Thierry LASSALLE, Sylvie ROBERT
12 / 1999
J’ai vécu dix ans à Morogoro, de 1988 à 1998. J’étais salarié de la CIMADE qui avait signé avec l’université un protocole d’accords. Celle-ci mettait ainsi à disposition de l’université un expert ou conseiller en développement rural. Le projet était centré autour de la formation des cadres de l’agriculture dans un contexte qui leur permette de mieux comprendre les conditions des paysans de leur pays, autour de l’ouverture de l’institution universitaire vers les agricultures rurales.
Capitaliser, c’est rendre disponible et accessible un événement ou un processus. C’est donner forme à quelque chose qui n’en a pas, parce que ça se déroule dans le temps, et l’une des formes, c’est l’écriture. La capitalisation écrite permet d’avoir des repères, des traces, elle permet de ’ danser ’.
Dans le milieu universitaire, la capitalisation obligatoire est la publication. C’est le fameux ’ publish or perish ’. En Tanzanie ça a un impact direct. On a publié régulièrement, tous les ans un ou deux articles dans une revue. C’était devenu un objectif en soi, pour faire reconnaître la démarche et la partager. Si le conseil de l’université a accepté la création du centre pour un développement soutenable à Morogoro, en Tanzanie, c’est bien parce que nous avons su donner corps à nos idées.
Au sein de l’université, il y a plusieurs écoles : ceux qui pensent que le savoir est distillé dans la cervelle des chercheurs et doit être ensuite étalé sur la masse ; ceux qui pensent qu’il faut se mettre au contact des gens ; et d’autres qui disent que le savoir n’est que partagé, et que ce n’est que par la confrontation permanente des différents savoirs que l’on arrive à transformer ce savoir en un progrès, en une meilleure vie, en plus de sourires.
Ce que tu apprends à l’université te marque. Tu es dans un processus, dans une position-enfant, de réception. Ce n’est pas mauvais, au contraire, tu reçois plus puis ça ressort. Tu as cette inscription ensuite quand tu es sur le terrain et que tu dois agir. Il y a plein de symboliques très fortes sur l’université, le diplôme. C’est ce qui te permet d’avoir un rang, une reconnaissance. Donc intrinsèquement, si dans le package qui fait que tu es reconnu, il y a une partie qui est l’ouverture au monde rural, ou l’expérience, il me semble que c’est une façon de laisser à quelques étudiants qui y trouveront leur voie un moyen de se lancer tout en étant bien enracinés.
C’est pour cela que je ne suis pas du tout pour la capitalisation en dehors des systèmes. Il faut l’améliorer c’est sûr, passer outre les publications académiques illisibles, mais il y a tellement de choses qui se font ! Il y a moyen de sortir du moule. Je me suis retrouvé dans un livre avec des publications du Brésil, d’Inde et de Tanzanie sur la façon d’aborder le mouvement paysan, tout en étant ancré du côté académique. C’est intéressant et c’est ce qui te permet d’exister dans ton milieu.
Par rapport à la démarche de capitalisation, l’action continue de s’imposer en parallèle. Tu es en prise avec un réel continuel qui t’oblige à être dans l’action à la fois sur le terrain, c’est l’action noble, au sens classique, et avec l’administration, l’université et les bailleurs de fonds en actions de lobby. Finalement, tu as besoin d’un processus de respiration interne qui ne doit pas être étouffant, il ne s’agit pas de se regarder le nombril à longueur de temps, mais il faut être capable de se reposer en face les questions, d’arbitrer, d’accepter l’erreur, l’humilité. Cela ne peut pas se faire par le système, il faut que ce soit incarné par une personne. J’aime bien ce terme de respiration pour une structure. Tu inspires en mettant tout le monde ensemble, puis tu respires et tout le monde repart de son côté. Il ne faut pas trop inspirer, au risque d’étouffer tout le monde. Pour nous la réunion mensuelle était vraiment en ce sens une journée capitale. La localisation était aussi importante, la réunion se faisait dans différents endroits, car tu penses là où tu es.
L’accessibilité à l’événement est aussi devenue possible à travers d’autres moyens qui ont généré une nouvelle catégorie de personnes qui n’utilisent plus que ces moyens là. La photo en est un. Dans les grandes villes africaines, les gamins des rues qui surfent sur la poudre et la prostitution, on ne les touchera jamais avec un livre, quelle que soit notre expérience. Il en est de même pour des paysans de régions différentes.
Le livre ’ Regards Mosaïques ’ (1), on l’a écrit avec Amon Mattee qui est aujourd’hui directeur du centre d’agriculture de développement durable. Frédéric Noy a fait les photos. Cela a été une expérience vraiment intéressante.
Le but de ce livre était de créer quelque chose, de le faire exister, en dehors de toute utilité, parce que nous avions envie de le faire exister, de la même façon que l’on peint un tableau. Les histoires, tout d’un coup, au moment où je les vivais, sans penser au livre, me faisaient ressentir quelque chose de très fort. Tu nages, dans ces moments là, dans un réel qui est tellement réel, qu’il en est irréel. Ces moments là, que l’on vit tous, disparaissent, seulement tu te les rappelles et alors tout ce qui est autour de toi prend une coloration différente. Le noir et blanc, en plus de la photo, colle à ce sentiment là, qui est presque du domaine du rêve.
Nous avons considéré quatre grands axes : l’identité, le changement ou l’altération, les acteurs du changement et les évolutions. Amon Mattee a fait un texte selon un plan poussé, en anglais. Je l’ai remanié, puis j’ai écrit en me rattachant aux sentiments, plus comme un photographe. Ensuite je les ai traduits en anglais, et on a découpé le texte d’Amon en une vingtaine de tableaux. On a alors marié les histoires et les
université, recherche, valorisation des acquis de la recherche, recherche et développement
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(1)La Tanzanie entre tradition et modernité, Éd.Syros/FPH, coll. Regards Mosaïques, 1996. T. Lassalle est ingénieur agronome, aujourd’hui consultant indépendant.
Entretien