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Grandeur et décadence d’un chef de village de l’Inde, ou les dangers de la limitation des naissances

Frédéric LANDY

12 / 1993

Kenge Gowda est le chef coutumier ("patel")du village de Mayagonahalli, dans le Karnataka (Inde du sud). Appartenant à la caste dominante des Vokkaliga (agriculteurs), son père jouissait d’un pouvoir important du temps de la colonisation britannique. Aujourd’hui, Kenge n’est presque plus rien.

"Le conseil de village traditionnel que je présidais a été supprimé. On nous a créé un conseil élu ("panchayat")au suffrage universel à la place, et je n’ai pas été élu. Aujourd’hui on vient encore parfois me voir en cas de litige, mais je ne suis pas toujours écouté. Je ne fais plus que présider les fêtes villageoises, les séances d’exorcisme, et en ces moments-là je seins mon grand sabre, en souvenir des temps où j’étais vraiment le chef.

Mais ce n’est pas le plus grave. J’ai à peu près 55 ans, et mon malheur est grand. Je possède 1,4 ha, mais cela inclut pour moitié des communaux peu fertiles privatisés par l’Etat. Et sur le reste, je ne peux cultiver que de l’éleusine (un millet), du sorgho et quelques haricots. Oh, jusqu’à il y a 2 ans, la vie était autre chose! J’ai un puits de 8 m de profondeur, et j’irriguais un demi-hectare, en riz, et en mûrier pour l’élevage de vers à soie. Mon frère vivait avec moi, et nous avions donc une propriété deux fois plus grande, identique à celle qu’avait mon père avant la division lors de son décès: tout cela avait permis d’acheter une motopompe. Mes 25 cocotiers produisaient un millier de noix par an, et j’avais les moyens de les stocker plusieurs mois pour les vendre sous forme de copra, de façon bien plus rentable que si on les vend fraîches.

Mais tout cela s’est écroulé en un an. J’ai d’abord fait une mauvaise chute d’un cocotier, on m’a conduit à l’hôpital de Bangalore, ça m’a coûté une fortune et encore aujourd’hui mon dos m’empêche de faire certains travaux agricoles. Et surtout mon fils, mon fils unique, 25 ans, dans la force de l’âge, mon fils est mort d’une maladie des reins. Il m’a laissé seul avec sa femme et ses 2 enfants trop jeunes pour travailler; je vis aussi avec mon épouse, ma vieille mère, et une jeune nièce: bref, je suis le seul homme adulte de l’exploitation - et encore, en partie handicapé! Car mon frère, pas fou, a exigé la division de la maisonnée. J’ai vendu la motopompe, j’ai vendu 2 zébus, j’ai abandonné la sériciculture et tout mon petit bétail. Je n’ai plus de main-d’oeuvre, comment voulez-vous que je m’en sorte? Près de mon puits abandonné, je ne fais plus que du riz pluvial ou de l’éleusine, et encore, mal labourés avec les 2 vaches qui me restent. Et je ne vous parle pas de mes dettes: en 1988 j’avais emprunté 2000 roupies (à 12% par an)auprès de villageois pour acheter ces vaches. Un an plus tôt, la banque m’avait prêté 7000 Rs pour acheter les 2 boeufs vendus depuis, et une charrette. Et en 1985, j’ai marié ma dernière fille, ça m’a coûté 20 000 Rs y compris la dot, une somme que j’avais empruntée aux 3/4. Je ne peux plus m’en sortir, et tout ça parce que mon fils est mort, et que je n’en ai pas eu d’autres."

N’existe-t-il cependant pas de solution? Le recours à des ouvriers agricoles pourrait permettre d’utiliser à nouveau le puits, pourvu que le Patel parvienne à acheter une nouvelle pompe (6000 Rs d’occasion). Or cela n’est pas impossible, car la ressource des cocotiers demeure (1000 noix de copra rapportent 6000 Rs par an), et parce qu’une partie de son crédit au village demeure: on continue de se lever quand il entre dans une maison. Mais le Patel ne veut engager personne: "Des journaliers, il faut les encadrer si l’on veut qu’ils travaillent. Mais moi je n’ai personne. Je manque de main-d’oeuvre pour encadrer la main-d’oeuvre!" L’exploitation fonctionne aujourd’hui selon une logique d’autosuffisance, moins en ce qui concerne les grains que la main-d’oeuvre: elle tente de se suffire à elle-même en ce qui concerne la force de travail, au détriment des rendements par hectare.

Mots-clés

dette extérieure, irrigation, mortalité


, Inde, Karnataka

Commentaire

Le Patel plante désormais des cocotiers sur des terres à éleusine - car ils demandent moins de travail. Reste que son satut de chef coutumier lui coûte cher: jamais sa femme ni sa bru ne s’engageront comme ouvrières agricoles, ce serait déchoir. Autant d’argent (moins de 10 Rs/jour)que ne pourra gagner l’exploitation. Et il ne parvient jamais à vendre un centilitre des 3 litres de lait que donne sa bufflesse, car tout est consommé par les nombreux hôtes de passage qu’il lui faut accueillir en raison de son rang. Pour la fête de Marlami Poksha, il avait 25 invités à manger des gâteaux, et 20 autres le lendemain pour du mouton. Non décidément, il n’aime guère l’administration, elle qui a supprimé son pouvoir coutumier, elle qui fait de la propagande pour la limitation des naissances à un seul fils. "Nous sommes 2 (parents), nous en avons 2 (enfants)", dit son slogan. Mais sait-elle que la mortalité infantile en Inde est encore de 9,1% en 1993?

Notes

Cette fiche a été élaborée à partir de ma thèse qui doit être publiée en 1994 sous le titre : "Paysans de l’Inde du Sud", chez Karthala. Ce récit à la première personne est en fait une reconstitution à partir d’interview.

Source

Thèse et mémoire

LANDY, Frédéric

Université de Paris 10 (Centre d’étyudes de l’Inde et de l’Asie du sud) - 59 Rue Bazire, 76300 SOTTEVILLE LES ROUEN. FRANCE. Tel 33 (0) 140 97 75 58. Fax 33 (0) 140 97 70 86 - France - frederic.landy (@) wanadoo.fr

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