09 / 2000
Il existe en ville, en ce moment, une étrange maladie qui touche essentiellement les hauts revenus : les gens instruits qui maîtrisent le verbe, l’élite en quelque sorte, parmi lesquels évidemment les journalistes de la presse écrite et des nouveaux médias. Il s’agit de la "pollutionnite". Dès que l’on mentionne le mot pollution, pollution atmosphérique notamment, le sujet atteint devient très agité et montre un comportement tout à fait irrationnel. A vrai dire, comme on l’expliquera plus avant, s’il se comporte de façon irrationnelle, il le fait de façon logique. A l’état normal, le sujet est généralement peu réactif. Mais pendant les épisodes de crise sa bouche devient baveuse tant il villipende le gouvernement, les multinationales ou tout ce qui, à ses yeux, est facteur de pollution et tous ceux qui ne font rien pour arrêter sa progression. Une fois la crise terminée, il retombe dans l’indifférence et retourne aux plaisirs de la conduite automobile.
La rhétorique
Il serait bon d’examiner de plus près certains aspects de cette pathologie. Tout d’abord, celle-ci ne touche pas généralement les pauvres. Ils ont bien trop de soucis pour trouver de quoi survivre, pour avoir de l’électricité, de l’eau, pour préserver leurs cahutes des démolisseurs. Alors la pollution ! Quand on les interroge, on s’aperçoit qu’ils sont bien contents d’être à Delhi, loin du propriétaire terrien abusif (zamindar), bien contents de pouvoir trouver leur pain quotidien et mettre quatre sous de côté pour envoyer au pays. "La pollution, c’est une maladie pour les riches, me dit un tireur de rickshaw. Nous, on va d’un bout à l’autre de la ville avec les clients qu’on trouve."
Le second trait caractéristique de la "pollutionnite" c’est le comportement très contradictoire du sujet. Pendant les épisodes de crise, il accuse sans arrêt "le système" et "ces incapables du gouvernement" responsables de tout ce qui ne va pas, vers lesquels cependant il se tourne pour appeler au secours.
Le troisième symptôme c’est le doigt pointé. Car la pollution c’est toujours la faute des autres, toujours l’affaire des autres. Le sujet ne se demande pas ce qu’il faut faire pour que cela aille mieux dans la capitale. Il veut savoir ce que le gouvernement et maintenant les tribunaux vont faire pour lui. Prenons le cas de M. Khanna : "Arre bhai (Eh, mon frère !), ces incapables du gouvernement, ils devraient enfin réagir, nous libérer de tous ces gens des bidonvilles et construire en urgence le nouveau système de transport en commun ! Ça nous débarrasserait de la pollution". Il oublie que tout le menu personnel (walis, walas)qui rend la vie si agréable pour lui et pour sa femme vient des bidonvilles. M. Khanna n’hésite pas un instant à acheter sans facture pour éviter de payer la TVA ou à bidouiller ses déclarations pour l’impôt foncier et l’impôt sur les revenus. Mais sur la question de la qualité de l’air sa rigueur n’a d’égal que son indignation. Ce n’est pas grave si en "arrangeant les choses" ainsi il participe à l’état calamiteux des finances de Delhi. De toute façon l’argent qui sauvera Delhi de la pollution atmosphérique (grâce aux nouveaux transports en commun, au GPL dans les stations-services, etc.)viendra des subventions versées par "les autres" : le Trésor Public de l’Union indienne dont les coffres sont sans fonds, le Gouvernement japonais, la Banque mondiale et nos généreux donateurs.
Ajoutons encore que la "pollutionnite" de ces honorables habitants de Delhi rime avec "égocentrite" : qu’importe les sommes dépensées pour sauver Delhi pourvu que leur portefeuille ne soit pas touché. Qu’importe si l’on pense seulement à Delhi, alors que dans bien d’autres agglomérations l’atmosphère est encore plus polluée. On lit partout que Delhi se place au quatrième rang mondial pour les villes les plus polluées. C’est du bidon. La Commission centrale de lutte anti-pollution sait bien qu’en Inde déjà il y a pire que Delhi.
La pratique
M. Goel est un voisin. De son état il est cadre supérieur dans une banque nationalisée, ce qui ne l’empêche pas de souffrir de "pollutionnite". Grâce à lui, j’ai compris qu’avec cette maladie on peut faire preuve de logique tout en ayant un comportement irrationnel. Un jour, après avoir écouté ses jérémiades habituelles contre le gouvernement, contre le système, contre les travailleurs migrants et contre le reste, je lui ai demandé : "si la situation est si mauvaise à Delhi, demandez une mutation dans une ville plus petite, Guwahati ou Bhubaneswar, par exemple. L’air y est sûrement plus pur, et les écoles pas si mal que ça. Vous pourriez avoir une maison plus grande, jouir d’un plus grand prestige et ne pas perdre deux heures par jour pour vous rendre au travail. Vous pourriez passer plus de temps avec vos enfants, pour mieux suivre leur travail scolaire, si nécessaire". Il m’a regardé l’air désapprobateur, puis m’a dit : "Ne soyez pas idiot ! Tout ce que vous dites là est sans doute exact. Mais à Delhi, il y a aussi beaucoup d’avantages : de bons hôpitaux, des théâtres, des clubs, des restaurants. Tout cela compte pour vous aussi, non ? Et si les juges ont fini par s’intéresser aux problèmes de pollution et ainsi forcer le gouvernement à agir, c’est bien grâce à tout le bruit que nous, les gens éclairés, avons fait autour de cette question. Si je veux avoir à la fois le beurre et l’argent du beurre, quel mal y a-t-il à cela ? " Mon ami Goel voulait sans doute dire qu’il n’était pas contre l’air pur mais qu’il était surtout sensible aux bons côtés de la vie dans la capitale. Quant à la pollution, il espérait que le gouvernement allait s’en occuper et que cela ne lui coûterait rien.
La "pollutionnite" : une pandémie ?
C’est à ce stade de notre conversation que j’ai vu clair. Il est tout à fait logique d’être irrationnel et d’exiger une bonne qualité de l’air quel que soit le coût de l’opération pourvu que ce soit les autres qui paient. En s’organisant bien, en formant des groupes de pression, des gens pourront s’offrir un air pur sans rien changer à leur mode de vie. C’est ce que plein de gens font tout le temps dans toutes sortes de domaines. Moi j’enseigne l’économie à l’Université de Delhi et je sais pertinemment que c’est notre intérêt collectif de réduire les déficits budgétaires dont nous pâtissons tous. Dans le même temps, il est logique que par le biais du syndicat des enseignants, je réclame un niveau de salaire qui soit le plus élevé possible. Car si je ne le fais pas, toutes les autres catégories sociales, les médecins, les infirmières, les pilotes d’avion, les employés de banque, tous les fonctionnaires feront de toute façon céder un gouvernement qui manque de force. Moi aussi je souffre donc de cette intéressante pathologie qu’on appelle la "pollutionnite".
écologie, pollution atmosphérique, milieu urbain, éthique de l’environnement, pression sociale, coût écologique
, Inde, Delhi
Sur le front de l’écologie et de l’éducation à l’environnement, les purs et durs sont sans doute "le sel de la terre". Mais tous ensemble ils n’atteignent pas la masse critique. Aussi devraient-ils se réjouir de voir leurs idées-force reprises, même sous forme édulcorée et opportuniste, par les élites qui maîtrisent le verbe et ont leurs entrées dans les grands médias. Tant de déclarations incantatoires, proférées à bon compte puisqu’elles ne mettent nullement en cause modes de vie et privilèges acquis, finissent par créer tendances et modes qui déboucheront peut-être sur des mesures respectueuses de l’environnement. Le coût de telles mesures est-il si exorbitant que ceux qui sont atteints "d’égocentrite" hésitent ? Peut-être pas lorsque tous les coûts de production externalisés sur la collectivité seront scrupuleusement réintroduits dans la facture finale. Quel que soit le contexte idéologique du moment, certains seront toujours plus habiles que d’autres à faire les bruits qu’il faut pour tout à la fois maintenir leurs intérêts économiques et se parer de nouvelles vertus écologiques. Que les purs et les durs ne s’offusquent pas, qu’ils n’excommunient pas les tièdes, mais essaient au contraire de tirer le meilleur parti de ces gens pour faire avancer la cause.
Le texte original est paru en anglais dans le bimensuel Down To Earth, publié par le Centre for Science and Environment, Tughlakabad Institutional area 41, New Delhi-110062, India - cse@cseindia.org - www.cseindia.org
G. Le Bihan traduit les articles de Down to earth pour la revue Notre terre, vers un développement durable. Il a repris cet article sous forme de fiche DPH.
Articles et dossiers
GUPTA, Shreekant, La pollutionnite : un universitaire avoue in. Notre Terre, vers un développement durable, 2000/01 (France), 2
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