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La lutte de « Save the Ridge » pour la préservation de la forêt urbaine de Delhi

Thomas CROWLEY

07 / 2011

Introduction

L’arête de Delhi (The Delhi Ridge) est souvent qualifiée de poumon vert de la capitale de l’Inde. L’arête, une étendue de collines basses qui se divisent en deux pour former le berceau de Delhi, possède aussi la surface boisée la plus dense de la ville. Elle remplit plusieurs fonctions écologiques importantes : protéger Delhi de la poussière provenant du Rajasthan voisin, réduire la température ambiante, épurer l’air, abriter la flore et la faune, et, avant tout, filtrer et préserver les eaux souterraines d’une ville touchée par la sécheresse. Capitale en constante évolution (elle compte 16,6 millions d’habitants au recensement de 2011), Delhi est confrontée à une pression considérable exercée sur ses espaces verts. Dans les années 1980 et 1990, divers groupes de citoyens, ONG et militants se sont réunis pour sauver les forêts de l’arête de l’empiètement et de la destruction massive. Ce mouvement a remporté des victoires importantes, mais l’arête s’est à présent estompée de la conscience publique. Cet article tente d’examiner de nouveau un mouvement pratiquement relégué au second plan, malgré l’importance continue de préserver l’arête. Après un bref exposé de la longue histoire de l’arête, l’article analysera le mouvement « Save the Ridge », ses triomphes et son exclusion actuelle du dialogue public concernant Delhi.

Résumé historique

L’arête de Delhi se trouve à l’extrémité de la chaîne des monts Aravalli, formés il y a plus d’un milliard d’années. La chaîne de l’Himalaya, en revanche, est plutôt jeune (environ 50 millions d’années). Les Aravalli ont été érodés par le temps, et actuellement, à leur état le plus majestueux, culminent à seulement 1 700 mètres d’altitude. À Delhi, l’arête est composée de plusieurs éperons vallonnés. Elle a joué un rôle important dans l’histoire de Delhi, et même dans sa période préhistorique. Les affleurements rocheux de l’arête contiennent des quartzites de grande qualité, que les tribus de l’âge de la pierre utilisaient pour fabriquer des outils. D’ailleurs, des archéologues ont découvert le long de l’arête de Delhi des centres de production remontant à l’âge de pierre qui témoignent de la production massive d’outils à cette époque. Les tribus de l’âge de la pierre étaient aussi attirées par la couverture forestière dense de l’arête, qui procurait nourriture (faune et flore) et refuge. De plus, l’eau abondait, caractéristique encore pertinente de nos jours.

L’arête a aussi joué un rôle déterminant dans l’histoire plus récente de Delhi. D’après les récits traditionnels, Delhi fut construite et détruite sept fois (la septième ville construite à Delhi étant la cité moghole de Shajahanabad, maintenant connue comme le « Vieux Delhi », qui tomba aux mains des Britanniques). Pendant l’époque médiévale, les quatre premières de ces villes furent construites directement sur l’arête, en partie pour des raisons écologiques mais aussi en raison du poste d’observation militaire que procuraient les collines. Cependant, à la fin de la période moghole, la ville s’était déplacée vers les rives de la Yamuna et l’arête avait été pratiquement déboisée, malgré le rôle important qu’elle jouait encore en tant que source d’eaux souterraines et site de pâturage pour les gardiens de troupeaux de la région.

L’arête devint surtout importante à l’époque de la domination britannique, pour diverses raisons. La première fut la révolte des cipayes de 1857, qui entraîna un soulèvement populaire contre l’autorité britannique (considérée en Inde comme la première guerre d’indépendance et nommée simplement « la Mutinerie » en Grande-Bretagne). Bien que la révolte ait eu lieu à travers le nord de l’Inde, les combats furent particulièrement intenses à Delhi, alors que les rebelles se rassemblaient autour de « l’empereur » moghol (qui, sous l’étroite surveillance des Britanniques, n’était plus qu’une sorte de « Roi de Delhi » au rôle purement cérémonial). Les troupes britanniques se postèrent sur la partie nord de l’arête de Delhi, là encore, en cherchant l’avantage militaire de son altitude. Suite à la rébellion, qui fut sauvagement écrasée par les Britanniques, l’arête assuma le statut de monument sacré.

Lorsque les Britanniques déplacèrent leur capitale impériale de Calcutta (à présent Kolkata) vers Delhi, décision annoncée en 1911, l’arête devint à nouveau un centre d’attraction. Les Britanniques souhaitaient que leur nouvelle capitale fasse l’étalage de l’ordre et de la splendeur majestueuse de l’empire, surtout que l’Inde était connue comme « le joyau de la couronne » britannique. Une grande partie de l’urbanisme de la nouvelle ville fut axée sur des plans de constructions imposantes, et de larges avenues bien ordonnées : éléments de New Delhi qui continuent d’attirer l’attention aujourd’hui. Cependant, l’arête joua également un rôle important, bien que sous-estimé. Les Britanniques imaginèrent l’arête comme un arrière plan majestueux et idéal pour la nouvelle ville, et entreprirent un programme de reboisement ambitieux sur la section de l’arête près de New Delhi. Du fait qu’ils étaient principalement centrés sur des préoccupations d’ordre esthétique plutôt qu’écologique, ils introduisirent un grand nombre d’espèces exotiques qu’ils jugeaient appropriées comme ornementation. La plupart de ces espèces étrangères ne survécurent évidemment pas au climat rude et sec à Delhi, à une notable exception près : le Prosopis juliflora, un arbre mesquite originaire du Mexique, aujourd’hui connu en Inde sous le nom de vilayati (étranger) kikar. Le vilayati kikar prospéra dans Delhi, et finit même par établir de vastes monocultures sur l’arête. Bien que ceci ait permis un fort accroissement du couvert végétal à Delhi, ce ne fut pas un développement entièrement positif. Le mesquite s’impose parce qu’il étouffe les espèces concurrentes, absorbe les eaux souterraines précieuses grâce à ses longues racines et assèche le sol. À cause de lui, la nappe phréatique s’enfonce plus profondément dans le sol et ne permet pas aux autres plantes de pousser.

Le boisement de l’arête de Delhi sous la domination britannique témoigne aussi de l’exclusivité et du caractère colonial de la foresterie britannique. Les habitants des villages à proximité de l’arête furent déplacés, et la population locale dépendante de l’arête pour le combustible et le fourrage furent interdits d’entrée par la mise en place de barrières et de gardes. En 1913, l’arête centrale (près de New Delhi) fut déclarée « Réserve Forestière » et placée sous un contrôle britannique plus rigoureux. Les Britanniques utilisèrent un modèle de foresterie impériale qui résonne encore dans la politique de l’environnement moderne.

La Campagne de « Save the Ridge »

Le mouvement moderne pour préserver l’arête en tant que zone forestière naquit en 1979, grâce à la formation du groupe d’étudiants Kalpavriksh (nom inspiré de l’arbre « qui exauce les vœux » des mythes sanscrits, associé de nos jours à l’arbre banian). Ces étudiants manifestèrent contre la coupe des arbres sur l’arête pour ouvrir la voie à divers projets urbains. En 1980, le lieutenant gouverneur (responsable de l’administration) de Delhi classifia comme forêts protégées certaines parties de l’arête. Pendant les années 1980, des groupes tels que Kalpavriksh luttèrent pour renforcer la protection de l’arête. Mais le mouvement n’atteignit son point culminant qu’en 1992, lorsque des grandes parties de l’arête passèrent sous la surveillance de la DDA, l’administration pour le développement de Delhi (Delhi Development Authority). La DDA est l’organisme gouvernemental responsable de la mise en œuvre du Plan Directeur de Delhi (Delhi’s Master Plan) pour le développement et la réglementation en zone urbaine. Bien que certaines parties de l’arête fussent protégées, des craintes apparurent quant à un éventuel désir de la DDA de « développer » la terre, en y construisant appartements en résidence, centres commerciaux, bâtiments administratifs, etc. De plus, la vision de la DDA d’une « Delhi verte » était très différente de celle des militants de l’arête. La DDA prévoyait des parcs méticuleusement entretenus, exempts de broussailles et pratiquement sans ombrage, où l’on ne trouverait que des sentiers de jogging et des bancs. D’ailleurs, la DDA avait déjà construit de tels parcs dans plusieurs régions de l’arête, réduisant ainsi considérablement la variété et la densité de la flore et de la faune dans ces zones. En revanche, les défenseurs de l’arête gardaient la vision d’une forêt relativement sauvage, qui conserverait son rôle écologique de purificateur, de rafraîchisseur de l’air et d’habitat pour la faune.

En 1992, Kalpavriksh se joignit à plusieurs autres organismes. Ils formèrent ensemble l’ONG Forum to Save the Ridge, qui comprenait des groupes importants tels que le WWF (World Wildlife Fund). Le Forum aida à mobiliser les organisations scolaires et de protection de l’environnement locales et rendit publique la cause par le biais de divers médias. La réaction des habitants qui tenaient à l’arête fut vive, et plusieurs marches et manifestations furent organisées. En avril 1993, en réponse à la pression du public, le gouvernement nomma un comité composé de dix membres afin de faire des recommandations pour gérer l’arête. Le comité recommanda que les quatre sections principales de l’arête de Delhi soient toutes déclarées Forêts Protégées, ce qui correspond au niveau de protection le plus élevé qui peut être accordé par le gouvernement. Le comité recommanda aussi la constitution d’un comité spécial pour surveiller l’administration de l’arête. Le gouvernement accepta ces deux recommandations, et, en 1994, environ 78 kilomètres carrés de l’arête furent déclarés Forêts Protégées. Ce fut une victoire importante pour le mouvement « Save the Ridge », et en fait le point d’orgue de la campagne pour sauver l’arête.

Les répercussions de la Notification de 1994

Toutefois, 1994 ne fut pas l’aboutissement du militantisme en faveur de la protection de l’arête. Des problèmes liés aux délimitations des quatre Forêts Protégées furent rapidement constatés. En raison de cartes incomplètes fournies par la DDA (délibérément, beaucoup l’affirment), des grandes parties de l’arête ne furent pas inclues dans les zones de forêts protégées, parmi lesquelles une parcelle de l’arête située entre les deux quartiers résidentiels chics de Vasant Kunj et Vasant Vihar. Une association de citoyens cherchant à préserver l’arête de Vasant Kunj qualifie la notification de 1994 de « division créée par des urbanistes et promoteurs sournois ». De fait, la DDA avait hâte de « développer » cette zone, et proposa d’abord d’y construire un complexe de treize hôtels cinq étoiles. Suite à l’indignation des défenseurs de l’arête et au procès qui s’ensuivit, le projet fut abandonné, bien qu’on réussît tout de même à y construire un hôtel. La DDA entama alors la promotion d’un centre commercial haut de gamme. Là encore les militants protestèrent, et portèrent de nouveau l’affaire devant les tribunaux, mais ils furent finalement déboutés. Le centre commercial de Vasant Kunj témoigne des priorités de la DDA : le consumérisme de luxe prime désormais sur la sensibilité environnementale. Le gouvernement de Delhi a depuis construit un « Parc de la Biodiversité » sur la zone subsistante de l’arête de Vasant Kunj, mais ce parc ne jouit pas du même niveau de protection que les Forêts Protégées, et ressemble plus à une solution esthétique.

Tandis que l’arête de Vasant Kunj constitue un cas manifeste d’écologistes cherchant à protéger un écosystème menacé par des promoteurs avides, des conflits dans d’autres parties de l’arête se sont révélés plus équivoques, les écologistes apparaissant moins comme « les gentils ». Le gouvernement utilisa alors la notification de 1994 comme justification pour résoudre les empiètements « disgracieux » et insalubres tout en gardant les empiètements opulents. Cela correspond à l’opinion britannique sur l’arête, considérée comme le meilleur arrière-plan esthétique, à utiliser au profit des riches et à l’exclusion des pauvres. Ainsi, alors que des « fermes » somptueuses demeuraient sur l’arête, protégées par leurs propriétaires riches et influents, des bidonvilles et des taudis étaient détruits.

Un cas particulièrement controversé fut celui des mines de Bhatti (Bhatti Mines) dans la partie sud de l’arête. Les mines étaient fermées depuis longtemps, suite à l’établissement de preuves concernant l’exploitation massive des travailleurs. Les mines de Bhatti avaient été soi-disant converties en réserve naturelle, mais les efforts du gouvernement pour reboiser cette zone n’avaient guère réussi à modifier l’aridité du paysage, et les mineurs d’antan demeuraient tout de même dans des villages construits dans la zone. Il convient de citer en particulier la communauté Od, qui fait partie d’une tribu traditionnellement nomade installée dans la région de Delhi après l’indépendance de l’Inde en 1947. Les Od sont des ouvriers mineurs et des maçons de la terre traditionnels, et ils possèdent des connaissances considérables en matière de construction de bassins, canaux et autres travaux hydrauliques. En dépit de cette richesse de connaissance traditionnelle, leurs villages dans la région des mines de Bhatti furent déclarés simples taudis après 1994 afin de faciliter leur destruction. Les villageois protestèrent contre cette décision, mais sans résultat. La plupart des villages des mines de Bhatti furent rasés ; un seul resta intact grâce à ses protestations acharnées, ainsi que ses relations politiques.

Le cas des mines de Bhatti révèle que le mouvement de l’arête n’était pas à l’abri des préoccupations d’ordre esthétique et social qui rappelaient l’élitisme britannique ; c’est peut-être la raison pour laquelle le mouvement n’a pas conservé de soutien réunissant des tendances très variées. Cependant, il convient de souligner qu’un grand nombre de défenseurs de l’arête furent consternés par l’action du gouvernement. Des groupes tels que Kalpavriksh reconnaissent depuis longtemps l’importance de l’arête en tant que source de combustible et de fourrage pour les communautés pauvres, et des militants tels que Ravi Agarwal (figure clef de la campagne Save the Ridge) ont défendu la cause des Od.

Pour l’instant, il n’existe pas de conflits majeurs sur les terres de l’arête, et, par conséquent, l’esprit du militantisme de l’arête s’est grandement affaibli. Cependant, avec le développement continuel de Delhi, on verra les pressions sur l’arête augmenter. Le défi pour les militants de l’arête consiste donc à souligner la véritable importance écologique de l’arête sans recourir aux mesures autoritaires et d’exclusion préconisées par le gouvernement de Delhi.

Mots-clés

aménagement urbain, protection des forêts, protection de l’environnement, ville


, Inde

dossier

Les luttes populaires en Inde

Notes

Lire l’article original en anglais : Save the Ridge: the Fight to Preserve Delhi’s Urban Forest

Traduction : Alessandra STANIMIROV

Pour aller plus loin :

A voir :

  • “On the Brink”, Video produced by the Citizens for the Preservation of the Quarries and Lakes Wilderness (CPQLW).

Source

Texte original

Intercultural Resources - 33-D, 3rd Floor, Vijay Mandal Enclave, DDA SFS FLATS, New Delhi, 110016, INDIA - Inde - icrindia.org

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