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Le Mouvement social Koel Karo dans l’Est de l’Inde

Rohan D. MATHEWS

07 / 2011

Le Mouvement de Koel Karo constitue un témoignage de la volonté des indigènes de l’Est de l’Inde, qui ont eu recours à divers moyens pour résister à un projet hydro-électrique qui menaçait de détruire leur vie, leur gagne-pain et leurs racines culturelles.

Les deux barrages proposés dans le cadre de ce projet auraient submergé non seulement les villages, mais également les moyens de subsistance et les sites d’intérêt historique. La résistance est largement encensée pour avoir obligé le gouvernement à renoncer à un projet hydro-électrique, un fait rare en Inde. Plus tragiquement, ce mouvement est aussi connu pour la fusillade de Tapkara, qui est devenue un symbole de la violence perpétrée par les forces de police contre des manifestants non-violents.

Contexte

Le bassin de Koel Karo se situe au Jharkhand, un État de l’Est de l’Inde qui a été séparé de l’État du Bihar en 2000 (1). Le bassin de Koel Karo est niché entre les collines de Kaimur, les collines de Rajmahal et les montagnes de Vindhyachal, et il est traversé par les bassins des rivières Sone Ganga et Mahanadi. Les habitants de cette zone sont en grande partie des adivasi (populations indigènes) qui appartiennent aux Mundas et aux Oraons.

Le projet hydro-électrique de Koel Karo a été conçu en 1955, lorsque le Jharkhand faisait encore partie du Bihar. Des études ultérieures ont été menées dans les années 1950 par le Conseil d’Électricité de l’État du Bihar. En 1972-73, le rapport d’enquête du projet était prêt et l’acquisition des terres a commencé. L’objectif était de générer 710 mégawatts d’électricité. Des barrages devaient être construits en deux lieux : à Basia, sur la partie Sud du fleuve Koel, et à Lowajimi, sur la partie Nord du fleuve Karo. Les deux réservoirs auraient été reliés par un canal inter-bassins d’une longueur de 34,7 kilomètres.

Le déplacement estimé a fait l’objet de controverses, avec des estimations officielles fixées à 7.063 familles de 112 villages, s’opposant aux estimations de la communauté atteignant les 200.000 personnes. On pense que 135 à 140 villages auraient été complètement submergés, tandis que 66 acres (environ 27 hectares) de terres cultivées auraient été définitivement inondées. De plus, plusieurs sites sacrés de la population locale auraient été engloutis par le projet : environ 152 sarna (sites pour les rituels festifs) et 300 sasandhri (sites de sépulture).

Le Mouvement

Durant la phase initiale du projet, la construction de routes d’accès à la région de Karo a commencé, mais les ouvriers construisant ces routes provenaient d’autres régions et les populations locales n’avaient accès à aucune information sur les intentions du gouvernement. En 1974-75, suite à la création d’un prototype pour le projet, un bureau a été établi à Torpa, une petite ville située près des sites du projet. Le bureau de Torpa a ainsi commencé à acquérir des terres. C’est seulement à ce moment-là que les locaux ont eu connaissance du projet de création des barrages.

Les villageois se sont préoccupés de la corruption entourant le processus d’acquisition, et se sont unis contre cette tromperie quant à la « mesure de la terre, au dédommagement et à l’attribution de postes ». Ils ont commencé à se mobiliser et ont formé deux organisations : le Jan Sanyojan Samiti (Comité de Coordination du Peuple) dans la région de Karo, et le Jan Sangarsh Samiti (Comité de Lutte du Peuple) dans la région de Koel. Initialement, les agriculteurs tribaux et les non-tribaux avaient des opinions différentes sur la façon de mener la révolte, mais à partir de 1976, les deux organisations de résistance se sont réunies pour former la Koel Karo Jan Sangathan (Organisation du Peuple de Koel Karo, KKJS) avec Moses Gudia pour Président, et Halim Kujur pour Secrétaire Général.

De nombreux villageois ont rendu compte de la pauvreté des travaux d’études et de la destruction des récoltes qu’ils ont provoqué, conduisant à une demande générale pour que ces travaux soient confiés aux locaux et non à des personnes extérieures. En 1977-78, tout cela a abouti à une agitation considérable, le “kam roko andolan” (mouvement pour stopper le travail) qui a d’abord visé à ne pas autoriser la poursuite des travaux dans la région du projet. Les villageois ont réussi à construire une barricade au village de Derang et ont pu stopper le déchargement de ciment et d’acier du Conseil d’Electricité de l’État du Bihar (BSEB) à la gare de Pakra. Le 5 janvier 1979, le BSEB a invité la KKJS à la table des négociations. Lors de cette réunion, la KKJS a présenté une charte en 16 points, suite à quoi les parties se sont mises d’accord pour décharger les matériaux à la gare. En contrepartie, il a été exigé du gouvernement qu’il reporte la construction jusqu’à ce qu’une solution mutuellement acceptable ait été trouvée au problème.

En 1980, le projet a été pris en charge par la National Hydroelectric Power Cooperation (Coopération nationale à l’énergie hydroélectrique), ce qui signifiait que le nouveau chef du projet était encore moins accessible. La lutte s’est intensifiée, les manifestants endommageant un véhicule utilisé par les employés chargés de l’acquisition des terres. Les femmes se sont également jointes à la lutte. Le gouvernement s’est vu forcer à entamer des discussions avec la KKJS, ouvrant ainsi la voie à plusieurs sessions de débats entre juillet 1983 et mai 1984 ; cependant, ces dernières n’ont pas porté leurs fruits. En juillet 1984, le gouvernement de l’État du Bihar a envoyé les forces armées afin de sécuriser la région, mais les villageois leur ont résisté. Les femmes ont bloqué les routes d’accès à la région et ont empêché tout accès à l’eau potable, au bois de chauffe, etc. Des rumeurs ont même commencé à circuler sur le fait que l’eau destinée aux troupes était empoisonnée par les villageois, semant ainsi une grande panique au sein des troupes.

En août 1984, B. P. Lakra du Xavier Institute of Social Service (Institut Xavier du Service Social) a déposé une pétition à la Cour Suprême. La Cour y a répondu favorablement, délivrant une injonction stipulant que le gouvernement n’était pas autorisé à utiliser la force dans le but d’acquérir de la terre tant qu’un accord mutuel n’était pas trouvé. Cette décision a représenté un coup de fouet pour le mouvement, et les forces armées ont dû se replier. Les dix années suivantes, l’activité sur le front du projet a été relativement limitée, se résumant à de simples tergiversations officielles. En 1985, le Gouvernement du Bihar a annoncé qu’il construirait deux villages témoins, supposés être des villages de réhabilitation, et que les villageois seraient libres de choisir si ce nouvel habitat leur convenait ou non ; cependant, le gouvernement n’a jamais tenu sa promesse. En octobre 1986, toutes les activités de développement dans la région ont été interrompues.

Toutefois, près d’une décennie plus tard, l’activité s’est intensifiée quand le gouvernement a annoncé que le Premier Ministre Narasimha Rao poserait la première pierre du projet le 5 juillet 1995. Cette annonce a été accueillie par une forte opposition dans la région, des milliers de personnes participant à des manifestations. Le 10 juin, ce sont 5.000 manifestants qui se sont rassemblés à Torpa. Le 26 juin, 15.000 ont manifesté à Tapkara. Cette manifestation s’est terminée par l’annonce d’un couvre-feu dans la région, ce qui signifiait que le gouvernement ainsi que les employés chargés du projet avaient l’interdiction de pénétrer dans la zone. En fait, la KKJS avait déclaré le 5 juillet comme étant une Sankalp Diwas (Journée d’engagement). Cela a conduit le Premier Ministre à annuler son inauguration. Le Ministre en Chef de l’État; Laloo Prasad, a alors annoncé qu’il inaugurerait le projet, ce qui n’a suscité que des manifestations similaires. Soutenue par les groupes politiques de l’opposition, la KKJS a déclaré qu’elle empêcherait le Ministre en Chef de se rendre sur le site du projet ; c’est ainsi que plus de 25.000 personnes ont bloqué la route en s’allongeant sur le sol, empêchant ainsi son hélicoptère de se poser où que ce soit et conduisant à l’annulation de l’évènement. Ce rejet massif de l’entourage du Ministre en Chef a bénéficié du soutien solidaire de plusieurs ONG et d’organisations des droits de l’homme partout dans le monde.

En décembre 2000, le nouvel État du Jharkhand a été séparé du Bihar, et le parti de l’opposition (le Jharkhand Mukti Morcha) a annoncé au gouvernement nouvellement constitué, dirigé par le parti de droite Bharatiya Janata Party (BJP), qu’il faudrait s’attendre à de graves conséquences si le projet de Koel Karo reprenait.

La fusillade de Tapkara

Le 1er février 2001, prétextant une opération de recherche des membres d’un groupe de la guérilla maoïste, des troupes armées ont été envoyées sur le site du projet à Tapkara, où elles ont enlevé la barricade qui avait été érigée par la KKJS. Amrit Gudia, un villageois qui passait par là, a protesté auprès du contingent de police contre le retrait de la barricade, suite à quoi il a été agressé jusqu’à en perdre connaissance. Un autre villageois, Lorentius Gudia, a ensuite abordé les policiers, mais il a subi le même sort, juste avant que les policiers ne s’enfuient du site. La KKJS a tenu une réunion en fin de journée, afin de revoir immédiatement les dispositions qu’il fallait prendre face à cette situation. Les membres ont décidé d’organiser un sit-in pacifique sur le lieu même où la barricade avait été placée. Le jour suivant, le 2 février, une foule d’environ quatre mille cinq cents personnes s’est rassemblée à Tapkara. Sous la direction de Raja Poulush Gudia, Soma Munda, Vijay Gudia, Poulush Gudia et Sader Kandulna, elles ont présenté un mémorandum de leurs exigences à un officier de police présent sur le site. Ces exigences étaient les suivantes : « Les officiers de police doivent remettre la barrière arrachée en place… avec tout le respect dû aux coutumes tribales et conformément à celles-ci. Les deux victimes blessées – Amrit Gudia et Lorentus Gudia – doivent recevoir une indemnisation de 50.000 roupies chacune. Les deux officiers coupables, R.N. Singh (du Poste d’Observation de Tapkara) et Akhshay Kumar (du Commissariat de Rania) doivent être suspendus immédiatement et renvoyés de la région. »

Cette dernière exigence était importante car les deux officiers en cause n’appartenaient pas aux communautés tribales. Comme les organisations telles que l’Union du Peuple pour les Libertés Civiles (PUCL) l’ont défendu, seuls des officiers de police tribaux devaient être postés dans des régions tribales.

Puis, un politicien local du BJP, Koche Munda, est arrivé et s’est adressé aux personnes rassemblées. Il a quitté le site un certain temps, et c’est alors qu’une fusillade policière a soudainement éclaté, faisant 8 morts (sept adivasi et un musulman) et une trentaine de blessés sur le site. Il existe plusieurs versions contradictoires de ce qu’il s’est passé. La version officielle de la police prétend que la foule, sous la pression d’un négociant en bois de construction local, était agitée, suite à quoi elle a été mise en garde plusieurs fois. Des bombes de gaz lacrymogène ont été lancées sur elle, puis l’ordre de tirer a été donné. Dans le cadre de la visite du site par une équipe chargée de l’enquête sur l’incident, de nombreux témoins oculaires et des policiers ont révélé que les deux policiers impliqués dans l’affaire avaient commencé à agresser des femmes et des jeunes gens qui étaient assis devant, après quoi certains des jeunes s’étaient énervés et avaient commencé à jeter des pierres sur la foule. La police a tiré des coups de feu en l’air, incitant les gens à se disperser, puis a commencé à tirer sans distinction sur la foule qui se retirait. Le site de la fusillade a été immédiatement rebaptisé le Shaheed Sthal (site des martyrs). Cette fusillade a suscité l’indignation dans tout le pays.

Chaque année désormais, les 1er, 2 et 3 février, les membres de la communauté se réunissent à Tapkara, le site du martyre, afin de se remémorer la perte sévère subie par nombre d’entre eux dans la lutte contre la répression des forces de police. Le 29 août 2003, Arjun Munda, le Ministre en Chef du Jharkhand, a annoncé que le projet Koel Karo était abandonné. La raison avancée était des difficultés financières ainsi qu’une hausse exorbitante des coûts et des devis du projet, depuis la formulation initiale du projet. Après cette annonce capitale, la KKJS a organisé un grand programme au site martyr de Tapkara les 1er, 2 et 3 février 2004, et le 3 février a été déclaré Vijay Diwas (Journée de la Victoire).

Le 21 juillet 2010, le Gouverneur du Jharkhand a enfin finalisé l’abandon du projet Koel Karo, sanctionnant ainsi de façon officielle l’annonce faite environ sept ans plus tôt. Tous les bureaux du projet ont été fermés et tous les employés se sont vus promettre un emploi de réhabilitation dans d’autres agences gouvernementales.

La KKJS a conservé son rôle d’organisation sociale, en s’impliquant dans les affaires quotidiennes des membres de la communauté. Elle a également pris des initiatives afin de diriger des coopératives dans plusieurs villages. Elle s’est aussi impliquée dans des activités de développement de tous les villages de la région.

Conclusion

Le mouvement Koel Karo incarne la lutte des populations adivasi et non-adivasi face à la pression constante du gouvernement. Les participants au mouvement ont vivement réagi à la menace de déplacement par un projet qui avait été initié sans leur consentement et dont ils n’ont eu connaissance qu’une fois la planification réalisée et le travail de construction commencé. La résistance que ces personnes ont organisé témoigne de l’aptitude de la communauté à former des organisations actives, à résister à toutes sortes de machinations du gouvernement, à montrer la force de la solidarité au sein de la communauté et, enfin, à rester intransigeante dans son but de mettre fin au projet. Ce succès demeure une source d’inspiration pour les autres mouvements sociaux en Inde et ailleurs.

1Le mouvement de séparation de l’État du Jharkhand, qui comporte une forte population adivasi (indigènes), était intimement lié aux demandes d’un plus grand contrôle local sur la terre et les ressources naturelles. Ce mouvement partage donc des similarités idéologiques importantes avec le mouvement Koel Karo.

Mots-clés

barrage, mouvement social, minorité ethnique, société civile


, Inde

dossier

Les luttes populaires en Inde

Notes

Lire l’article original en anglais : The Koel Karo People’s Movement in Eastern India

Traduction : Amandine MILLOZ

Pour aller plus loin :

Source

Texte original

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