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Les castes en Inde ? Elles se portent bien, merci

Frédéric LANDY

12 / 1993

L’Inde est le pays de la diversité religieuse, et il importe de ne pas confondre "Indien" (la nationalité)et "hindou" (la religion). Second pays musulman du monde, l’Inde est cependant peuplée à 82 % d’hindous. Ceux-ci à leur tour sont subdivisés en "castes" dont le cloisonnement s’est maintenu jusqu’à nos jours.

Les anciens textes védiques nous enseignent que la société hindoue est divisée en 4 "varna" (castes, ou plutôt ordres): au sommet de la hiérarchie, les Brahmanes (prêtres). Ensuite, les Kshatriya (guerriers). Puis les Vaishya (commerçants), et enfin les Shudra (serviteurs, agriculteurs): ceux-ci sont au bas de l’échelle, et ne peuvent porter le cordon en travers de l’épaule qui distinguent les "deux fois nés". Ils sont cependant supérieurs à un dernier groupe (des captifs à l’origine?), les Intouchables, improprement appelés "hors-castes" puisque leur problème vient justement de ce qu’ils font partie de la hiérarchie socio-religieuse.

Voilà ce que nous enseignent les textes religieux. Quelle est la réalité cependant? Aujourd’hui, les Intouchables représentent presque un cinquième de la population hindoue, et les Shudra sans doute la moitié. Autant dire que les Brahmanes (5 %)ne représentent qu’un petit groupe (surtout urbain), tout autant que les Kshatriya et les Vaishya (qui n’existent que dans le nord de l’Inde). Dans toute la moitié sud de l’Inde rurale par exemple, on ne rencontre quasiment que des Shudra et des Intouchables. Autant dire que les oppositions entre les "varna" ne sont guère vécues dans la vie quotidienne, au contraire des "jati", des castes proprement dites. Chaque jati appartient à une varna: il existe plusieurs jati de Brahmanes, de même que chez les Shudra il existe des jati d’agriculteurs (innombrables!), de bergers, de vanniers, de forgerons... ou même de montreurs de marionnettes sacrées. Les Intouchables eux-mêmes sont divisés en castes de vidangeurs, de mendiants itinérants... Là est la véritable hiérarchie. Les varna sont du domaine des lettrés; ce que vit l’Indien moyen, c’est la jati.

On naît dans sa caste ("jati")et on y meurt. Fils de forgeron, on naît "forgeron" et on meurt "forgeron" - même si on ne pratique pas le métier en fait. La caste est héréditaire, et endogame: c’est-à-dire qu’on épousera aussi une fille de "forgeron". A chaque caste ses rites et ses valeurs: de ce point de vue, elles peuvent s’ignorer (et c’est peut-être un des facteurs de la relative "tolérance" hindoue). En revanche, elles sont toutes placées dans une même hiérarchie, vécue quotidiennement par le fait qu’on ne doit pas accepter de la nourriture d’une caste inférieure de peur d’être "polluée" par elle. C’est ainsi que toutes les castes d’agriculteurs refuseront de la nourriture des Intouchables, et parfois même de "bergers" - alors même que ces "bergers" pourront à leur tour refuser de la nourriture des paysans en affirmant que leur caste est en fait supérieure à celle des agriculteurs! On le voit, les contestations sont multiples, et la hiérarchie varie selon les régions. En outre, certaines castes tentent de monter dans l’échelle de pureté en cessant de manger du poulet, voire du mouton, voire toute viande (alors que rares sont les castes végétariennes en dehors des Brahmanes). Mais de telles stratégies ("sanscritisation")ont leur limite, car les autres castes risquent de ne pas les reconnaître.

Hiérarchie, mais aussi ségrégation: au coeur du village vit la caste du fondateur, en général des agriculteurs. Autour, les castes de service (artisans...). Et à l’écart, le hameau Intouchable, dont les membres ne peuvent puiser de l’eau dans l’étang ou le puits communal, ne peuvent boire leur thé à l’intérieur du café du village, ni entrer dans les maisons des autres castes. Pourtant, l’ensemble fonctionne grâce à une certaine complémentarité, par le système "jajmani" qui relie les castes entre elles de façon héréditaire: une famille d’agriculteurs s’adresse toujours au même forgeron pour sa charrue, et le forgeron se fait payer en grains chaque année après la moisson (ce système est cependant en voie de disparition du fait de la modernisation des campagnes). Il arrive ainsi que les Intouchables fassent grève: or, s’ils refusent de jouer du tambour (instrument impur car composé de peau d’animal mort), comment célèbrera-t-on le culte de la déesse du village?

Aujourd’hui certes, il existe certains facteurs de dissolution de la caste: un Brahmane pris dans la foule compacte de Bombay sait fort bien qu’il touche des... Intouchables. Certains métiers n’existaient pas dans la hiérarchie traditionnelle: conducteur de bus, informaticien ou réparateur de vélos. Certes; mais l’ingénieur Brahamane qui abandonne son végétarianisme dans la cantine de l’entreprise le respecte de nouveau le soir chez lui. Surtout, le rôle de l’Etat est pour le moins ambigu: la Constitution de 1950 a certes aboli l’Intouchabilité, et depuis Gandhi on parle des Harijan ("enfants de Vishnu")pour évoquer les Intouchables; depuis les Britanniques, il existe une politique de "reservations" que l’on a renforcée: quotas d’emplois dans le secteur public, places réservées en université pour les Intouchables et les aborigènes, afin de faire en sorte que ce ne soit pas les hautes castes qui aient les emplois les plus qualifiés. Mais voilà que désormais (outre qu’il n’est pas toujours rassurant de se faire soigner par un médecin Harijan)le certificat de caste devient un papier fort utile pour devenir fonctionnaire. Voilà que les basses castes non Intouchables réclament elles aussi des quotas - ce qu’on leur accorde, souvent avec des arrières-pensées électorales. Voilà que la caste, au lieu de disparaître, se cristallise et devient un possible passeport pour un emploi dans le secteur public. Dans l’Etat méridional du Karnataka, 92 % de la population dispose de quotas! Certains individus ou certaines castes ont même tendance à se proclamer plus "impurs" qu’ils ne le sont, dans l’espoir de se voir attribuer des quotas au titre de leur basse caste: bel exemple d’effets pervers d’une politique qui se voulait généreuse (au même titre qu’aux Etats-Unis la "positive discrimination" envers les minorités).

Mots-clés

hindouisme, inégalité sociale, religion, différenciation sociale


, Inde

Commentaire

Certains Brahmanes sont pauvres (notamment, nombre d’entre eux sont cuisiniers pour satisfaire aux tabous sur la nourriture), alors qu’il est des Intouchables ministres (le vice-président de l’Inde en 1993). La caste religieuse n’est donc pas équivalente à la classe sociale. Il n’empêche qu’il existe certaines corrélations - d’où la politique des "reservations". Mais celle-ci, en renforçant l’impact de la naissance dans l’attribution d’emplois, en créant émeutes et morts d’hommes (assassinats aussi bien que suicides par le feu)lors de la définition des castes bénéficiaires, n’a fait que redonner de la vigueur à un concept pourtant fondamentalament anti-démocratique. Pas étonnant dès lors que le suffrage universel fonctionne mal en Inde, et que l’on vote souvent moins pour des idées que pour sa caste.

Notes

Cette fiche a été élaborée à partir de ma thèse qui doit être publiée en 1994 sous le titre : "Paysans de l’Inde du Sud", chez Karthala.

Source

Thèse et mémoire

LANDY, Frédéric

Université de Paris 10 (Centre d’étyudes de l’Inde et de l’Asie du sud) - 59 Rue Bazire, 76300 SOTTEVILLE LES ROUEN. FRANCE. Tel 33 (0) 140 97 75 58. Fax 33 (0) 140 97 70 86 - France - frederic.landy (@) wanadoo.fr

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