08 / 2011
En Inde, une « audition publique » représente peut-être le seul moment dans le processus de décision environnemental où se trouvent réunis en un même lieu les responsables d’un projet, les communautés touchées et les citoyens préoccupés par ledit projet, et les personnes ayant « évalué » ce dernier et ses incidences éventuelles.
La tenue d’une telle audition fait partie de la phase plus large de consultations publiques rendues obligatoires par le processus d’autorisation environnementale tel qu’établit dans la notification sur l’évaluation d’impact environnemental (Environment Impact Assessment, EIA) de 2006 (une première notification avait été publiée en 1994 et plusieurs amendements ajoutés jusqu’à ce qu’une toute nouvelle notification sorte en 2006). Une telle consultation permet entre autre d’établir lors de l’audition publique quelles sont les opinions des personnes touchées au niveau local et inclut également les réflexions écrites de quiconque souhaite participer à ce processus.
Depuis 1997, date à laquelle les auditions publiques furent déclarées obligatoires, ce processus a été mis en place sous différentes formes et interprété de diverses manières. Conformément à la procédure établie par la notification de 2006 (paragraphe 1.0 de l’annexe IV), les différents gouvernements doivent s’assurer que ces auditions publiques sont organisées de manière systématique et transparente, dans un délai raisonnable, et qu’elles permettent, en outre, au plus grand nombre d’y prendre part en ayant lieu sur le ou les lieux du projet ou dans le plus proche district, dans le cas où le projet concernerait les habitants de plusieurs districts du pays. Ces audiences constituent des espaces de forte contestation où ont été formulées d’importantes critiques sur les rapports d’évaluation d’impact environnemental ainsi que sur la manière dont sont présentées les données de base d’un site donné. Ces derniers points peuvent être mieux compris au travers de quelques exemples.
La centrale thermique DB Power, Badadarha, Chhattisgarh
En juillet 2009, Ramesh Agrawal, un militant social originaire du district de Raigarh dans l’État du Chhattisgarh, au centre de l’Inde, a envoyé une missive à Jairam Ramesh, alors Ministre de l’environnement. Cette lettre, expédiée par le biais de son organisation Jan Chetana, avait pour but d’alerter le Ministre sur le fait que l’audition publique concernant le projet d’implantation d’une centrale thermique de 1200 mégawatt par la firme DB Power Ltd dans le village de Badadarha, sis dans le district Tundri à Janjgir-Champa, avait été expédiée en 20 minutes seulement, laissant les plus de 1.000 protestataires complètement abasourdis. L’audition publique avait débuté le 30 juin 2009 à midi au Block Office de Dadhara. De fortes protestations s’étaient faites entendre dès le départ car l’endroit choisi pour cette audition se situait à plus de 35 kilomètres du village de Badadarha, où l’on planifiait de construire la centrale.
Mais, alors que les protestations exigeant le report de l’audition publique commençaient à s’élever, le magistrat de district supplémentaire (Additional District Magistrate, ADM) et le président de séance, S K Chand, déclarèrent la séance levée, sur la base que personne ne se présentait pour parler du projet en lui-même. On mit donc fin à l’audience publique. Les fonctionnaires présents ne firent aucun effort pour essayer de comprendre pourquoi les habitants des environs se plaignaient et encore moins pour répondre à leurs inquiétudes.
Un jour après l’envoi d’un courrier électronique au ministre, une réponse arriva ainsi formulée « Merci beaucoup. Je vais voir ce que je peux faire et revenir vers vous. » Puis ce fut le silence complet jusqu’à la publication du compte-rendu de la 64ème réunion du Comité d’expertise (Expert Appraisal Committee, EAC) sur les projets de centrales thermiques, sur le site internet du Ministère de l’Environnement et des Forêts (MoEF) dans le courant du mois de février 2010. L’EAC avait examiné le projet pour la première fois afin de lui accorder l’autorisation environnementale le 30 janvier 2010.
Des membres de l’EAC visionnèrent l’enregistrement vidéo de cette réunion et en conclurent que la manière dont les débats s’étaient terminés était loin de les satisfaire. Le compte-rendu de la réunion laissait transparaître des inquiétudes et planer des incertitudes quant à la réelle prise en compte des opinions de la population, sur les réponses apportées par les autorités en charge du projet aux problèmes soulevés et sur le suivi de toutes les autres procédures réglementaires. Le Comité décida de demander l’avis du gouvernement de l’État en question, d’un représentant du Comité de Préservation de l’Environnement du Chhattisgarh (Chhattisgarh Environment Conservation Board, CECB) et du collecteur du district, et de ne pas accorder l’autorisation au projet jusqu’à ce que ces discussions aient lieu. Ces différentes personnes furent conviées à venir à New Delhi pour une réunion avec l’EAC. Ce dernier décida de s’en remettre à l’opinion des trois fonctionnaires gouvernementaux. Malheureusement aucun des protestataires et aucune des personnes qui avaient signé la lettre envoyée au Ministre ne furent considérés digne d’une invitation à la réunion de l’EAC afin de confirmer ce qui s’était réellement passé lors de l’audition publique.
La 67ème réunion de l’EAC eut lieu les 19 et 20 mars 2010. Au nombre des personnes présentes lors des discussions sur le projet de centrale DB Power on trouvait le magistrat de district supplémentaire, le président de séance S K Chand ainsi qu’un représentant du CECB. Après vingt minutes d’observations orales et écrites, ces fonctionnaires déclarèrent une fois encore que l’audition publique était close ! Dans un communiqué, ils indiquèrent que des membres d’une organisation nommée Kishan Mazdoor Sangh avaient perturbé le déroulement de l’audition publique et que les personnes présentes n’étaient pas autorisées à débattre d’éventuels problèmes. Ramesh Agrawal et Rajesh Tripathy de l’organisation Jan Chetana, qui assistaient à l’audition publique, affirment que l’allégation faite par ces fonctionnaires est absolument sans fondement.
Les fonctionnaires reconnaissent cependant que les protestataires ont exigé le changement du lieu de l’audition publique. Mais la plupart d’entre eux n’habitaient pas Badadarha, l’endroit qui serait le plus touché par le projet. L’ironie de l’histoire, c’est que les fonctionnaires ne se rendirent pas compte que la raison première pour laquelle les habitants de Badadarha n’avaient pas assisté en grand nombre à l’audition publique était parce que cette dernière avait été organisée à 35 kilomètres de là. Les fonctionnaires affirment qu’ils ont demandé à de nombreuses reprises aux personnes présentes de s’avancer vers l’estrade pour faire part de leurs préoccupations mais que personne ne le fit. Selon les déclarations des fonctionnaires du gouvernement de l’État au EAC, les sept personnes qui se présentèrent effectivement devant l’estrade ne soulevèrent aucun problème relatif à l’environnement. Leurs préoccupations concernaient plus le lieu choisi pour l’audition publique, leur volonté de ne pas vendre leurs terres et leur refus total de voir l’entreprise s’implanter dans la région.
Ce que les fonctionnaires et le EAC se refusèrent à voir, c’est que les 1 000 personnes présentes lors de l’audition publique se plaignaient de l’endroit choisi pour celle-ci et exigeaient qu’on la tienne à nouveau conformément à la réglementation. Ils étaient de toutes leurs forces contre le projet et l’entreprise en charge de ce dernier, leur point de vue étant que tant que ces problèmes n’étaient pas résolus, ils ne prendraient part à aucune autre question, qu’elle soit d’importance ou mineure, qui ait trait avec le EIA. Une telle position, de toute évidence, importait peu aux fonctionnaires qui présidaient à l’audition, ces derniers étant plus qu’enclins à en finir avec la liste des procédures à suivre afin que l’autorisation soit accordée au projet le plus rapidement possible. Le projet fut d’ailleurs officiellement approuvé lors des quelques réunions suivantes de l’EAC.
La centrale OPG Power Gujarat Ltd, Mundra, Kutch
Le deuxième exemple est relatif à l’autorisation environnementale et à l’audition publique du projet soumis par OPG Power Gujarat Limited, qui a, depuis, reçu l’aval environnemental pour construire une centrale thermique de 300 mégawatt sur la côte de Mundra, une région fragile sur le plan écologique, située dans le district du Kutch, dans l’État du Gujarat. Cette construction fait partie du projet d’OPG de générer 5.000 mégawatt d’électricité comme indiqué dans leur protocole d’accord avec le gouvernement du Gujarat, un État de l’ouest de l’Inde. Ce projet a reçu l’aval environnemental assorti d’une liste sans précédent de 121 conditions auxquelles l’entreprise doit se conformer durant toute la mise en œuvre du projet. Les chefs de projet et les membres de l’organisme de réglementation expliquent que la plupart de ces conditions visent à prendre en considération les inquiétudes exprimées lors de l’audition publique.
L’audition publique du 29 mai 2009, relative au projet de construction de la centrale de 300 mégawatt par l’OPG, fit face à de fortes protestations de la part des communautés de pêcheurs et de paludiers qui seraient affectées à la fois par la centrale elle-même mais aussi par son réseau de conduites d’arrivée et de rejet d’eau. Les habitants se réunirent en grand nombre et exprimèrent on ne peut plus clairement leur objection au projet. Ils présentèrent même un rapport détaillé aux autorités présentes et en envoyèrent une copie à la Commission de Contrôle de la Pollution de l’État du Gujarat (GPCB) ainsi qu’à l’Organisme d’Évaluation d’Impact Environnemental de l’État du Gujarat (SEIAA), ce dernier étant chargé d’évaluer le déroulement de l’audition publique et le rapport d’EIA. Il est intéressant de noter la réponse du GPCB lors d’une intervention faite par celui-ci à l’autorité judiciaire devant laquelle l’autorisation environnementale avait été remise en question. Elle indique en effet qu’il y avait une forte opposition de la part des 2 000 personnes présentes lors de l’audition publique mais que, comme 117 personnes seulement donnèrent leur nom et leurs coordonnées, seules leurs objections furent effectivement consignées.
Il est aussi important de noter que le ton était déjà donné dans le résumé analytique du rapport d’évaluation d’impact environnemental, préparé pour le groupe OPG par la société Detox Corporation Private Limited. Il expliquait en effet pourquoi il était nécessaire de construire une centrale thermique, implantée au cœur du Kutch, une région en plein essor industriel. Son argumentaire était que la centrale OPG de 300 mégawatt devait être construite car « l’État du Gujarat est l’un des plus industrialisés du pays et le fossé avec la demande existante excède les 15 % dans cet État. Le Kutch devient un important centre industriel et la région alentour possède deux importants ports de niveau international avec Mundra et Kandla qui sont par ailleurs les deux plus grands ports du pays. » C’est pourquoi « le projet d’implantation de la centrale est mis en place dans le Kutch afin de satisfaire la demande de plus en plus forte dans cette région. Ce projet devrait aussi permettre de fournir en électricité les grands consommateurs industriels que sont les entreprises Arvind Mills, Shah Alloys etc. »
Le Machimar Adhikar Sangharsh Samiti (MASS), un syndicat de pêcheurs qui travaille sur les problèmes d’environnement et les moyens de subsistance dans la région de Mundra, a procédé, avec l’aide de représentants de la société civile, à une étude détaillée du rapport d’EIA et trouvé plusieurs lacunes dans celui-ci. Lors de l’audition publique, la société Detox Corporation Private Limited n’a cependant pu apporter aucune solution aux problèmes soulevés par les villageois locaux ni expliquer les divergences apparaissant dans le rapport d’EIA. Les communiqués de presse et les rapports des médias, mais aussi l’enregistrement vidéo du déroulement de l’audition, en fournissent tous la preuve. Et pourtant, le compte-rendu officiel de l’audition est en contraste total avec ce qui s’est réellement déroulé lors de celle-ci. Cette erreur fut à nouveau portée à la connaissance des autorités concernées, le SEIAA et le GPCB.
On fit aussi remarquer lors de plusieurs interventions que l’évaluation d’impact sur l’environnement marin n’avait pas été effectuée dans le cadre du projet OPG, ce qui constituait une énorme lacune puisque le site choisi pour l’implantation de la centrale OPG se situe près de la zone intertidale qu’est la côte du Kutch, une région très fragile sur le plan écologique et source de subsistance unique pour les pêcheurs et les paludiers. D’ailleurs, lorsque l’on interrogea la société sur le fait qu’aucune évaluation d’impact sur le milieu marin n’était disponible, elle répondit que cette étude avait été confiée à M/s Indomer à Chennai et que le rapport serait disponible le mois suivant l’audition publique. Ce rapport ne fut jamais présenté à la population concernée.
Suite à l’audition publique, il fallut attendre le 11 juin 2010, soit plus d’un an, pour que l’autorisation environnementale soit accordée. Ce jour là, le SEIAA donna son aval au projet et fournit la liste des 121 conditions requises. Durant ce laps d’un an, le SEIAA demanda également aux chefs de projet de répondre des différentes lacunes qui avaient été mentionnées lors de l’audition publique, de compléter le rapport d’EIA et, enfin, de faire établir et approuver par un institut académique « de renom » un rapport d’évaluation d’impact sur l’environnement marin. Le SEIAA rencontra également des représentants du syndicat des pêcheurs MASS sur le site du chantier et demanda à l’entreprise en charge du projet de répondre à leurs préoccupations. Selon le SEIAA, ces préoccupations ont été « dûment » prises en compte et apparaissent dans l’une ou l’autre des 121 conditions de la liste. Le gros point d’interrogation reste de savoir si ces conditions vont vraiment être suivies à la lettre. Il est en fait ironique de noter que l’une d’entre elles explique de manière très vague que « tous les problèmes soulevés lors de l’audition publique doivent être complètement traités / réglés dans un délai raisonnable. »
Tout ceci ne fit qu’augmenter l’opposition au projet de centrale et amena les opposants à perdre encore plus confiance envers le système d’évaluation des autorités en charge de la réglementation.
Conclusion
En Inde, les auditions publiques continuent cependant d’être considérées par les communautés touchées par des projets industriels ou relatifs aux infrastructures comme des espaces d’interaction et un moyen d’influer sur les prises de décision des organismes de réglementation. Mais pour ceux qui détiennent le pouvoir de décision, de telles auditions ne représentent qu’un endroit où ils écoutent ce que les gens ont à dire mais ne font ensuite que ce qui arrange leurs propres intérêts. Personne n’est tenu responsable d’une manière ou d’une autre de ce qui n’est pas consigné et des non-dits.
Le processus d’auditions publiques a été acclamé lors de sa mise en place dans la cadre de la loi sur l’environnement car il représentait un espace radicalement différent permettant une participation au processus de décision. Les fonctionnaires gouvernementaux et les experts juridiques ont tous parlé de ces auditions comme d’un espace juridique progressiste dans leurs conférences et leurs écrits universitaires. Cependant, les rapports sur la manière dont elles se déroulent révèlent l’existence d’un large fossé entre les clauses décrites par la loi et l’application de ces procédures légales. Et tant que les pouvoirs exécutifs et les autorités judiciaires se refuseront à prendre en considération la façon dont ces auditions sont réellement perçues et à écouter les comptes-rendus que le peuple y prenant part en donne, notre système de prise de décision continuera à paraître sans problèmes. Cela ne sera d’aucun bien pour l’environnement et n’aidera en aucune manière les communautés locales pour lesquelles ces clauses légales ont été établies en premier lieu.
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, Inde
Mouvements sociaux et environnementaux en Inde et en Colombie
Lire l’article original en anglais : The sites of new knowledges: citizens’ participation in environmental decision making
Traduction : Isabelle Louchard
La chercheuse Manju Menon travaille sur les conflits entre environnement et développement en Inde. Elle est actuellement doctorante au Centre for Studies in Science Policy, JNU, New Delhi. Contact : manjumenon1975(@)gmail.com
Texte original