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Le barrage de la Narmada en Inde, un projet gigantesque, socialement et écologiquement destructeur

Angélique KHALED

10 / 1995

Initialement, le projet d’aménagement de la vallée de la Narmada en Inde consistait en la construction de 30 grands barrages (dont deux géants), 135 de taille moyenne et 3 000 de petite taille. Il devait se déployer sur trois Etats (Gujarat, Madhya Pradesh, Maharashtra)et visait à produire 3 OOO MW d’électricité et à irriguer cinq millions d’hectares de terres grâce à 75 000 km de canaux. D’autre part, il devait déplacer plus d’un million de personnes de leur lieu d’existence et submerger 350 000 hectares de forêts et 200 000 hectares de terres cultivées, ce qui signifiait, en plus, la destruction d’un nombre incalculable d’espèces végétales et animales.

La construction du barrage le plus important (Sardar Sarovar)a débuté en 1985. Il permettra d’irriguer 1,8 millions d’hectares et de fournir de l’eau potable à 40 millions de personnes. Il entraînera également l’inondation de 40 999 hectares de terres, de 245 villages et le déplacement de 100 000 personnes.

Le coût de ce barrage est à la mesure de son gigantisme : il se monte à trois milliards de dollars. Sur le papier, la plus grande partie du financement devait venir de l’Inde. Mais les premiers fonds d’importance ont été fournis par la Banque mondiale. Dès 1985, celle-ci accorde à l’Inde trois crédits pour 450 millions de dollars, mais à condition qu’elle étudie l’impact social et écologique du projet. Or, aucune conclusion n’est présentée, en particulier sur plusieurs points importants au niveau de l’environnement : les effets cumulatifs de l’implantation prévue d’un autre barrage en amont, de l’entassement des sédiments dans le réservoir qui entraînerait l’inondation supplémentaire de terres agricoles densément peuplées ou des répercussions graves de la baisse d’apport en eau douce dans l’estuaire sur les bancs de poissons. Quant aux conséquences sociales, les programmes de réinsertion ne sont prévus que pour le quart de la population et aucune solution n’a été avancée pour pallier la perte des forêts et du fleuve qui constituaient l’essentiel des moyens de subsistance des peuples indigènes. Enfin, diverses études démentent les objectifs avoués de l’Inde (sauver des régions de la sécheresse et diminuer la pauvreté)car seuls 28 % de la zone d’irrigation seraient réellement menacée par la sécheresse et les régions avec un fort taux de pauvreté ne constitueraient que 6,5 % de la surface irriguée.

Sur ces bases et en fonction des catastrophes sociales et environnementales déjà créées par les précédentes constructions de barrage, l’opposition au projet s’est organisée dès qu’il a été rendu public. Un mouvement populaire de résistance non violente, le Narmada Bachao Andolan (Mouvement pour sauver ka Narmada)a d’abord pris forme en rassemblant une centaine d’organisations non gouvernementales (ONG)locales. Ces associations ont organisé des marches, des manifestations et des réunions d’information. Surtout, elles ont mis sur pied un référendum au cours duquel 22 523 familles sur les 30 000 concernées ont juré de rester dans la vallée jusqu’au bout ("nous nous laisserons noyer plutôt que de partir"). Elles ont également lancé une campagne internationale. Des organisations de trente-sept pays, ont répondu à l’appel et organisé des campagnes d’opinion. Ces multiples pressions ont obligé la Banque mondiale à envoyer sur place une commission indépendante, fait unique depuis sa création.

Cette commission, chargée d’évaluer l’impact social et environnemental du projet, a été présidée par Bradford Morse, ancien directeur des Nations unies pour le développement. Elle a été nommée en mars 1991 et le rapport qu’elle a rendu public en juin 1992 a eu un effet retentissant. Voici ses conclusions au niveau de l’impact du barrage sur l’environnement : disparition massive de la forêt sans mesures adéquates de remplacement, atteinte grave à la biodiversité, effets sur la nappe phréatique non évalués tout comme ceux sur la pêche et sur l’écosystème en général, salinisation des sols et risques de malaria. De plus, aucun plan pour la réalisation du projet d’eau potable n’existe alors que le gouvernement mettait cet objectif en avant. Par ailleurs, les quelques programmes de réinstallation prévus ne permettent pas de garantir le maintien des conditions de vie des personnes déplacées.

Malgré ces mises en garde alarmistes, la Banque mondiale, après un vote majoritaire des Etats membres, décide, en octobre 1992, de poursuivre le financement pendant six mois au terme desquels l’Inde doit fournir un rapport sur l’état des programmes sociaux et des études environnementales.

Incapable de répondre à ces exigences, l’Inde renonce à l’aide internationale en mars 1993. A cette époque, le barrage de Sardar Sarovar a atteint le tiers des 170 m de hauteur prévus, 700 millions de dollars ont déjà été investis et 2 400 familles déplacées pour le seul Etat du Gujarat.

La capacité de l’Inde à financer elle-même ce projet se révélera déterminante dans l’avenir pour savoir si la construction du barrage sera ou non réalisée. En effet, ce pays a des difficultés pour réunir les fonds nécessaires (l’Etat du Gujarat ayant le plus fort taux d’endettement par habitant de l’Inde)et la fin de la caution de la Banque mondiale rend difficile la recherche de nouvelles sources de financement.

Les mouvements de lutte estiment ne pas avoir gagné pour autant car l’Inde n’a pas renoncé à trouver d’autres financements et la Banque mondiale a laissé entendre qu’elle n’excluait pas de financer deux autres volets majeurs du projet (le canal principal d’irrigation et le second grand barrage).

Mots-clés

politique de l’eau, ressources hydriques, irrigation, banque mondiale, impact sur l'environnement, opinion publique, pression politique, non violence, dégradation de l’environnement, financement


, Inde, Gujarat, Madhya Pradesh, Maharashtra

Commentaire

Selon des informations datant d’août 1995, la construction du barrage Sardar Sarovar est presque terminée. Le réservoir se remplit progressivement à chaque nouvelle saison des pluies. Toutefois, les villageois (en majorité du peuple tribal Adivasi)refusent toujours de partir.

Lors d’un incident récent, les premières maisons du village Bamni (district de Dhule, Etat du Maharashtra)ont été inondées, l’eau montant jusqu’à la poitrine. Pour affirmer leur volonté de rester sur place, les gens se sont regroupés dans la hutte située au plus bas niveau, envahie par les eaux. Ce type d’action non violente, dite "satyagraha" avait été popularisé par le Mahatma Gandhi pendant la lutte pour l’indépendans en Inde.

Par ailleurs, à la suite d’une mauvaise expérience de réinstalltion assurée par le gouvernement dans l’Etat du Gujarat, une vingtaine de familles ont décidé de revenir dans leurs villages des zones inondables.

La répression policière continue. Des gangs ont été engagés pour menacer les villageois et les empêcher de revenir.

Source

Articles et dossiers

FERRIE, Christian, De la Narmada au Yang Tsê Kiang : Le cas des grands barrages in. L'événement européen, 1993/09; Christian FERRIE : Déplacements de populations, destructions du milieu naturel : Grands barrages, grands désastres, Le Monde diplomatique, n° 467, février 1993, p. 24.

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