Le théâtre politique présente à son public une image de la réalité qui met en lumière l’oppression, très courante dans la société, et sensibilise les masses à certaines causes ou à certains moyens d’action. Le Jan Natya Manch (Front du théâtre populaire), basé à Delhi, a été à l’origine d’un renouveau radical de ce type de théâtre en Inde. Même si ce groupe n’entre pas exactement dans la catégorie des mouvements sociaux ou politiques, il s’est toutefois constamment associé aux luttes politiques, il est parvenu à rester ancré dans les problèmes qui touchent les couches les plus défavorisées de la société, et il a fait preuve d’un militantisme inébranlable. Autant de raisons pour s’intéresser à son histoire.
L’origine du théâtre populaire en Inde
L’association indienne de théâtre populaire (Indian People’s Theatre Association, IPTA) fut créée en tant que façade culturelle du Parti communiste d’Inde (CPI) en 1942. Ce fut le premier mouvement de théâtre d’envergure nationale en Inde, et il travailla tout d’abord sur des pièces destinées à la scène1. L’IPTA jouait régulièrement de courts sketchs et des pièces dans des immeubles de la classe ouvrière, « où les ouvriers et leurs familles pouvaient se rassembler d’un côté ou bien jeter un œil par les portes et les fenêtres de leurs logements » [Tanvir 2007: 68]. L’une des rares pièces de théâtre de rue qu’ils jouaient, Shanti Doot Kamgar (« Classe ouvrière : Présage de Paix »), s’inspirait de la Révolution chinoise, pendant laquelle « des militants communistes se rendaient dans des restaurants et d’autres lieux publics, puis simulaient des disputes entre eux. Une fois qu’ils avaient attiré l’attention des gens, l’un d’eux grimpait sur une table et prononçait un discours d’agitation appelant à soutenir la cause » [Tanvir 2007:68].
Suite à l’indépendance, le mouvement communiste étant divisé par plusieurs conflits internes, l’IPTA cessa peu à peu ses activités. À la fin des années 50, l’organisation nationale fut officiellement dissoute, et ne subsistèrent que des antennes d’État indépendantes, notamment à Delhi.
La naissance du Jan Natya Manch
En 1964, le CPI se scinda, et les membres les plus à gauche se détachèrent pour former le CPI (Marxiste), aussi connu sous l’acronyme CPI(M). Ce nouveau parti constitua rapidement une section étudiante, la Fédération des Etudiants d’Inde ou SFI (Students’ Federation of India). En 1970, un groupe d’étudiants de l’Université de Delhi, parmi lesquels Safdar Hashmi (qui avait collaboré avec la SFI), estima qu’il fallait « travailler de manière transversale pour le mouvement démocratique » et qu’ils ne pouvaient pas « rester soumis à l’organisation et à la discipline de la SFI » [Hashmi 1989: 148]. Ils décidèrent de monter une troupe, qu’ils baptisèrent IPTA. À ce moment-là, l’IPTA avait pratiquement disparu à Delhi, et son secrétaire avait installé un commerce d’import-export dans les locaux. Les étudiants demandèrent au secrétaire de leur laisser utiliser le bureau. Il refusa. Alors, raconte Hashmi, « on a ramassé ses objets et ses affaires d’import-export, et on a tout jeté du premier étage. Ça n’a pas été très violent, car il n’a opposé aucune résistance » [1989: 149].
Ils utilisèrent le bureau pendant un an et demi, et commencèrent à entrer en contact avec le mouvement de gauche à Delhi. Ils jouaient des pièces longues, normalement destinées à la scène, dans des quartiers ouvriers, sur des scènes temporaires et à l’aide de micros. Ils envoyaient des groupes de chanteurs aux portes des usines et dans les faubourgs de la ville, pour recueillir des fonds et distribuer des tracts [Hashmi 2007: 78]. Ils se mirent à jouer pour les mouvements populaires des deux partis communistes, ayant « décidé au sein du groupe de ne jouer sous le drapeau d’aucun parti en particulier » [Hashmi 1989:152].
En mars 1973, le CPI organisa une grande manifestation à Delhi et demanda à la troupe de donner une représentation. Or, à cette période le CPI s’était mis à soutenir le gouvernement très corrompu du Premier ministre, Indira Gandhi. La troupe refusa donc de jouer, malgré d’importantes pressions. Finalement, fin mars, on les obligea physiquement à quitter le bureau de l’IPTA. En avril 1973, ils fondèrent un nouveau groupe, baptisé Jan Natya Manch, ou Janam. Il ne restait que cinq membres de la troupe d’origine.
Les débuts
La première pièce jouée par Janam fut la pièce bengalie d’Utpal Dutt, Mrityur Atit (« Après la Mort »). Ils utilisèrent l’argent que leur avait rapporté cette représentation pour contacter d’autres étudiants, et le groupe comporta finalement 50 à 60 étudiants. En septembre 1973, la troupe monta Bharat Bhagya Vidhata (« L’Architecte du Destin de l’Inde »), de Ramesh Upadhyay, une pièce sur la fraude dans la machinerie électorale. Cette dernière fut jouée dans des quartiers ouvriers et de classes moyennes, aux portes des usines, dans des universités et dans des parcs publics. En janvier et février 1974, ils la mirent en scène dans l’État d’Uttar Pradesh au moment des élections de mi-mandat de l’Assemblée, dans quelques villes où le CPI et le CPI(M) présentaient des candidats [Hashmi 1989:17]. Suite à cela, ils mirent en scène Bakri (« La Chèvre ») de Sarveshwar Dayal Saxena, inspiré de la politique contemporaine. Ils jouèrent cette pièce jusqu’en juin 1975, puis le groupe fut submergé par des soucis politiques plus graves.
Le 12 juin 1975, la Haute Cour d’Allahabad jugea Indira Gandhi coupable d’irrégularités électorales, et exigea sa démission. Janam réagit avec Kursi Kursi Kursi (« Chaise Chaise Chaise »), un court sketch sur un « roi élu assis sur une chaise, jusqu’au jour où un nouveau roi est élu. Il se lève de son siège, mais celui-ci se soulève avec lui, et malgré tous les efforts déployés, il se révèle impossible de séparer le roi de sa chaise » [Hashmi 1989:156]. C’était la première fois qu’ils s’essayaient au théâtre de rue, et la pièce fut jouée au Boat Club, qui était alors le centre des activités d’opposition. Le 25 juin 1975, Indira Gandhi proclama l’état d’urgence. Ceci constitua une grave atteinte aux libertés civiles et à la liberté d’expression dans le pays, et Janam quitta les planches par peur des arrestations et de la torture, qui étaient devenues monnaie courante. Janam resta donc inactif pendant 18 mois.
L’influence et la montée en puissance
La plupart des syndicats avaient été durement touchés par l’état d’urgence et n’avaient plus d’argent. Suite à l’état d’urgence, Janam ne put donc donner que peu de représentations, pour des motifs financiers. En raison de la faiblesse des syndicats, on estima qu’il fallait réorienter la troupe. Safdar Hashmi aurait dit : « Si on ne peut pas amener du grand théâtre au peuple, on peut quand même lui amener du petit théâtre. » Les membres de Janam « prirent alors une décision majeure… qui représenta probablement un tournant important… celle d’écrire leurs propres pièces » [Hashmi 2007: 79]. Ils se mirent à chercher des idées, et un haut dirigeant communiste leur raconta un évènement récent qui avait touché les ouvriers de l’usine chimique Herig-India, dans la banlieue de Delhi. Les ouvriers avaient deux revendications de base : un garage à vélos et une cantine. La direction refusa, les ouvriers se mirent en grève. La situation était dans l’impasse. Des hommes de main embauchés par la direction tirèrent depuis l’intérieur de l’usine, ce qui amena des policiers à faire feu, provoquant la mort de six ouvriers.
Janam s’inspira de cet épisode pour créer la pièce de théâtre de rue Machine. Dans la pièce, la machine est une métaphore du système : « cinq personnes (trois ouvriers, le surveillant et le propriétaire) entrent et commencent à construire une machine qui bouge, en faisant toutes sortes de sons », puis l’un des ouvriers sort de la machine, qui cesse alors de fonctionner. Cette pièce fut jouée pour la première fois le 15 octobre 1978, à une réunion d’écrivains progressistes. Cependant, c’est un peu plus tard que devait avoir lieu leur plus grande représentation. Le gouvernement avait déposé un projet de loi sur les relations industrielles, qui entendait donner aux gouvernements locaux des pouvoirs sans précédent pour faciliter leurs actions contre les syndicats, y compris en autorisant les arrestations préventives. Un mouvement syndical d’envergure nationale émergea, et le 19 novembre 1978, 7.000 délégués de toute l’Inde se réunirent au stade couvert de Talkatora à New Delhi. Janam y joua la pièce et reçut un tonnerre d’applaudissements ; les délégués portèrent les comédiens sur leurs épaules, et on leur demanda de jouer à nouveau. Le lendemain, Janam rejoua donc la pièce, cette fois au Boat Club devant un rassemblement de 160.000 ouvriers. Le succès fut colossal, et en moins d’un mois, on commença à entendre dire que « dans tout le pays, des gens jouaient Machine… ils avaient ramenés des enregistrements chez eux et avaient adapté la pièce dans leurs propres langues » [Hashmi 1989:162].
En décembre 1978, la ville d’Aligarh, dans l’État d’Uttar Pradesh, connut plusieurs émeutes communautaires. Aligarh était connue pour son industrie du cadenas, et hindous et musulmans y travaillaient côte à côte aux sept stades de la production. De grosses usines récentes avaient provoqué les émeutes pour briser les usines de cadenas plus petites. En moins d’une semaine, Janam mit au point une pièce intitulée Hatyarey (« Tueurs »), ayant pour décor Aligarh et se servant de la métaphore du cadenas pour expliquer l’interconnexion des hindous et des musulmans.
Entre 1977 et 1988, Janam donna 4.300 représentations de 22 pièces différentes dans plus de 90 villes, devant un public d’environ deux millions et demi de personnes. En octobre 1988, après 10 ans de théâtre de rue, Janam organisa un atelier et une conférence pour débattre des diverses nuances du théâtre de rue, des problèmes qui menaçaient cet art et de ses perspectives d’avenir.
Le 1er janvier 1989, un évènement se produisit qui devait ébranler les fondations de Janam et les arts contestataires dans tout le pays. Cet après-midi là, Janam jouait sa pièce Halla Bol (« Élève la Voix ») devant un groupe d’ouvriers à Jhandapur, Sahibabad, dans la banlieue de Delhi. Cette représentation était donnée dans le cadre d’une campagne de soutien au CPI(M) pour la campagne électorale locale. Mukesh Sharma, un candidat du Parti du Congrès (I), le parti rival, ordonna à Janam d’interrompre la représentation. Il était accompagné d’une bande de 100 hommes de main armés de fusils et de bâtons. Janam refusa. Les hommes de main semèrent alors la terreur dans l’assemblée, et Sharma tira à bout portant sur un ouvrier népalais. Les autres personnes du groupe se mirent à courir vers le bureau du syndicat, juste à côté, où ils se barricadèrent derrière une grille de fer. Safdar Hashmi tint la grille aussi longtemps que possible, pendant que les autres s’enfuyaient en sautant par-dessus le mur de derrière. Les hommes de main s’attaquèrent alors à Hashmi. Plus tard, on le retrouva inconscient dans une allée voisine, au milieu d’une mare de sang. Le lendemain à l’hôpital, on le déclara mort. Cet évènement provoqua l’émoi de la communauté artistique dans tout le pays, et le cortège funèbre du lendemain s’étala sur près de 15 kilomètres, réunissant des artistes, des sympathisants et des ouvriers. Le 4 janvier 1989, Janam se rendit sur le lieu même où il avait été tué pour y jouer Halla Bol. Safdar Hashmi, qui avait été une figure centrale de Janam, n’avait que 35 ans.
Après sa mort, Janam fit une courte pause, mais moins de six mois plus tard, les comédiens jouaient Jinsa Parmo Dharma (« La Violence est la plus grande des Religions »), une pièce inachevée, destinée à la scène, que Safdar avait commencé à écrire [Tanvir 2007: 75]. Cette pièce sur le culte de la violence fut accueillie favorablement par le public.
En 1997, après 25 ans de représentations, Janam construisit son « théâtre mobile », un dispositif démontable permettant de transporter une scène de théâtre n’importe où. Baptisé Safdar Rang Manch, ou SAFAR2, en hommage à Safdar Hashmi, le théâtre put être réalisé grâce à des donations de la part des syndicats et des particuliers de tout le pays.
Janam continue aujourd’hui de jouer dans les quartiers ouvriers, et la troupe a créé de nouvelles pièces au fil des années, à la fois pour la rue et pour la scène, tout en restant étroitement associée au mouvement syndical. Chaque année, le 1er janvier, Janam retourne à Sahibabad, là où a été assassiné Safdar Hashmi, et y joue une pièce, en collaboration avec la Confédération des Syndicats indiens. C’est un évènement régulier depuis maintenant 20 ans, et de nombreuses personnes de tous les quartiers de Delhi viennent y assister.
Conclusion
Peut-être ne peut-on pas considérer Jan Natya Manch comme un mouvement social au sens strict du terme, mais la contribution de ce groupe au théâtre populaire et sa collaboration sans faille avec le mouvement syndical méritent qu’on s’y intéresse de plus près. Safdar Hashmi est encore aujourd’hui une source d’inspiration pour les artistes de théâtre dans tout le pays, en raison du type de théâtre dont il a été à l’origine et pour les innovations qu’il a déployées dans le domaine de l’art politique. Dans toute son œuvre, Janam n’a jamais dévié des sujets qui reflètent et définissent les expériences des couches oppressées de la société.
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, Inde
Lire l’article original en anglais : “Jan Natya Manch” and the Success of People’s Theatre in India
Traduction : Jeanne Vandewattyne
Visiter le site internet de Jan Natya Manch
Pour aller plus loin :
Dharwadker, A.B., Theatres of Independence: Drama, Theory, and Urban Performance in India since 1947, Iowa: University of Iowa Press, 2005
Erven, Eugene van, Plays, Applause, and Bullets: Safdar Hashmi’s Street Theatre, TDR, Vol. 33, No. 4, pp. 32-47, 1989
Hashmi, Moloyashree ‘… to just go on performing…’ in Sudhanva Deshpande (ed.), Theatre of the Streets: The Jan Natya Manch Experience, New Delhi: Jan Natya Manch, 2007
Hashmi, Safdar, The Right to Perform: Selected Writings of Safdar Hashmi, New Delhi: SAHMAT, 1989
Hashmi, Q.A., The Fifth Flame: The Story of Safdar Hashmi, New Delhi: Viking, 1997
Srampickal, J., Voice to the Voiceless: The Power of People’s Theatre in India, New Delhi: Manohar, 1994
Tanvir, Habib, ‘Janam Comes of Age’ in Sudhanva Deshpande (ed.), Theatre of the Streets: The Jan Natya Manch Experience, New Delhi: Jan Natya Manch, 2007
Texte original
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