02 / 2002
La sécheresse avait été épouvantable en 1973 sur l’ensemble des pays de l’Afrique de l’Ouest qui s’étendent au sud du Sahara. Cette catastrophe a agit comme un révélateur, peut-être même un révélateur plus puissant au niveau des jeunes villageois, hommes et femmes, que ne l’avait été l’accession à l’indépendance à la fin des années 50. J’arrivais à l’époque comme formateur et évaluateur dans un institut privé appelé le CESAO (Centre d’études Economiques et Sociales en Afrique de l’Ouest) ; j’avais passé les 15 années précédentes dans un bureau d’études français spécialisé en planification régionale. Ma connaissance des problèmes des paysans du Sénégal, par exemple, était celle d’un homme plus habitué à mettre au point des stratégies, élaborer des programmes, étudier les conditions de réalisation d’interventions publiques négociées avec des agences d’aide extérieure, qu’à écouter des villageois. Je désirais changer de point de vue et d’insertion personnelle et ce Centre de formation, situé au sud du Burkina Faso (Haute-Volta alors) était un bon lieu d’observation. Je n’avais pas prévu que la sécheresse sévirait en même temps que moi sur le terrain.
En 1970, grâce à une consultation organisée par l’UNICEF ("Enfants, jeunes et femmes dans les plans de développement", Conférence de Lomé, 1970), nous avions eu l’occasion avec de nombreux planificateurs d’analyser le fossé qui s’était creusé entre les plans et les projets de développement d’un côté et deux catégories particulières de la population de l’autre : les femmes et les jeunes hommes.
En 1974, avec quelques amis, dont un fonctionnaire Lédéa Bernard Ouedraogo, nous désirions relancer cette analyse et, si possible, la faire déboucher sur des propositions d’actions concrètes. Grâce à une coopération avec ENDA, ONG de Dakar, nous avons organisé une conférence à Accra pour laquelle lui et moi avons élaboré le document : "Comment permettre aux jeunes et aux femmes de la zone de savane de s’équiper en réalisant des activités collectives de saison sèche". Lédéa a apporté à notre duo sa connaissance des jeunes ruraux puisqu’il était, à l’époque, inspecteur régional des "écoles rurales". Il avait observé combien cet investissement public voltaïque était finalement rentable pour les pays côtiers en particulier la Côte d’Ivoire. Une fois dégrossis (en calcul, en français, en capacité d’expression) par 3 années sur les bancs d’écoles de brousse, les jeunes, essentiellement des jeunes hommes, n’avaient qu’une hâte : quitter le village et aller trouver l’argent et peut-être le bonheur par l’émigration. Cherchant comment retenir ces jeunes dans leur région d’origine, il appliqua avec méthode et bonheur une suite de l’action de formation, qu’ils appelaient "les groupements post-scolaires". Un GPS était un lieu et une organisation informelle villageoise créée pour que les jeunes, après leur scolarisation, négocient avec leurs pères, disposent de quelques moyens et d’assez d’ambition ensemble pour rester au village et y vivre.
De mon côté, je rencontrais au CESAO les agents de mise en oeuvre des projets et leurs bénéficiaires. Et ces derniers, paysans et paysannes, nous racontaient combien ils étaient devenus non des acteurs de leur propre développement, mais des manoeuvres de la production du coton ou de l’aménagement des diguettes anti-érosives. La directivité des "Sociétés de développement" qui encadraient, à cette époque, des pseudo-coopératives para-étatiques, était telle que les jeunes paysans répugnaient à continuer à obéir aux ordres des encadreurs et des moniteurs. Arrive la grande sécheresse de 1973 ! Chacun d’eux put alors constater combien les appareils d’Etat, ont, sur le moment, été peu efficaces pour sauver ce qui pouvait l’être et appuyer l’effort des gens pendant le désastre. En 1974/75, ces paysans et ces paysannes, venant au Centre d’études pour discuter de leurs problèmes, m’ont ouvert les yeux sur les conditions de la naissance d’organisations de base autonomes. Ils les créaient dans leur village pour survivre en unissant leurs efforts avec ceux des autres. "La sécheresse nous aide à nous parler entre nous; nous constatons que chaque famille est dans le même malheur. Auparavant, nous avions honte de dire notre situation. Chacun restait chez soi".
La première aspiration de ces fondateurs villageois était celle-ci : ils voulaient connaître, voyager, voir, se former ailleurs qu’au village. En d’autres termes, ils avaient l’envie d’aller voir ailleurs. "On ne se forme bien qu’au Ghana", disait une paysanne voltaïque analphabète. Elle ne parlait pas d’une formation scolaire. Pour elle, c’était l’émigration temporaire qui apportait l’occasion de se former. Leur deuxième aspiration était de pouvoir acquérir un "moteur", ne pas en rester à la marche à pied et aux instruments traditionnels. Posséder une mobylette leur paraissait indispensable. Et ils savaient, par l’émigration, qu’une telle acquisition était possible. Ils avaient vu dans les zones de caféiers et de cacaoyers des pays côtiers, comment on pouvait utiliser des intrants et des facteurs de production plus modernes, et ils rêvaient d’avoir ces moyens dans leur village. Leur troisième aspiration était plus radicale : ils voulaient élargir leur marge de liberté et être considérés au village par les anciens. La rivalité avec ceux-ci était forte; beaucoup des essais de ces jeunes pour agir autrement dans le village avortaient faute d’avoir été acceptés par leurs aînés. Leur quatrième aspiration : la soif d’apprendre, soif visible pour moi qui constatais leur attention extraordinaire durant les échanges ou les cours au CESAO. Dernière aspiration : s’organiser librement entre ceux qui voulaient vivre autrement. De nombreux groupements nouveaux se fondaient dans les villages, surtout au Burkina, au Mali et au Sénégal. Les jeunes et les femmes s’associaient pour avoir leur place au soleil et pour essayer quelque chose de nouveau. Leur désir : jouir de plus d’autonomie. La clef de leur réussite : négocier avec les autres acteurs du village.
organisation paysanne, formation permanente, milieu rural, jeune, femme, société traditionnelle, changement social, changement culturel, agent de développement
, Burkina Faso
Publier cette fiche d’un vécu vieux de près de 30 années n’a d’autre intérêt que de faire percevoir quelles étaient les motivations (et les contextes) des premiers groupements autonomes. Et aussi de faire comprendre pourquoi est restée vive depuis lors mon envie d’écouter les responsables d’organisations paysannes du Sahel et de la Savane. Beaucoup de ces derniers inventent, dans l’incertitude quotidienne, un chemin de promotion villageoise.
Les fiches DPH préparées par l’équipe du GRAD à partir d’interviews auprès de responsables d’organisations paysannes en zone sahélienne, sans cesse renouvelées depuis 1995, sont un instrument commode pour suivre la progression du monde rural de cette région.
Récit d’expérience
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