10 / 2006
Les acteurs de la pièce
Au moment de l’Indépendance, on savait que la plus grande menace qui pesait sur les populations indigènes était la perte de leurs terres. Sans leurs terres en effet, ils n’ont plus d’identité. Sous les gouvernements qui se sont succédés à la tête du pays, et malgré les lois et la Constitution, les Tribaux ont continué à perdre des territoires. Maintenant les affaires dont on va parler, et qui concernent les firmes sidérurgiques Tata et Essar et le mouvement Salwa Judum, montrent combien les Tribaux sont fragiles face aux tentatives d’éviction, malgré toute une législation censée les protéger. Cela explique pourquoi les Naxalites sont si forts au Chhattisgargh et dans d’autres régions du pays à forte présence tribale. Les espaces classés officiellement comme forêts représentent 44 % de cet Etat [Créé en 2000 par démembrement du Madhya Pradesh, le Chhattisgarh a une superficie de 135 224 km² et une population de 20,8 millions d’habitants, dont 31,8 % de Tribaux]. Il faut obtenir une autorisation officielle pour pénétrer dans ces espaces (Loi sur la protection des forêts de 1980). L’autre solution pour des projets de développement industriel c’est d’acheter des terrains privés, qui ne sont pas en abondance. Seulement 36 % de la superficie totale sont sous cultures, ou en propriété privée. Dans les zones rurales, en particulier dans les populations tribales, les gens vivent de l’agriculture et de produits forestiers mineurs. Mais la plupart de ces gens sont soit des propriétaires marginaux, soit des paysans sans terre qui ne possèdent aucun document officiel pour prouver leur droit d’usage séculaire sur leur environnement traditionnel.
Lorsque ces gens sont obligés de partir à cause d’un projet de développement (barrage, usine, mine…), ils n’obtiennent ni indemnisation ni emploi. Ceux qui ont une exploitation et ceux qui sont sans terre perdent leurs liens avec l’environnement qui fonde leurs traditions, leur culture, perdent bien sûr leur habitation et leur seul moyen d’existence. Tandis que le Chhattisgarh se précipite dans un développement alimenté par les forces du marché, les populations tribales, de plus en plus marginalisées, sont littéralement piétinées par trois forces : les insurgés maoïstes, les miliciens du Salwa Judum et les acteurs de l’industrialisation.
À gauche
Les Naxalites, qui ont accru leur pouvoir dans les districts à forte densité tribale depuis une
vingtaine d’années du fait de la carence de l’Etat dans ces régions, semblent avoir perdu contact avec leurs motivations idéologiques. C’est surtout vrai pour les cadres au bas de l’échelle qui bloquent le développement, pillent, tuent, violentent et dominent l’existence des Tribaux qu’ils prétendent représenter, tout cela au nom d’une plus grande justice. Mais leur « cause » se renforce à mesure que l’usurpation des terres se fait, que les pauvres sont dépossédés, que l’injustice se perpétue. Les Maoïstes prospèrent sur la dureté des pratiques, et il y a beaucoup de dureté au Chhattisgarh.
À droite
Le gouvernement de cet Etat a décidé d’armer les villageois sous couvert de Salwa Judum, ce qu’il a eu pour conséquence d’aggraver la spirale de la violence et les usurpations de terres tribales. Cette situation de tension, de conflit armé, génère des conditions favorables à l’accaparement de terres, cette fois sous l’effet de l’industrialisation. Le gouvernement du Chhattisgargh, ce tout nouvel État, est très pressé de rattraper son retard. C’est une terre riche où vivent des gens pauvres : un accident de l’Histoire que le Chhattisgarh veut vite oublier.
Entre les deux
Entre les deux, il y a la population, piégée entre les armes des Naxalites et les autorités publiques. Dans cette atmosphère de rébellion, toute forme de protestation est automatiquement cataloguée et rejetée. Ceux qui manifestent peuvent être emprisonnés, réduits au silence. Sur cette terre plantureuse, c’est ainsi que les grosses entreprises industrielles peuvent acquérir les terres qu’elles souhaitent, rapidement, facilement. Elles disent qu’elles n’interviennent pas dans des actions coercitives de l’Administration : l’organisation d’une assemblée villageoise pour obtenir l’assentiment de la population, c’est l’affaire de l’Etat. S’il y a clairement collusion entre industriels et fonctionnaires, c’est par nécessité, disent-ils ; car l’endroit n’est pas sûr, et les forces de sécurité sont là pour protéger les gens.
Les perdants
La colère et l’impuissance de la population profitent aux Maoïstes qui sont les ennemis de l’Etat. Alors on recrute de nouveaux miliciens au nom du Salwa Judum, et le cycle de la violence continue de plus bel. Au Chhattisgarh, il est bien difficile de savoir de quel bord sont les gens. Qui sont les gagnants de cette guerre contre le terrorisme ? Certainement pas la population qui est perdante face aux Maoïstes, perdante face à la Police, perdante maintenant face aux industriels. La population n’a pas le choix : ou bien c’est le diable, ou bien c’est la mer sans fond ! Le plus pitoyable dans tout cela c’est l’attitude de l’Etat : d’un côté il arme les pauvres, de l’autre il s’allie aux industriels privés au lieu de protéger le bien public. On ne peut pas appeler cela un vrai gouvernement.
Les acquisitions de terrains sont au centre d’un violent conflit politique et social dans les zones tribales du Chhattisgarh. Les extrémistes Naxalites s’opposent à ces dépossessions selon leur conception de la justice. Ce nouvel Etat, constitué en 2000 seulement, est déterminé à s’industrialiser au plus vite. Et c’est là qu’entre en action le Salwa Judum : il chasse les populations tribales de leur environnement traditionnel pour rendre plus accessibles ses richesses souterraines.
Des adolescents soldats
Camp d’Errabore, district de Dantedawa, 2 septembre 2006. Ramesh porte un vieux fusil (Lee- Enfield.303). Il ne sait pas au juste quand il est né : « J’ai sans doute 16 ans », dit-il, et ajoute qu’il n’a encore tué personne. L’adolescent a eu une semaine de formation à la caserne de la police située dans le camp même. Il est SPO, c’est à dire un supplétif embauché par le gouvernement du Chhattisgarh, avec une paie de 1 500 roupies (25 €) par mois pour combattre les Maoïstes. Vous pensiez peut-être que ça ne pouvait arriver qu’au Liberia ou au Congo !
Bien qu’il y ait actuellement une accalmie dans les offensives de part et d’autre à cause des fortes pluies et des inondations, le bruit circule que les Maoïstes pourraient attaquer ce soir. Des groupes de supplétifs patrouillent à travers le camp. Ils n’ont pas envie de se laisser surprendre comme dans la nuit du 16 juillet. Un millier de Naxalites ont attaqué le flanc Sud, brûlant des habitations, tirant, découpant en morceaux 42 personnes. « Ce jour-là, on avait aussi entendu parler d’une possible attaque, mais le thanedar (chef) ne voulait pas qu’on garde nos fusils. On devait les laisser au dépôt chaque soir. Depuis, on a le droit de les garder », dit Ramesh. « Cette fois, ce sera leur fête », commente un autre garçon qui refuse de donner son nom ou d’être photographié de peur d’être reconnu par les Maoïstes. Quelque temps après, un gradé de la sécurité déclare qu’ils ne font pas vraiment confiance à ces enfants parce qu’ils peuvent être impulsifs et imprudents. Ce monsieur n’a sans doute pas communiqué son opinion au Chief Minister du Chhattisgargh.
Purification !
Le camp d’Errabore est une émanation du mouvement appelé Salwa Judum. Dans la langue locale (le gondi), cela signifie « Poursuite de purification », et non pas « Initiative de paix » comme disent souvent les médias anglais. Certains affirment qu’il est né dans le village de Kerkeli, district de Dantewada, le 6 mai 2005, lorsque des habitants ont résisté aux Naxalites qui étaient venus s’emparer d’une fille. Les rebelles cherchent à faire un recrutement dans chaque famille tribale, au besoin par la force. Surpris par cette résistance, les visiteurs se sont retirés, et les villageois auraient du coup pris de l’assurance. D’autres disent que le mouvement vient d’une série de réunions au cours desquelles des villageois qui avaient souffert de la sécheresse et ne pouvaient bénéficier d’aucun emploi rural aidé ou d’un travail précaire dans un projet de développement (les projets gouvernementaux évitent généralement les zones contrôlées par les Maoïstes), commencent à rouspéter contre l’interdiction par les rebelles de la vente des feuilles de tendu. Il était déjà arrivé que, pour faire monter les prix sur les marchés, ceux-ci interdisent la vente de ce produit utilisé pour confectionner des bidi (cigarettes indigènes). Mais cette fois, ça ne fonctionnait pas, et les villageois étaient fort mécontents.
Il est clairement établi que ce mouvement a, en fait, pris forme seulement après que Mahendra Karma, député Congressiste au parlement local, a eu vent de ce mécontentement, dont il n’a pas tardé à tirer profit. Il a organisé de grands meetings dans la région et incité les Tribaux à prendre les armes contre les Naxalites, ce que beaucoup ont fait, constituant des groupes pour faire la chasse aux rebelles dans la brousse avec des arcs et des flèches. Mahendra Karma avait déjà auparavant lancé contre les Maoïstes une initiative populaire de ce genre, appelée Jan Jagran Abhiyan, nom repris à nouveau avant de laisser place à Salwa Judum.
Ce député, lui-même d’origine tribale, est alors allé d’un village à l’autre dans le district de Dantewada, tenant meetings et exhortant la population à entrer dans le mouvement. Il reçoit le soutien public du Chief Minister du Chhattisgargh et le Salwa Judum trouve une place officielle dans la stratégie de lutte contre les insurgés. On fait venir des forces paramilitaires pour protéger ses membres. New Delhi apporte sa quote-part, met à disposition d’autres bataillons de paramilitaires, des véhicules, du matériel de détection de mines, des moyens techniques pour aider à localiser les camps maoïstes. Plusieurs milliers de membres du mouvement (dont un bon nombre d’adolescents à peine âgés de 16 ans) ont été promus SPO (special police officers) après une formation rudimentaire, assortie d’une promesse d’emploi permanent dans la police.
Si ce mouvement a jamais été une « initiative de paix » initiée par les Tribaux (comme le gouvernement du Chhattisgargh et Mahendra Karma l’affirment), ça n’a pas duré longtemps. La plupart des responsables du Salwa Judum que nous avons rencontrés dans les camps d’Errabore et de Dornapal n’étaient pas des Tribaux, ou étaient des Tribaux relativement aisés, c’est-à-dire des instituteurs, des chefs de village, des commerçants et artisans : l’élite locale en quelque sorte, qui avait eu à souffrir des Maoïstes. C’est la même chose chez les Naxalites : la plupart des membres des cellules maoïstes du Chhattisgargh sont des Tribaux mais les décideurs (comme le commandant Koda en Andhra Pradesh) ne sont habituellement pas des Tribaux.
Exactions
Des organismes de défense des droits humains et des observateurs indépendants ont publié plusieurs rapports détaillés qui citent abondamment des cas d’abus perpétrés par le Salwa Judum. Selon une équipe nationale d’enquête comprenant des membres de l’Union populaire pour les libertés civiles, de l’Union populaire pour les droits démocratiques de Delhi, de l’Association pour la protection des droits démocratiques du Bengale occidental, de l’Association des juristes pour le peuple, lesquels ont visité le Dantewada en novembre 2005, il y a dans les déplacements de population un « mode préconçu ».
« Lorsque les réunions du Salwa Judum sont annoncées, il est demandé aux gens des villages voisins d’être présents. Des forces de sécurité sont là en nombre, et les villages qui refusent de participer peuvent craindre des attaques répétées de la part des forces combinées du Salwa Judum, du district et des paramilitaires (bataillon Naga) stationnés dans le secteur. Une fois dans les camps, les gens n’ont d’autre choix que de soutenir le Salwa Judum. Certains sont contraints de fournir des informations sur les habitants de leur village ou de villages voisins et de participer à des attaques contre eux, ce qui crée des fractures permanentes dans la population. Au sein d’une même famille peuvent s’affronter des partisans du Salwa Judum et des personnes qui veulent rester sur place, dans leur habitation » (citation du rapport d’enquête).
Un autre groupe, dont faisaient partie Ramachandra Guha, universitaire, Harivansh, rédacteur en chef du quotidien Prabhat Khabar, E A S Sarma, ancien haut fonctionnaire, Nandini Sundar, professeur de sociologie à l’Université de Delhi, s’est rendu au Dantewada au mois de mai. Il est revenu en disant que l’Administration civile était « sur le point de s’effondrer », que le Salwa Judum était devenu « une bande irresponsable, indisciplinée, informe » et dirigée par « des éléments criminels » sur lesquels l’Administration n’avait guère d’influence. « Il existe une atmosphère de peur et de violence. Ceux qui pâtissent le plus de cette situation sont les villageois ordinaires, en particulier les Tribaux », lit-on dans ce rapport qui a pour titre Une guerre au coeur de l’Inde, où il est écrit également : « On a trouvé des preuves de meurtres, d’incendies de maisons, d’agressions contre les femmes, avec parfois des viols collectifs ». Tout cela perpétré par les deux bords, bien que « seuls les meurtres attribués aux Maoïstes sont enregistrés ».
Les médias locaux sont malheureusement ou bien trop compromis ou bien trop intimidés pour publier la vérité. L’Administration et le Salwa Judum réagissent mal aux critiques. Kamlesh Painkra, jeune journaliste de Bijapur, a dû se réfugier dans la ville de Dantawada avec sa famille après avoir écrit un article sur l’incendie d’habitations villageoises par des membres du Salwa Judum. Plusieurs autres journalistes locaux nous ont déclaré franchement qu’ils ne voulaient pas risquer leur vie en passant pour favorables aux Naxalites.
Des milieux industriels sont aussi entrés en jeu, avec leurs propres méthodes d’intimidation et de cajoleries. Ils veulent mettre la main sur ces terres pleines de ressources minières ; mais comme cette terre riche est habitée par des gens pauvres, ils sont obligés de faire appel à la ruse et au fusil pour parvenir à leurs fins. Nous avons appris de source sûre que des firmes industrielles ont proposé des enveloppes de 500 000 roupies (8 600 €) à divers journalistes du Dantewada.
On dit que la plupart ont cédé. Mais tout le monde ne s’est pas mis à genoux. Pratap Agarwal, avocat à Jagdalpur, l’une des trois personnes à avoir porté plainte pour cause de projets miniers contre Tata Steel et Essar Steel, avoue qu’il aime bien avoir une passe d’armes avec la grande industrie. Malgré l’existence de preuves, les pouvoirs publics considèrent comme infondées les accusations d’atrocités portées à l’encontre du Salwa Judum dans les rapports d’organismes de la société civile. Le Collector (= préfet) du Dantawada a dit : « Lors des défilés du Salwa Judum, nous étions présents pour veiller à l’ordre public et nous n’avons constaté aucune violence. » De son côté, Mahendra Karma, le député à l’Assemblée législative du Chhattisgargh, affirme : « On attribue des vengeances qui sont d’ordre personnel au Salwa Judum », ajoutant que ces rapports sont fondés sur des affirmations fausses répandues par « un solide réseau de partisans de la Révolution, les Naxalites. »
Le camp d’Errabore
Le camp d’Errabore a été ouvert en février 2006 pour abriter les Tribaux fuyant le conflit entre le Salwa Judum et les Naxalites. Il compte actuellement environ 4 500 réfugiés entassés dans un peu plus de 1 km2. Le nombre varie suivant les arrivées et les départs. Beaucoup sont partis dans d’autres districts (Konta, Jagdalpur…) ou passés dans les Etats d’Orissa et d’Andhra Pradesh. La plupart de ces Adivasis (aborigènes) sont venus d’Errabore et d’autres villages dans un rayon de 10 km. Leurs villages sont maintenant à l’abandon. On peut voir certains le long de la route Nationale 221 entre Sukma et Konta : des cases dont la porte est fermée mais le toit crevé et envahi par la végétation. D’autres se cachent dans la forêt dense du Dantawada où pénètrent peu de routes et où l’Administration est pratiquement absente.
Depuis son lancement en juin 2005, la campagne anti-maoïste soutenue par le gouvernement du Chhattisgarh a provoqué la mort de 350 personnes et vidé environ 700 villages tribaux. Pris entre deux forces, les habitants terrorisés se retrouvent dans les camps établis le long de la grande route par l’Administration, où ils vont parce qu’on utilise la force pour les y mener. Officiellement il y a 49 000 Tribaux dans les abris temporaires de 17 camps et 27 nouveaux villages qui ont poussé dans le district de Dantawada. Environ 20 000 autres sont partis en Andhra Pradesh, en Orissa et au Madhya Pradesh. Ceux qui sont dans les camps ne peuvent pas s’occuper de leurs champs ; ils ont déjà perdu deux récoltes et l’accès à la forêt. Sans foyer, sans travail, sans terre, ils survivent de rations fournies par l’Administration, de petites embauches comme journaliers ou des programmes publics pour l’emploi des ruraux (construction ou élargissement de chemins, creusement d’une retenue d’eau…). Le gouvernement du Chhattisgarh a déjà dépensé 51 millions d’euros pour ces installations et il a maintenant l’intention de les transformer en villages permanents ou d’établir des villages dans le voisinage. Mais il n’y aura pas assez de terres ou de produits forestiers pour tout ce monde, alors que 97 % des gens du Dantewada vivent de cela.
Les camps illustrent bien la confusion qui règne. A Errabore, les tentes faites de bâches en plastique qui protégeaient au début les réfugiés ont cédé la place à des logis en banco un peu plus solides, avec un toit de chaume ou en tôles fournies par l’Administration. A la suite des fortes pluies, les chemins de terre ont tourné en gadoue. Les médecins qui visitent le camp disent qu’on pouvait craindre un début d’épidémie mais que la situation est maintenant sous contrôle. Dans cet espace réduit, il y a eu beaucoup d’infections, et l’assainissement est toujours problématique. Le temple du village, situé au centre du camp, est le lieu de rencontre des résidents. Les administrateurs se tiennent sur les marches, microphone en main, et disent aux gens de ne pas aller plus loin que les postes de garde à la nuit tombée. Supportant mal d’être enfermés, les villageois s’échappent souvent le jour pour aller jusqu’à chez eux et reviennent avant qu’il fasse noir.
Le camp est gardé par une unité de la police du Chhattisgargh, par des paramilitaires et 132 supplétifs (dont l’arsenal se réduit à 50 fusils, des arcs et des flèches, des bâtons et 30 bicyclettes). Les responsables des paramilitaires admettent qu’il n’est pas facile de sécuriser l’endroit car ils ne peuvent pas suivre à la trace ceux qui entrent et ceux qui sortent. Comme ils connaissent mal le terrain et les populations, ils essaient de tirer des informations des villageois. Or beaucoup de ces derniers ont un père, un fils, un frère, une sœur, un mari de l’autre bord, qui se faufilent souvent dans le camp et repartent avec des informations intéressantes.
Les villageois avaient à peine commencé à mettre un peu d’ordre après l’attaque du 16 juillet quand des pluies diluviennes sont arrivées, le 3 août, inondant les lieux, emportant plusieurs habitations, des vaches et des chèvres. Les secours ont mis du temps à arriver car l’Administration était occupée dans d’autres secteurs encore plus touchés dans les districts de Dantewada et de Bastar. En attendant, elle demandait de diminuer de moitié, dans tous les camps, les rations hebdomadaires prévues pour les enfants. « Nous mettons notre vie en danger ici, mais très peu de dirigeants viennent nous voir pour nous aider et nous encourager », dit Ramlal Malkam, directeur de l’école locale et qui est aussi chargé de tenir les cahiers pour les installations du camp. « Le Collector (= préfet) nous a affirmé que les salaires seraient payés. Pour le moment, on ne voit rien venir. C’est pas bon pour le moral. »
Dans le camp règnent la crainte, la méfiance, le mécontentement. Vivant sur un espace trop restreint, incapables de cultiver les champs et d’aller en forêt, les villageois passent leur temps assis, à essayer de se faire une opinion sur le voisin : est-il membre du Salwa Judum, est-ce un informateur des Maoïstes ? Il y a longtemps que la vérité se porte mal par ici. Peu de gens parlent ouvertement des raisons qui les ont poussé à quitter le village. On entend fréquemment cette phrase : « Tout le monde s’en allait ; je suis parti aussi ! » Certains nous confieront en tête à tête qu’ils ont été forcés de venir ici par des militants du Salwa Judum, sous la menace. Devant les autres, le discours n’est plus le même. De ces témoignages contradictoires, de ces confidences susurrées, une chose ressort clairement : tout le monde veut rentrer chez soi. Mandvi Bhima, réfugié au camp de Dornapal, situé à 30 km au nord d’Errabore, résume ainsi la situation : « Là-bas on souffrait ; ici on souffre. Mais nous étions sur notre terre, tandis qu’ici on est comme des prisonniers. »
Ce que pensent les Autorités
Les experts du contre-terrorisme disent qu’aucune tentative pour contrer l’insurrection ne peut réussir sans la collaboration des populations locales. « A cet égard, le Salwa Judum est exceptionnel », estime le général en retraite B K Ponwar à qui on a fait appel pour diriger une nouvelle école de formation pour la guerre en brousse à Kanker. Même lui, qui a passé presque toute sa carrière à lutter contre des insurgés, concède que « le problème ici vient de ce qu’on a négligé cette population qui vit dans la forêt depuis un bon millier d’années. » La lutte doit donc être soutenue par des mesures de développement social et économique.
Impliquer délibérément des civils dans un conflit, comme le fait le gouvernement du Chhattisgarh, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de garçons et de filles mineurs, est une démarche « moralement et juridiquement répréhensible », pour citer le Centre asiatique des droits humains. Le Salwa Judum est en train de plonger de plus en plus une population déjà bien démunie dans des activités militaires et criminelles. Le résultat ne peut être que déplorable. Et combien de temps l’Administration va-t-elle pouvoir continuer à nourrir et à « protéger » ces 49 000 réfugiés ? Les méthodes employées au Chhattisgarh font plus de mal que de bien, surtout à ceux qui sont dans les camps. En plus des privations subies, ils savent que les Naxalites peuvent réagir vite et brutalement et que eux-mêmes sont une cible facile.
Des groupes d’extrême-gauche ont attaqué des villages, tué ceux qui étaient suspects d’être du côté du Salwa Judum, brûlé des logements, détruit des bâtiments publics, des écoles. Le 28 février 2006, 29 personnes sont mortes dans l’explosion d’une mine près du village de Konta alors qu’elles revenaient d’un camp du Salwa Judum. Le 29 avril, les corps démembrés de 15 villageois ont été découverts sur la grande route et des chemins de brousse dans le district. Le 16 juillet, ils ont attaqué le camp d’Errabore, faisant 42 morts. Des milliers de gens ont alors quitté leur habitation pour échapper aux rebelles, et l’Administration a dû ouvrir des camps d’urgence pour les abriter.
Ce que les pouvoirs publics refusent d’admettre c’est que le Salwa Judum est également responsable d’actes terroristes et de déplacement de populations, et cela sous la supervision de la Police et de l’Administration. Dans un enregistrement audio largement diffusé par les Maoïstes en août, on entend l’ancien chef de la police de Dantewada, D L Manhar, promettre 200 000 roupies (3 400 €) à chaque village qui rejoindrait le Salwa Judum. Les pouvoirs publics disent que cet enregistrement a été bidouillé.
Place aux industriels
Dhurli, district de Dantewada, 30 août, 11h 30. Des policiers en tenue anti-émeute se tiennent en groupes autour du mur de la cour où les habitants de ce village tranquille et pittoresque doivent participer à une gram sabha (assemblée). Il s’agit de savoir s’ils sont d’accord pour que la société sidérurgique Essar Steel construise une usine d’une capacité de 3,2 millions de tonnes sur leur territoire, ce qui représente un investissement de 7 000 crores de roupies (1 crore = 10 millions). La route à voie unique qui dessert cette localité, située à mi-chemin entre Dantewada et les mines de fer de Bailadila, est encombrée par des voitures, des jeeps. Il y a là des fonctionnaires du district, le député local Mahendra Karma, les dirigeants d’Essar, Kedar Kashyap, ministère local chargé de l’eau et de l’assainissement, et leurs accompagnateurs. Tout ce monde est dans la cour.
C’est la deuxième consultation organisée sur ce dossier. La première, prévue le 10 juin, a été annulée parce que les villageois avaient décidé de ne pas apparaître. La Police dit qu’aujourd’hui il pourrait bien y avoir une attaque des Maoïstes car les rebelles sont contre le développement. Les représentants d’Essar disent que « des éléments extérieurs » incitent les villageois à refuser ce projet d’usine, donc il faudrait renforcer leur sécurité. Le Collector de Dantewada dit que les villageois « se disputent entre eux », qu’il y a « des tensions dans le secteur », que les gens devraient pouvoir s’exprimer dans le calme.
Selon la loi, les gens de l’extérieur n’ont pas le droit de participer à une assemblée villageoise. Donc des policiers ostensiblement armés empêchent les journalistes (gens de l’extérieur) de pénétrer dans l’enceinte, tandis qu’à l’intérieur les représentants d’Essar (gens de l’intérieur sans doute, pour parler comme les fonctionnaires du district) discutent avec les leaders politiques du Chhattisgarh. Essar veut obtenir 600 hectares à Dhurli et sur le village voisin de Bansi pour monter son usine. A Bansi, on est apparemment d’accord.
Depuis le 26 août, l’article 144 du Code de procédure criminelle, qui permet d’interdire le rassemblement de plus de cinq personnes, est appliqué à Dhurli. La police avait arrêté huit villageois ce jour-là, les accusant d’avoir malmené le sarpanch (= maire). Quatre ont été relâchés le lendemain matin, les autres sont toujours prisonniers. Le sarpanch n’habite plus dans le village. Les villageois l’ont surnommé Essar ka dalal, c’est-à-dire « l’agent d’Essar », et réclament sa peau. Pendant quelque temps, il résidait dans le seul hôtel de Dantewada, le Madhubar, mais il est depuis parti vers une adresse inconnue. Les villageois disent que les huit personnes arrêtées étaient celles qui avaient exprimé le plus vigoureusement leur opposition au projet d’usine. Dera, l’une des quatre personnes libérées, déclare que la police leur avait dit que si elles acceptaient de lâcher leur terre, elles seraient libres.
Les villageois commencent à arriver vers midi. H S Sethi, directeur pour le Chhattishgarh de la firme Essar, se met à rire : « Oh, la réunion ne commencera pas avant 16h. Ces gens-là prennent tout leur temps. Ils vont manger et boire, puis ils déjeuneront, et après ils vont boire à nouveau et ensuite se reposer. Alors seulement ils viendront ici… Ils n’ont pas les mêmes horaires que nous. »
Pourtant la cour se remplit vers 13 h 30, mais il ne semble pas qu’il y ait une réunion ou une discussion. Les villageois sont conduits à tour de rôle dans une pièce où des messieurs de l’Administration leur disent qu’ils doivent signer un papier indiquant qu’ils sont pour ou contre le projet industriel. Perplexes, incapables de lire ce qui est écrit, une trentaine signent avec leur pouce. Les autres commencent à s’énerver : pourquoi n’a-t-on pas le droit de parler de cette affaire, disent-ils. Le Collector leur dit de signer ou de déguerpir. Ils s’en vont, très mécontents. La consultation est reportée au 9 septembre. « On n’a pas eu le droit de parler : ce n’était pas une gram sabah ; c’était un vote forcé », nous dit Dacha, un cultivateur. Un autre affirme : «On ne vendra certainement pas notre terre ; qu’ils aillent faire leur développement ailleurs. » Nous avons contacté ensuite les représentants d’Essar. Il nous a été déclaré que cette version des faits était « sans fondement ».
Le lendemain, dans la ville de Dantewada, le député Karma s’exprime librement sur le projet des sidérurgistes : « On ne prend pas des décisions aussi importantes en consultant le populo. Aucune assemblée de village ne peut bloquer le développement général du coin. Il n’y a que 48 familles touchées par ce gros projet. On donnera du travail à ces gens suivant leurs capacités. » Dans les bureaux du district, le Collector déclare : « L’ordre du jour était simple : oui ou non. Tout cela a déjà fait l’objet de débats ; et il n’y avait aucun besoin d’en discuter à nouveau à l’assemblée du village. »
9 septembre : on rejoue la scène. À nouveau l’article 144 est appliqué à l’ensemble de la région. Les routes sont bloquées par des vigiles de la Central industrial Security Force (agence de sécurité dépendant du gouvernement). Tous les gradés de l’Administration, les représentants de la firme sidérurgique Essar et les députés locaux sont là. Il y a bien peu de villageois pour l’assemblée, mais comme c’est officiellement la seconde réunion sur le même sujet, il n’est pas nécessaire que le quorum soit atteint. Le résultat de la réunion n’a pas été rendu public.
13 septembre : deux comptes-rendus apparaissent. L’un venant du India Abroad News Service dit que, après des mois de protestations, les gens de Dhurli et de Bansi ont accepté de céder leurs terres à Essar. L’article fait dire au directeur d’Essar pour le Chhattisgarh : « 86 familles récalcitrantes se sont réunies la semaine dernière et ont finalement accepté de céder 600 hectares à Essar Steel. Apparemment seulement 86 familles de Dhurli et de Bansi étaient opposées à l’usine. Essar versera 150 000 roupies par acre (0,404 ha), plus une indemnité pour les arbres. »
Le second compte-rendu, publié dans le Quotidien du Chhattisgarh qui paraît en hindi, rapporte que des milliers de gens ont organisé une manifestation à Dantewada contre le projet d’usine. Ils ont remis une déclaration au Collector pour réaffirmer leur refus de céder du terrain à Essar. Extrait : « Les villageois ont dit que, le 9 septembre, la police les avait contraints à signer des déclarations de non opposition. Deux gendarmes étaient en faction devant chaque maison. Aucune personne extérieure n’était autorisée sur les lieux de la réunion. Les gens n’avaient pas le droit de quitter leur maison ni de se parler. À 9h on les a forcés à monter dans des véhicules qui les ont conduits jusqu’à la réunion. On les a fait entrer dans une pièce deux par deux et on a placé un pistolet sur leur tempe pour qu’ils signent. On leur a dit de ne pas sortir du village. »
Démocratie pour qui ?
Ce que fait Essar, Tata peut le faire aussi. Ce qui s’est passé à Dhurli n’est pas exceptionnel. La même formule (recours à l’article 144, arrestations pour trouble de l’ordre public de ceux qui rouspètent le plus jusqu’à la fin de l’assemblée villageoise, vote forcé à la place d’un débat libre, comptes-rendus bidouillés) est utilisée par l’Administration pour que les gens de Lohandiguda, district de Bastar, donnent leur « approbation » au projet de construction de l’usine sidérurgique de Tata. Pour réaliser cet investissement de 10 000 crores, la firme veut 2 169 hectares d’excellentes terres agricoles réparties sur 10 villages.
Je suis allée dans cette localité où il m’a été dit que, dans tous les hameaux, la très grande majorité était contre le projet, au moins dans sa forme actuelle. Ils avaient remis au Collector un cahier de doléances en 13 points, réclamant notamment une participation aux bénéfices de l’entreprise, une sécurité de l’emploi pour les générations futures et l’attribution de terres de qualité égale en compensation des surfaces cédées à Tata. Une réunion était prévue le 16 octobre pour débattre de ces choses.
En fait, les gens racontent que lors de l’assemblée villageoise du 20 juillet, l’Administration est allée chercher des individus dans d’autres villages, a donné 50 roupies (0,85 €) à chacun, plus un déjeuner, avant de prendre l’empreinte de leur pouce. Aux gens de la localité même, qui avaient été embarqués par la police et amenés ainsi à la réunion, on a dit qu’ils devaient signer une résolution pour valider le cahier de doléances. Intimidés, perplexes, beaucoup ont signé. Mais dans deux villages, Baler et Sirisguda, ils ont refusé. Une autre assemblée a eu lieu dans ces deux villages, le 3 août, ce qui a donné lieu à ce titre triomphal dans la presse : « Les gens de Lohandiguda votent enfin pour le progrès. »
Lachhuram Kashyap, député BJP à l’Assemblée législative du Chhattisgragh, était opposé à la construction de l’usine à cause de la localisation retenue. « Je souhaitais qu’elle aille dans un autre endroit, sur des terres incultes. Mais le parti auquel il appartient s’est arrangé pour qu’il ne soit pas dans les parages de Lohandiguda au moment de la gram sabha. L’homme s’est aujourd’hui calmé, bien conscient que sa carrière politique va sans doute toucher à sa fin. « Je ne vais plus m’opposer à ce projet. C’est notre gouvernement qui veut ça… Qui suis-je pour dire ceci, faire cela ? »
Comme ceux de Dhurli et de Bansi, les gens d’ici n’ont pas abandonné : « Nous ne sommes pas contre tout, mais nous n’allons pas céder sur notre cahier de doléances. » Des militants du Chhattisgargh ont tenté de défendre les Tribaux contre les géants de l’acier. Trois personnes, dont Pratap Agarwal (avocat de son état), avaient porté plainte dans l’intérêt public contre ces projets industriels en mettant en avant le non respect de normes procédurales et environnementales. Les tribunaux ont rejeté ces plaintes, au motif que le gouvernement du Chhattisgarh avait signé avec les deux firmes concernées des protocoles d’accord et non pas des accords définitifs.
Le 21 septembre, un groupe de Tribaux de Lohandiguda, Dhurli et Bansi est allé à New Delhi pour remettre une déclaration à la Commission nationale des castes et tribus répertoriées et demander qu’on enquête sur les irrégularités qui s’étaient produites lors des gram sabhas, le consentement des gens ayant été obtenu sous la menace des armes. Ils ont dit aussi que le gouvernement traite habituellement de Maoïstes tous ceux qui s’opposent aux grands projets industriels.
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, Índia
La nouvelle bataille pour la terre en Inde (Notre Terre n°21, mars 2007)
Traduction en français : Gildas Le Bihan (CRISLA)
CRISLA, Notre Terre n° 21, mars 2007. Sélection d’articles de Down To Earth, revue indienne écologiste et scientifique, publiée par CSE à New Delhi.
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