Entretien avec Rajiv Khandelwal
01 / 2012
L’histoire de la croissance indienne repose largement sur la détresse et la migration des pauvres. Pourtant, cette population nombreuse et en augmentation, est totalement ignorée, affirme Rajiv Khandelwal, fondateur du Bureau Aajeevika. Dans cet entretien, Khandelwal propose des orientations pour des actions de la société civile et des politiques étatiques en direction des travailleurs migrants.
Rajiv Khandelwal est le fondateur et le directeur du Bureau Aajeevika, une initiative publique spécialisée, basée à Udaipur, qui offre des services à des milliers de travailleurs migrants des régions rurales paupérisées et qui entrent sur le marché du travail urbain pour des emplois saisonniers. Le Bureau Aajeevika tente de résoudre les problèmes liés à l’épuisement des ressources rurales et à l’inéluctabilité de la migration de la jeunesse rurale.
L’équipe de Khandelwal au Bureau Aajeevika a mis au point un certain nombre de solutions innovantes pour les migrants, telles que des services d’enregistrement et de cartes d’identité, la formation professionnelle, le conseil à l’emploi, l’aide juridique, les services financiers et une aide à l’orientation. Le Bureau cherche également activement à influencer les politiques de migration rurale et a présenté des alternatives solides au gouvernement, aux donneurs et aux agences de recherche.
Le travail du Bureau Aajeevika a fait des émules auprès de nombreuses organisations dans des États à forte migration tels que le Rajasthan, l’Uttar Pradesh, l’Orissa, le Bihar et le Maharashtra. Dans cet entretien avec Infochange, Khandelwal explique ce que l’histoire de la croissance indienne signifie pour les migrants internes qui, à la fois, ont alimenté et se sont nourris du développement du pays. Il suggère des orientations possibles pour l’action de la société civile et la politique de l’État à destination de cette population importante, croissante et pourtant négligée.
Quelles sont les implications de la croissance de l’Inde pour la migration interne?
La vérité est que la croissance de l’Inde est principalement alimentée par la migration interne et l’Inde verra sa croissance augmenter avec l’augmentation de la migration interne. Elles s’alimentent et se nourrissent mutuellement. Pourtant, une large partie des travailleurs migrants ne profite pas des bénéfices de la croissance. Ils ont beau contribuer de manière importante à la forte croissance de l’industrie et des services, les retours pour eux restent faibles.
Les salaires dans notre pays sont parmi les plus bas du monde et il ne semble pas que cela doive changer bientôt. La croissance économique de l’Inde n’est en fait une réussite que grâce à la migration effrénée et de détresse des pauvres du pays.
Comment l’État, les marchés et la société civile ont-ils construit le discours sur la migration interne ?
Je dirais que les travailleurs migrants sont négligés par ces trois piliers de la société.
L’État a largement ignoré les travailleurs migrants, principalement parce qu’il perçoit la migration interne, ou le mouvement régulier de population des villages vers les villes, comme un problème. En fait, de nombreux programmes de l’État visent à garder la population dans les villages. Le programme national de garantie de l’emploi rural, par exemple, est construit autour du besoin d’aider les habitants à trouver un emploi local. On parle peu du fait que ce programme ne répond pas véritablement aux besoins des populations de migrer.
Les organisations non gouvernementales (ONG) ont compartimenté leur travail en rural, urbain, agriculteurs, artisans, femmes, enfants, etc. Très peu d’ONG définissent les travailleurs migrants comme un groupe requérant de l’attention. Le travail des ONG avec les travailleurs du secteur non organisé sur le marché du travail est en réalité très limité. Même les ONG basées dans les zones urbaines, qui reçoivent de grandes vagues de travailleurs migrants, reconnaissent rarement ces groupes comme des candidats à un soutien ; ils sont perçus comme trop mobiles ou non disponibles. Les grands syndicats ont également fait l’impasse sur les travailleurs du secteur informel car il est difficile de les rassembler, de les mobiliser et ils ne représentent pas un gain politique significatif pour eux.
Les grandes entreprises et l’économie industrielle urbaine profitent, je crois, des avantages de cette négligence à l’égard des travailleurs migrants. Dans le contexte de dérégulation et de lois du travail laxistes, ils engrangent les bénéfices douteux et à court-terme d’une main d’œuvre temporaire et informelle.
A qui incombe-t-il de s’assurer que les travailleurs migrants internes ne sont pas exclus des réponses politiques et des mesures de protection ?
Je pense que cette responsabilité incombe principalement à l’État. Il existe un point de vue très fort, auquel j’adhère, que dans le cas des travailleurs de l’économie informelle, où les relations entre l’employeur et le travailleur ne sont pas clairement établies, l’État doit être considéré comme l’employeur principal. Il est donc de la responsabilité de l’État que les travailleurs de l’économie informelle soient protégés et qu’ils aient accès à des services et à la sécurité sociale.
Compte tenu du nombre croissant de travailleurs migrants, je vois également un rôle important pour les syndicats et les ONG. Un grand nombre de ruraux vivent maintenant dans les villes, même de manière saisonnière. L’Inde devient pauvre également dans ses villes, et plus uniquement dans ses campagnes. Le regard de la société civile doit commencer à changer de la même manière et considérer les migrants comme des candidats importants aux services, au soutien et au plaidoyer.
Concernant le rôle des ONG et des syndicats, existe-t-il des exemples concrets d’intervention de leur part ?
Dans le cas des interventions des ONG et de la société civile, je suis heureux de dire que l’attention est croissante. Notre organisation, par exemple, le Bureau Aajeevika, s’est spécialisée sur les questions des travailleurs migrants. Nous avons travaillé à la fois à la « source », au Rajasthan, et à la « destination », au Gujarat. Nous travaillons et collaborons également avec plusieurs organisations à travers le pays dans des zones de forte migration et nous les aidons dans leurs programmes destinés aux groupes de migrants. Ces organisations travaillent dans des couloirs de forte migration comme de l’Orissa vers l’Andhra Pradesh, ou du Kerala, du Bihar et de l’Uttar Pradesh vers Mumbai, ainsi que des couloirs à l’intérieur du Rajasthan, du Maharashtra et du Gujarat. Le nombre d’organisations augmente constamment bien qu’il reste partout insuffisant par rapport à l’échelle du problème. Je dirais qu’il est nécessaire que les syndicats s’impliquent davantage dans ce secteur et que nous avons besoin de nouvelles formes d’activité syndicale parmi les travailleurs migrants dans certains des secteurs que j’ai déjà mentionnés. Je pense que cet aspect est encore peu couvert.
Comment la loi sur les travailleurs migrants inter-État (Inter-State Migrant Workmen Act, ISMW Act) est-elle appliquée ?
La loi ISMW est un morceau de législation obsolète. Elle a été rédigée au milieu des années 70 et dans le contexte très spécifique des mouvements de travail entre États. Elle régit largement les entrepreneurs et tente de les amener vers une forme de régulation, ce qui est souhaitable. Mais plusieurs aspects de la migration interne se sont développés de puis, que la loi ISMW ne prend pas en compte. Il faudrait au moins réviser la législation elle-même et amener dans son cadre certaines industries spécifiques, en particulier les industries qui sont connues pour employer des groupes de migrants non qualifiés et vulnérables. Cela inclurait les industries de la construction, du transport sur la tête, du commerce de détail, de la transformation, de la restauration, de l’hôtellerie et des fours à briques. Les syndicats, les ONG, les organisations de travailleurs et le gouvernement doivent s’allier pour promouvoir une nouvelle législation pour les travailleurs migrants.
Il y a un débat constant entre universalisme et particularisme. Si nous considérons que la protection sociale, l’inclusion financière et la voix politique sont importants, alors pourquoi ne pas avoir des interventions universelles plutôt que des services ciblés uniquement sur, par exemple, les travailleurs migrants ?
L’étendue de la vulnérabilité dans le pays varie d’une catégorie de population à une autre. Ainsi, je n’affirmerais pas que tout migrant est en difficulté. C’est dans le cadre de certains types de migration que les travailleurs font face à un plus grand dénumenent et sont plus vulnérables. Ces secteurs ne sont pas difficiles à tracer et à identifier. Si nous ne ciblons pas notre travail, il y a de fortes chances pour que les avantages des services et droits offerts soient accaparés par ceux qui y ont déjà accès. Et c’est ce qui arrive tous les jours. Qui sont les groupes les plus vulnérables dans la catégorie des travailleurs migrants ? Ce sont les personnes qui parcourent de longues distances ; qui sont employées dans les industries dangereuses ; qui entrent dans l’économie informelle ; les femmes et les enfants. Prenez un jeune homme de Dehra Dun qui travaille dans un centre d’externalisation de services ou un centre d’appel à Bangalore et rencontre des problèmes dans une nouvelle ville. Il gagne 20.000 roupies par mois. Je ne dirais pas que cette expérience de migration est la même que celle d’un travailleur oriya de Bolangir qui travaille dans les exploitations agricoles du Kerala. Nos services et nos droits doivent être assez spécifiques. Le point positif est que nous avons des indications sur où résident les problèmes. Nous pouvons donc mieux utiliser les ressources publiques pour cibler les travailleurs migrants qui sont confrontés à plus de difficultés que d’autres.
Dans ce cas, existe-t-il une manière de gérer les changements structurels qui sous-tendent de telles migrations saisonnières et vulnérabilités ? Par exemple, si nous connaissons les zones de migration vulnérable, l’investissement public dans ces zones (sous forme de meilleures lois foncières, de lois du travail, d’investissements dans la productivité agricole et dans l’industrie de ces domaines particuliers) aiderait il à réduire la vulnérabilité ?
Si nous connaissons déjà les zones d’où proviennent de nombreux migrants, alors ce sont dans ces zones que des investissements spécifiques doivent être réalisés. Nous connaissons les poches de grande pauvreté en Inde : l’ouest de l’Orissa, l’est de l’Uttar Pradesh, le nord du Bihar, le sud du Rajasthan, l’ouest du Madhya Pradesh, le Bundelkhand, le Vidarbha, etc. Ce sont toutes des zones d’où la population migre en masse et où il est nécessaire d’améliorer les services et les infrastructures. On sait aussi que des formes dangereuses de trafic humain y ont lieu. Des programmes spécifiques doivent être mis en place pour réguler de tels mouvements du travail. Laissez-moi vous donner un exemple. L’un des plus grands problèmes cités par les migrants de l’est de l’Uttar Pradesh est celui du banditisme dans les trains quand ils rentrent chez eux depuis Mumbai. La plupart d’entre nous n’avons même pas conscience que le fait qu’ils soient dévalisés ou harcelés par la police et les bandits sur le chemin du retour est un vrai problème. Mais c’est quelque chose que les travailleurs migrants doivent constamment gérer. Clairement, il faut penser à des services et mesures de protection spécifiques à ces couloirs de migration.
De l’autre côté, des services peuvent être adaptés aux lieux de destination des migrants. Si l’on sait qu’il y a 500.000 migrants d’Orissa à Surat [Gujarat], il devrait être possible d’avoir des services adaptés aux besoins des migrants de l’Orissa. Si l’on sait qu’il y a 800.000 migrants rajasthanais au Gujarat et au Maharashtra, alors il est possible d’avoir des écoles et des services de soutien social qui sont spécialement destinés à ces travailleurs migrants.
N’est-ce-pas coûteux?
C’est nécessaire. Seul ce type d’investissement aidera à améliorer la santé et la morale de l’économie. Si vous voyez les conditions dans lesquelles les personnes vivent et travaillent, il y a de quoi s’étonner que ce pays produise malgré tout des choses valables. Dans nos coûts de production, nous n’incluons même pas les coûts non-économiques que les travailleurs migrants paient. Si nous devions monétiser les coûts élevés que les travailleurs paient en vivant dans ces conditions révoltantes, n’ayant aucune vie sociale, aucun loisir, aucun accès aux services, alors le coût de nos biens serait en fait très élevé et nous perdrions notre avantage compétitif international.
Pouvons-nous tirer des leçons de la gestion des migrations internationales pour celle des migrations internes?
Les migrations internationales dans le contexte indien sont assez bien régulées. Au moins, l’information est disponible car tout le monde dispose d’un passeport et les contrôles aux frontières sont assez stricts en Inde. Nous savons donc combien de personnes entrent et sortent. Mais l’Inde ne fait pas grand chose pour ses propres travailleurs à l’étranger. Par exemple, les services consulaires dans la région du Golfe sont bien développés mais ils ne répondent pas aux besoins en terme de soutien et de protection des Indiens travaillant là-bas. On peut certainement faire beaucoup mieux. Dans la plupart des pays, il est maintenant généralement admis que, dans le cadre de la migration internationale, les pays « envoyeurs » doivent prendre la responsabilité et être solidaires des travailleurs dans les pays « receveurs ». Ceux-ci ne peuvent pas être laissés à eux-mêmes. Par exemple, si de nombreuses femmes philippines travaillent comme infirmières et domestiques aux États-Unis, l’ambassade des Philippines ne peut ignorer les problèmes de ces femmes et doit être prête à leur apporter un soutien.
Nous avons besoin du même genre de structure de soutien inter-étatique dans notre pays. Car nous sommes aussi grands qu’un continent, plus grands que l’Europe. Nous avons besoin d’une meilleure coordination entre les États et de mécanismes qui offrent des services aux travailleurs d’une partie du pays à une autre.
Nous avons compris que la réponse doit venir principalement de l’État. Mais les interventions que nous avons vues jusqu’à présent sont essentiellement le fait de la société civile. Dans quelle mesure ces interventions peuvent-elles être appliquées à grande échelle ? Quelle est leur capacité à influencer les réponses et politiques de l’État et à changer le discours actuel sur les migrations ?
Certains aspects du travail de la société civile peuvent tout à fait être réalisés à plus grande échelle, comme la délivrance de papiers d’identité aux migrants, la formation, la protection juridique et les services financiers. Ils ne sont pas spécifiques à un lieu particulier : ce sont des solutions assez universelles qui peuvent être apportées à n’importe quel groupe de migrants dans n’importe quelle zone géographique du pays. La société civile est bien sûr limitée par ses ressources, ses réseaux et sa capacité à délivrer les services. C’est pourquoi elle devrait créer de bons partenariats avec les gouvernements pour la délivrance de ces services.
Je pense que la réplicabilité se situe dans le contenu. Comment cela doit être fait, comment nous l’élargissons à une zone plus large et auprès d’un plus grand nombre de groupes relèvent de la définition de l’État. L’État peut travailler très étroitement avec la société civile pour arriver à cette fin. J’insisterais sur la nécessité de montrer des modèles qui fonctionnent bien dans ces couloirs de migration. Cela mettra aussi en avant l’importance de la coordination entre les États et montrera comment les États de l’Orissa, du Gujarat, du Rajasthan et du Maharashtra peuvent travailler ensemble et comment les organisations à travers ces régions peuvent aussi coopérer. Tant que cette coordination, entre la source et la destination, n’est pas réalisée, nous ne serons pas en mesure de fournir les services à une plus grande échelle.
Deuxièmement, des investissements importants sont réalisés dans l’amélioration des infrastructures et des services urbains. Ces services peuvent commencer à s’intéresser à la présence saisonnière, non permanente, d’importants groupes de population. Des services peuvent être conçus autour de la présence de travailleurs temporaires, ce qui constitue un autre potentiel d’élargissement de l’activité puisque les zones urbaines font l’objet de beaucoup d’investissements.
Le discours changera par la pratique, et pas simplement par la recherche : c’est leur combinaison qui fera évoluer le discours. Le fait que des congrès, conférences, débats et enquêtes soient organisés autour de la question des migrations internes montre que les choses bougent déjà. La réussite du travail entrepris avec les migrants dans certaines zones du pays bénéficie d’une bonne reconnaissance. Le discours changera de toute évidence quand l’État l’adoptera totalement et le considèrera comme programme de développement. Cela prendra du temps, mais le fait que la société civile contribue à faire marcher des modèles sur le terrain constituera le point critique du discours, et pas seulement la recherche ou l’analyse politique.
migration, travail, conditions de travail, pauvreté, société civile, politique sociale
, Inde
Lire l’entretien original en anglais : India: State, markets and civil society have failed migrant workers
Traduction : Valérie Fernando
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Articles et dossiers
Rajiv Khandelwal, State, markets and civil society have failed migrant workers, in InfoChange, Janvier 2012
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