qui ont donné naissance au Manifeste pour la récupération des biens communs sont un des lieux privilégiés pour que cette question devienne l’un des piliers d’une alternative sociale et politique capable de redessiner les perspectives et les luttes engagées par les mouvements sociaux.

 

1 Pour accéder au Manifeste des Biens Communs, visitez le site Internet.
2 Quelques personnes membres de l’association Vecam (vecam.org) et du groupe Richesse.
3 UICN : Union internationale pour la conservation de la nature – uicn.org.
4 www.wwf.org.
5 Le conservationisme représente un courant dans les milieux de la protection de la nature qui sépare celle-ci des humains qui vivent sur les aires « protégées ».
6 « En 1986, la COICA (Coordinadora de las Organizaciones Indigenas de la Cuenca Amazonica) a établi des contacts avec les mouvements écologistes européens et américains pour les convaincre que les peuples indigènes sont les meilleurs gardiens de la biosphère amazonienne et que la sauvegarde de ce milieu est nécessairement liée à celle des peuples qui l’habitent et l’entretiennent depuis des siècles. En octobre 1989, une délégation de la COICA se rend aux États-Unis pour persuader les représentants des deux courants écologistes (environnementalistes / conservationnistes) qu’il faut dialoguer et faire alliance. », in Revendications et stratégies politiques des organisations indigènes amazoniennes, Françoise Morin, Université Toulouse Le Mirail.
7 Culture, nature, nationalisme et internationalisme, L’exemple des Yanomami et des Peuples du Bassin Amazonien, Pierrette Birraux-Ziegler, lire en ligne.
8 François Houtart, fondateur du CETRI, professeur émérite de l’Université catholique de Louvain (UCL).
9 Pour une déclaration universelle du bien commun de l’humanité, lire.
10 À lire sur le blog du manifeste pour la récupération des biens communs.
11 Agricultures et paysanneries des Tiers-mondes, Marc Dufumier, Khartala, 2004.

Palavras-chave

bem comum público, difusão do saber, rede de intercambio de saberes, apropriação dos conhecimentos, mobilização popular

dossiê

Libres savoirs : les biens communs de la connaissance

Fonte

Article issu de l’ouvrage Libres savoirs : les biens communs de la connaissance.

Retrouvez cet ouvrage en librairie ou sur le site. Prix du livre : 29 € / 352 pages format 14 × 21 cm / Prix du ePub : 9€

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