Longtemps desservies par la juridiction foncière, les populations indiennes d’Argentine ont entamé, depuis une dizaine d’années, un processus de récupération des terres ancestrales. Exemple avec deux communautés Mapuche de Patagonie : l’une, résistant aux expulsions, s’est établie sur la propriété de Benetton. L’autre, ayant réussi à faire entendre ses droits, gère aujourd’hui le premier centre de ski indigène d’Amérique Latine.
Petit matin, au Sud de l’Argentine. Sur la carte, nous sommes à Leleque, dans la province du Chubut, au pied de la Cordillère des Andes. Au cadastre, nous sommes chez Benetton, en propriété privée, légalement acquise. Mais pour la famille Mapuche qui contemple frileusement l’aube patagonienne dans l’attente d’une nouvelle expulsion, nous sommes sur la terre des ancêtres. Le conflit qui oppose, depuis 2002, la communauté de Santa Rosa au magnat du textile demeure, en dépit d’une forte médiatisation, irrésolu. D’un côté, une revendication emblématique de la lutte des peuples indigènes d’Amérique Latine pour la reconnaissance du droit à la terre, de l’autre un cadre légal donnant raison à l’acquéreur de parcelles. Entre lois non écrites et raison juridique, la question de la propriété anime, en Argentine, un débat tendu entre grands latifundistes terriens, gouvernements provinciaux et peuples indigènes… Opposition de deux systèmes de valeur résumée, en 2004, par la lettre ouverte qu’adressait le Prix Nobel de la Paix Argentin, Adolfo Perez Esquivel, à Benetton : « Ce qui est légal n’est pas toujours juste, et ce qui est juste n’est pas toujours légal ».
Pour Rosa Nahuelquir et Atilio Curiñanco, le commerce des terres n’a jamais tenu compte des populations autochtones de Patagonie. C’est pour contester une spoliation historique et personnelle que la famille Mapuche a décidé, en 2002, de récupérer les 535 hectares de la parcelle de Santa Rosa où Atilio avait grandi… et de se mettre au travail. Dressant les murs d’une baraque de bois sur le terrain de Benetton, les Curiñanco ont retourné la terre, élaboré un système hydrique, semé et nourri quelques bêtes. « On ne voulait plus dépendre des allocations du gouvernement ou du petit salaire d’Atilio quand il travaillait pour les frigorifiques d’Esquel. On voulait vivre de notre terre, comme nos ancêtres », explique Rosa… Délogés un mois plus tard par une patrouille policière, les Mapuche seront jugés pour usurpation et occupation illégale. Acquittés des charges en 2004, ils resteront cependant dans l’interdiction de s’installer sur les terres acquises par Benetton.
United colors ?
Si les populations indiennes de Patagonie ont été les dernières à résister à « l’entreprise de civilisation » européenne du fait de leur éloignement géographique, de l’hostilité du milieu, et d’une réputation d’indomptables, les sanglantes campagnes entreprises par le Chili et l’Argentine pour délimiter leurs propres territoires entre 1880 et 1900 ont mis fin au règne indigène. Survivants de l’ethnocide, les Mapuche se replient dans les montagnes ou travaillent dans les estancias récupérées par les nouveaux propriétaires. La Patagonie, morcelée à grandes coupes, devient la « campagne argentine ». En 1989, dans le contexte libéral de l’Argentine ménémiste, Benetton acquiert la Compania de Tierras Sud Argentino (CTSA) et devient, avec ses 970 000 hectares, le plus grand propriétaire terrien de Patagonie… L’entreprise se consacre à l’élevage de bovins et d’ovins (pour la laine, le cuir et la viande) mais aussi à l’exploitation agricole, forestière et à l’exploration minière.
Même si la CTSA est plutôt bien vue des autorités locales, palliant par de nombreux dons – bibliothèques, soins divers – la déficience du service public et générant des emplois parmi la communauté Mapuche, un premier « conflit ethnique » éclate en l’an 2000, avec l’ouverture d’un musée dédié à la Patagonie et… aux peuples indigènes. Devant la centaine de journalistes internationaux invités pour la cérémonie d’inauguration, un cortège de manifestants Mapuche vient remettre en cause la réputée fraternité des « United Colors ». Faisant la lumière sur l’expropriation dont ils sont victimes, ils revendiquent leur droit à la vie plutôt que leur présence sur les murs du musée… Quelques années plus tard, à Rome, Mauro Millan, porte-parole du groupement Tehuelche-Mapuche « 11 de Octubre », exigera la restitution des terres de Santa Rosa, lors d’une tentative de conciliation entre les Curiñanco et les Benetton. Les négociations n’aboutiront pas : le terrain de 7 500 hectares que Benetton a proposé en compensation aux communautés Mapuche de Patagonie étant jugé infertile par le gouvernement provincial. « Il voulait nous envoyer là-bas, au milieu des pierres. Notre terre, c’est celle-ci », affirme Rosa, revenue depuis février 2007 sur le terrain défendu. « Le gouverneur dit que c’est un conflit privé, ne veut pas s’opposer à Benetton pour faire valoir nos droits. S’ils nous laissaient tranquilles, on aurait de quoi vivre ici avec les 30 personnes de notre famille. Dignement. »
Aujourd’hui séparés de Mauro Millan et de la militance Mapuche combative (1), ils sont dans une démarche plus familiale, plus personnelle peut-être. Ils vivent des tissages artisanaux de Rosa, et de ce qu’ils ont semé l’été précédent. Une dizaine d’autres familles Mapuche vient leur donner un coup de main. Ils veulent la paix. Ils veulent pouvoir être écoutés et respectés comme des « citoyens argentins », tout en appartenant à une autre nation, régie par des lois ancestrales, non écrites et antérieures à la Constitution nationale.
Le ski indigène
À 600 kilomètres au Nord se trouve Villa Pehuenia, dans la province de Neuquén. Cette très jeune bourgade est devenue, en huit ans, l’une des petites villes de montagne les plus visitées de la province. Les Mapuche de la communauté Puel Este y vivaient du commerce des pignons de pin (2), jusqu’à la construction des premières routes dans les années 70 et l’arrivée du tourisme de randonnée. Manuel Calfuqueo, le lonco (3) actuel, explique : « À 14 ans, je travaillais à la pépinière. À part le pain, on manquait de tout. Les jeunes partaient à la ville, la communauté se défaisait. Alors, lorsque les touristes ont commencé à s’installer dans nos champs avec leurs tentes, on s’est dit qu’il fallait reprendre le contrôle. Et peut-être chercher là un avenir pour nos jeunes. »
Les Mapuche ont commencé à discuter avec la Province qui s’est montrée coopérative. Entre 1992 et 1998, ils ont fait reconnaître officiellement leur occupation ancestrale sur la zone de Pehuenia. De la Laguna Verde au volcan Batea Mahuida, des berges du lac Aluminé jusqu’à la frontière du Chili, ce sont plus 14 700 hectares dont ils ont obtenu les titres, non sans céder en échange un territoire de 3 000 hectares à la province – initiative fortement désapprouvée par des communautés voisines car elle permettait l’établissement de la municipalité de la Villa. Une fois cette zone protégée, le comité directif des Puel Este a réuni les 90 familles de la communauté : « Pour conserver notre culture, il fallait la fortifier : avec du travail et la reconnaissance du gouvernement. » En l’an 2000, le lonco José Miguel Puel présente au gouverneur le projet d’exploitation de Batea Mahuida, avec ses 20 hectares de pistes skiables. Les Mapuche obtiennent un crédit de 50 000 €, achètent pour la moitié le premier tire-fesses et investissent le reste dans l’équipement du centre et la construction d’un espace de restauration.
Claudio Calfuqueo, le cousin de Manuel, est le chef d’exploitation de la station. Il travaille dans le bois, le reste de l’année, et fait des charpentes. « La saison terminée, chacun retourne à ses petits travaux. Ici, nous sommes unis. En autogestion, mais aussi en famille. Avoir des rapports professionnels, de collègues, n’est pas facile. Mais on est de plus en plus efficaces. J’en suis fier. Les jeunes ne s’en rendent pas encore compte, mais on s’en est sortis. »
Aujourd’hui, entre les instructeurs de ski, les pisteurs, les employés de la cafétéria et des boutiques d’artisanat, la station emploie 45 personnes et projette déjà de nouvelles activités pour augmenter ce chiffre. Avec une moyenne de 400 skieurs par jour, le centre ne désemplit pas. À la fin de la saison d’hiver, les bénéfices sont répartis dans la communauté et alimentent un fonds d’urgence pour des Ĺ“uvres sociales. « Tout marche mieux », confie Orlando Paredes, responsable de la sécurité à la station. Professeur de langue Mapuche à l’école primaire de Pehuenia, il observe l’amélioration du rapport des jeunes à leur culture depuis qu’ils viennent, pour un euro symbolique (contre 10 pour les visiteurs), skier à Batea Mahuida. « Ils sont fiers d’être Mapuche et de participer à ce projet ». Si certains membres de la communauté se sont opposés, dans un premier temps, à l’exploitation des éléments naturels, l’échange de points de vue aux assemblées plénières et aux rogations de février (4) est progressivement venu à bout des scepticismes. Devant l’intérêt du tourisme, des savoir-faire disparaissant ailleurs se sont réveillés : la vente d’artisanat, la dégustation de plats traditionnels sont devenus des éléments de partage et de préservation de la culture Mapuche, mais aussi une façon d’en vivre. Les Puel Este ont constitué un plan de développement vecteur d’espoir pour une population qui vit, presque partout ailleurs dans le pays, dans une situation de grande précarité.
Si la province de Neuquén a reconnu il y a deux ans la préexistence des peuples indigènes, la cause autochtone est loin d’y être gagnée. L’Argentine est un État fédéral, les mesures en faveur des minorités ethniques varient selon les constitutions provinciales et l’intérêt des gouverneurs. En attendant, la voix Mapuche forcit pour que le droit ancestral acquière une légitimité juridique.
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, Argentina
L’impossible dialogue des cultures ?
Aurélia Coulaty, journaliste
Altermondes n°16 - décembre 2008 > février 2009, www.altermondes.org