08 / 2011
En mars 2011, le monde a été témoin d’un « accident » et d’une « catastrophe naturelle » au retentissement immense. Après le séisme et le tsunami, la crise nucléaire causée par les dommages de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi est devenue incontrôlable. Même si ce n’est pas la première catastrophe nucléaire, c’est la première fois que le monde entier a pu voir les images des explosions et suivre l’exode massif des populations hors de la zone irradiée. Les nouvelles de la catastrophe, les réponses immédiates des personnes affectées, des gouvernements, des entreprises et des autres personnes concernées ont été largement couvertes par les médias.
Cette catastrophe nucléaire arrive au moment où le monde du nucléaire indien travaille fiévreusement à la mise en service de sa nouvelle centrale de Koodankulam et à la construction de plusieurs autres pour augmenter son portefeuille énergétique. A Koodankulam, une zone côtière de Tirunelveli à la frontière du Tamilnadu et du Kerala, la première centrale doit être mise en service en septembre et les exercices de sécurité proposés par les constructeurs ont suscité la colère des villageois des zones alentour. Depuis le 15 août, jour de l’Indépendance de l’Inde, les villages sont résolument décidés à faire fermer la centrale, dont la zone a été le théâtre de protestations massives, de grèves de la faim et de blocus. Les opposants ont porté sur la place publique tous les problèmes scientifiques, politiques, économiques et sociaux liés à la technologie, à l’énergie et à la bureaucratie du nucléaire.
La naissance d’une nation dotée de la puissance nucléaire
L’historique de l’énergie nucléaire ou du programme nucléaire en Inde est lié à l’histoire d’une nation, née d’un long combat pour son indépendance, qui aspirait à devenir une puissance économique forte, moderne et autonome. Après l’Indépendance, tandis que Jawaharlal Nehru commençait à construire une Inde nouvelle et moderne, un jeune physicien en nucléaire retint son attention, le neveu de Sir Dorabji Tata, formé à l’Université de Cambridge et fondateur de l’Institut Tata de Recherche Fondamentale, à Bombay. En 1948, un an après l’Indépendance, leur rencontre mena à la création de la Commission Indienne à l’Energie Atomique (CEA). Elle fut créée par le vote d’une loi au Parlement dont les clauses ont permis que les questions d’énergie nucléaire soient traitées dans le plus grand secret et affirmaient de manière incontestable que l’énergie nucléaire alimenterait cette nouvelle nation (Ramana 2003).
Le secret sur les détails du programme nucléaire signifie que des informations concernant plusieurs domaines sont fermées au public. Cela comprend notamment les questions suivantes:
quel est l’objectif exact du programme nucléaire - la production d’énergie, l’utilisation de la technologie nucléaire à des fins pacifiques, pour la sécurité nationale, ou pour tous ces objectifs à la fois?
en se basant sur le combustible utilisé, quel est le potentiel énergétique du nucléaire en Inde?
dans quelle mesure cette technologie a-t-elle été importée dans d’autres pays?
quel budget est attribué au développement de la technologie nucléaire et aux projets individuels en Inde?
Le manque d’information dans ces domaines limite le débat public sur le fait de savoir si l’Inde développe la technologie nucléaire en vue d’un armement plus performant et sur ses relations d’échange et de commerce avec les pays nucléarisés et les entreprises d’armement. En outre, le débat devient impossible sur la viabilité économique de l’énergie nucléaire comme source devant satisfaire les besoins énergétiques de l’Inde. Cela limite aussi la discussion à propos des impacts spécifiques sociaux et environnementaux que chaque centrale peut avoir sur le milieu physique et sur les communautés qui partagent leur environnement naturel avec des projets nucléaires. Les scientifiques et les militants du monde entier ont alerté sur le fait que la technologie nucléaire a des effets radioactifs à tous les stades de son cycle de développement, de l’extraction du minerai à l’élimination des déchets nucléaires en passant par la production d’énergie.
Mise à part la loi qui protège le programme nucléaire du public, c’est la bureaucratie nucléaire qui est gardienne du système et des centrales nucléaires.
La CEA a d’abord été créée au sein du Département de Recherche Scientifique. Après que le Département de l’Énergie Atomique (DEA) fut mis en place le 3 août 1954 sous la tutelle directe du Premier Ministre par un décret présidentiel, la CEA y fut rattachée en 1958. Le secrétaire au Département de l’Énergie Atomique du Gouvernement Indien est l’ancien Président de la Commission. Les autres membres de la CEA sont nommés chaque année sur recommandation du Président de la CEA avec l’approbation du Premier Ministre. Contrairement à la plupart des questions politiques, pour lesquelles le cabinet détient l’autorité ultime, la CEA est composée principalement de scientifiques et est dominée par les hauts responsables du Département de l’Énergie Atomique. (Ramana, 2003)
Le DEA est responsable de la recherche sur le nucléaire et de l’énergie nucléaire. Il contrôle toutes les institutions qui enseignent et conduisent des programmes de recherches telles que le Centre de Recherche Atomique Bhabha à Mumbai. La Nuclear Power Corporation of India (NPCIL), une compagnie agréée par le gouvernement, met en place des projets nucléaires tandis qu’Indian Rare Earths Limited et Uranium Corporation of India sont chargés de la prospection, de l’extraction et de la transformation des matériaux nucléaires.
Le Bureau de la Réglementation de l’Énergie Atomique (BREA) a été créé en 1983 pour faire appliquer la réglementation de la loi sur l’énergie atomique de 1962. Sa tâche principale est de s’assurer que le développement et le déploiement de la technologie nucléaire n’entraînent pas de risques sanitaires et environnementaux. Il délivre les autorisations aux centrales du DEA, examine les rapports des autorités des centrales et contrôle l’application des mesures de sécurité qui doivent être appliquées dans les centrales. Des comités ou des divisions séparés, travaillant sous l’autorité du BREA, sont en charge de ces fonctions mais aussi de mener des études de recherche et des enquêtes sanitaires et environnementales autour des centrales, et de collecter la documentation et les analyses sur la sécurité.
La société indienne d’énergie nucléaire (Nuclear Power Corporation of India), une société gouvernementale, a l’entière responsabilité de la construction et de l’exploitation des centrales nucléaires en Inde. Depuis la première centrale construite en 1969 à Tarapur, dans l’État du Maharashtra, la société possède aujourd’hui 20 réacteurs nucléaires à Tarapur (Maharashtra), Rawatbhata (Rajasthan), Narora (Uttar Pradesh), Kakrapar (Gujarat), Kaiga (Karnataka) et Kalpakkam (Tamil Nadu). La construction d’une centrale est en cours à Koodankulam (Tamil Nadu) et de nouveaux projets sont à venir à Jaitapur (Maharashtra). Des centrales sont aussi en projet à Bargi (Madhya Pradesh), Fatehabad (Haryana) et Haripur (Bengale occidental). Jusqu’à présent la contribution nucléaire n’a jamais dépassé 3% de la production électrique indienne. Les défenseurs du nucléaire ont toujours surestimé la part envisagée du nucléaire dans le portefeuille énergétique de l’Inde. Nous sommes encore bien en-dessous de la moitié des objectifs (10.000 MW) prévus pour 1980! (Praful Bidwai, 2007)
Impacts et conséquences
Dès le début du programme nucléaire indien, c’est bien cette bureaucratie du nucléaire qui a justifié les investissements et les moyens nécessaires au développement de la technologie nucléaire et des projets de production d’énergie. Grâce au secret qu’elle a le pouvoir de garder sur des informations cruciales, cette bureaucratie produit pour chaque projet les analyses coût-bénéfice, les rapports d’évaluation d’impact environnemental et les plans de gestion des risques. Les rapports sont établis par les mêmes agences qui proposent les projets. Il est impossible d’obtenir une étude indépendante. La plupart d’entre elles se résument seulement aux bénéfices de l’énergie nucléaire comme une « source d’énergie productive, sûre et compétitive économiquement, en pleine expansion à travers le monde et qui apparait comme une solution alternative au grave problème de réchauffement climatique causé par la combustion des énergies fossiles ».
Quand des unités supplémentaires ont été ajoutées au projet d’énergie nucléaire de la NPCIL à Koodankulam, dans le Tamil Nadu, une audition publique fut annoncée. Le rapport de l’EIA (Environmental Impact Assessment, ou Evaluation d’Impact Environnemental) et le résumé ont été mis à disposition de façon sélective auprès de ceux qui souhaitaient le lire avant l’audition, qui a eu lieu en application de la loi sur la protection de l’environnement que l’audition a eu lieu. Depuis 1994, cette même loi a institutionnalisé la pratique de comités sectoriels d’évaluation par des experts, sous tutelle du Ministère des Forêts et de l’Environnement, pour évaluer les projets et recommander l’agrément ou le rejet de l’autorisation environnementale à des projets d’infrastructure ou de développement. Néanmoins, au moment où le projet de Koodankulam était à l’étude il n’existait pas de comité d’évaluation par des experts pour les projets nucléaires.
Quand de tels projets organisent des auditions publiques, il apparait absurde de débattre sur des éléments fournis par l’establishment nucléaire sur ses propres projets. Praful Bidwai est un journaliste reconnu et un critique de longue date du programme nucléaire indien. Voici ce qu’il écrivait dans ses observations présentées au jury de l’audition publique : « Le laboratoire d’étude de l’environnement du BARC n’est pas un organisme indépendant, pas plus que ne l’est le bureau de réglementation de l’énergie atomique. Ces deux entités appartiennent au Département de l’Énergie Atomique. Quant à la NPCIL, elle travaille exclusivement pour le DEA. » En se référant aux organismes impliqués dans les projets de l’EIA, il soulignait l’absence totale d’examen indépendant des faits présentés par les responsables du projet à l’audition publique.
La réalité des sites et la population qui vit sur le territoire concerné par le projet sont les éléments les plus marquants lors des auditions publiques. La plupart des sites choisis pour ces projets sont fortement peuplés, y compris selon les normes du DEA. Par exemple, si le DEA suivait ses propres règles d’implantation, il devrait y avoir une « zone d’exclusion » totalement inhabitée dans un rayon de 1,5 km autour du réacteur et une autre zone d’habitat dispersé dans un rayon de 30 km plus loin. Il faudrait donc évacuer 10.000 familles pour pouvoir mettre en œuvre le projet de Koodankulam. Par ailleurs, beaucoup de ces sites sont situés sur la côte dans des zones très exposées aux cyclones et aux raz-de-marée. Des structures telles que les digues ou les murs censées protéger le réacteur ne sont d’aucune aide lors de telles catastrophes. Enfin, l’utilisation puis le rejet d’eau de mer à des températures très élevées affecte la vie marine.
Commentant le rapport du projet Koodankulam par l’EIA, M.V. Ramana écrit : « la lacune principale de l’EIA est qu’alors qu’elle donne dans les moindres détails des informations assez triviales et sans importance (par exemple les facteurs d’atténuation de la pollution en fonction de la largeur de la ceinture verte pour les différentes classes de stabilité atmosphérique, ou le niveau sonore à 2 mètres d’une pompe à eau de refroidissement), elle ne fournit pas les informations bien plus vitales et nécessaires à une évaluation fiable sur les impacts environnementaux. On peut citer les inventaires prévus à n’importe quel moment des différents matériaux fissiles présents sur le site, la pression supplémentaire que le dôme de confinement est censé pouvoir supporter et les volumes ou les masses prévus des effluents radioactifs jetés à la mer en temps normal ou en cas d’accident. »
Ce ne sont pas seulement les informations des rapports de l’EIA qui sont suspects en raison du double rôle de promoteur et de régulateur de l’establishment nucléaire. Toutes les enquêtes sur les conséquences des projets nucléaires en activité et les rapports officiels sur les accidents nucléaires sont également suspects. Plusieurs organisations membres de la coalition « Campagne pour le Désarmement Nucléaire et la Paix » ont mené des enquêtes, des analyses et des études pour révéler les conséquences de la technologie nucléaire. Les impacts les plus importants sont dus aux radiations des émissions normales et des rejets accidentels. Bidwai écrit : « Chaque étape du cycle du combustible nucléaire rejette des radiations ionisantes, un poison silencieux, impalpable, invisible qui ravage l’ADN des cellules et cause des cancers ou des mutations génétiques. Les radiations ne peuvent être éliminées ou éteintes. Elles peuvent seulement être déplacées. Les radiations sont nocives quelle qu’en soit la dose ». Ceci est très important surtout à la lumière des réponses données habituellement par la bureaucratie nucléaire au sujet des radiations. Elle maintient que les centrales nucléaires et les réacteurs sont sûrs et que leurs efforts visent à minimiser les risques d’accidents.
L’exposition des mineurs, des communautés locales vivant autour des mines d’uranium et des personnes transportant les matières est très souvent oubliée quand les conséquences des projets nucléaires sont évoqués. Suite à la production d’énergie, les émanations radioactives des stocks de combustible usagé ne sont pas non plus pris en compte. Ramana ajoute : « dans le (projet de Koodankulam), l’EIA parle de la pollution radioactive dans l’atmosphère et dans l’eau (mais) ne parle pas de la contamination potentielle de l’environnement par les combustibles usagés qui devront nécessairement être stockés sur le site pendant plusieurs mois, au moins le temps de refroidir. Le combustible usagé contient l’essentiel de la radioactivité qui quitte le réacteur. Ce fait n’est même pas reconnu et on ne nous dit pas ce qu’il advient de ce combustible usagé. »
Quelque soit le type d’activité nucléaire, il génère des déchets radioactifs. Il n’existe pas encore de système de stockage permanent ou d’élimination pour ces déchets qui survivront à toutes formes de vie.
Les accidents nucléaires liés aux centrales nucléaires et aux réacteurs sont plus courants qu’exceptionnels. La plupart des auteurs critiquant la technologie nucléaire affirment que la technologie elle-même favorise les accidents. Lorsque la centrale est implantée sur le littoral ou dans des zones sismiques, les catastrophes naturelles s’ajoutent au risque d’accident. Le site internet de GreenPeace India contient une liste d’accidents qui ont eu lieu en Inde depuis 1990. Selon un article récent paru dans le magazine Down to Earth, le BREA a identifié 134 zones à risque lors d’un audit de sécurité en 1995. Ces dernières avaient déjà été identifiées par le DEA dans les années 70-80, mais ces rapports sont restés confidentiels et hors de portée des citoyens jusqu’à ce jour.
Il est impossible de ne pas citer la catastrophe de Tchernobyl où 95.000 personnes furent tuées tandis que beaucoup d’autres continuent d’en mourir. La zone de 10.000 km2 qui a été mise sous surveillance pour contrôler le taux de radiation a été classée en zone d’accident, empoisonnée et perturbée pour des générations. Cette année, suite au séisme et au tsunami, la catastrophe dramatique de la centrale nucléaire de Daiichi à Fukushima au Japon a amené plusieurs gouvernements à renoncer à leurs projets d’investissement ou d’élargissement de leur portefeuille nucléaire. De nombreux projets qui devaient voir le jour ont été abandonnés, d’autres plus anciens vont être fermés. Cela renforce le courant actuel d’abandon progressif de l’énergie nucléaire, le nombre de projets abandonnés surpassant le nombre de centrales en commande.
Malgré l’avertissement que représente l’énorme catastrophe qui a eu lieu au Japon, la bureaucratie indienne du nucléaire continue d’afficher sa conviction que les systèmes hautement technologiques sont prévisibles et stables, et que l’on peut les faire fonctionner selon nos désirs. Les fonctionnaires n’ont pas tardé à assurer par voie de presse que les lieux et les technologies choisis pour les centrales nucléaires indiennes les rendaient invulnérables aux catastrophes naturelles. Ces garanties paraissent si mensongères quand le monde entier est témoin des conséquences d’un échec technologique dont tout un pays souffre. (1)
Ulrich Beck, auteur de La société du risque, a dit lors d’un entretien donné peu après la catastrophe de Fukushima, que nous sommes désormais soumis à un nouveau type de risque qui « n’a pas de limites dans l’espace, le temps et la société ». Les mouvements sociaux contre l’énergie nucléaire peuvent-ils défier l’immoralité de la bureaucratie nucléaire dans la plus grande démocratie du monde ?
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, Inde
Mouvements sociaux et environnementaux en Inde et en Colombie
Lire l’article originale en anglais : Who knows, who cares? Environmental and social safety violations in nuclear projects in India
Traduction : Isa T.
La chercheuse Manju Menon travaille sur les conflits entre environnement et développement en Inde. Elle est actuellement doctorante au Centre for Studies in Science Policy, JNU, New Delhi. Contact : manjumenon1975(@)gmail.com
Sources:
Praful BIDWAI, ‘Nuclear deal: a bad and strategic energy bargain’, June 2007
M.V. RAMANA, ‘La Trahison des Clercs: Scientists and India’s Nuclear Bomb’, in Prisoners of the Nuclear Dream ed. M. V. Ramana and C. Rammanohar Reddy, New Delhi: Orient Longman, 2003
Texte original