Le ratio fille/garçon des enfants âgés de 0 à 6 ans en Inde a de nouveau régressé ces dix dernières années passant à 914 filles pour 1 000 garçons. Pour quelles raisons les campagnes du gouvernement et de la société civile font si peu la différence ?
Pendant bien plus de deux décennies en Inde, le secteur du « développement » a travaillé sans relâche dans les villages, les villes rurales et les bidonvilles en lançant des campagnes en faveur des fillettes.
Dans les écoles, chaque année les enfants font des devoirs et des projets sur le « fœticide femelle » et « l’infanticide des filles », en se concentrant presque toujours sur les pratiques dans les « villages » où les habitants sont « sans éducation ». Le problème n’a cessé d’être relié à un manque d’éducation ainsi qu’à ce formidable mot sur lequel on rejette la responsabilité de tous les maux sociaux – la pauvreté.
Les gouvernements ont mis en place des initiatives pour éduquer les fillettes, subvenir à leur alimentation, récompenser l’assiduité régulière des fillettes avec une roupie par jour. La mesure la plus importante reste la loi contre les techniques de diagnostic prénatal qui a rendu illégal l’utilisation de technologies à ultrasons dans le but de connaître le sexe du bébé. Dès lors, du moins en droit, il est interdit aux médecins de révéler le sexe du fœtus aux futurs parents.
En 1991, en Inde, le nombre de femmes pour 1 000 hommes était de 927. En 2001, ce nombre est à peine passé à 933. Le recensement de 2011 estime ce chiffre à 940.
Toutefois, à y regarder de plus près, le recensement révèle que l’augmentation progressive du ratio fille/garçon induit quelque peu en erreurs, masquant certaines pratiques qui violent à la fois la loi et les droits des fillettes. Le ratio fille/garçon des enfants âgés de moins de 6 ans est seulement de 915 filles pour 1 000 garçons (recensement de 2011) ; le ratio espéré était de 950 à 975 filles pour 1 000 garçons.
Nombres absolus d’enfants âgés de moins de 6 ans :
Nombre d’enfants âgés de 6 ans ou moins en Inde | 158 789 287 |
Nombre de garçons âgés de 6 ans ou moins en Inde | 82 952 135 |
Nombre de filles âgés de 6 ans ou moins en Inde | 75 837 152 |
Dans ce pays, il y a une différence de 7 114 983 entre les filles âgées de 6 ans ou moins et les garçons du même groupe d’âge.
Ratio fille/garçon des enfants âgés de 6 ans et moins :
Décennie | Ratio fille/garçon |
1991-2001 | 927 |
2001-2011 | 914 |
Donc, le ratio fille/garçon des enfants âgés de 0 à 6 ans dans le pays a chuté de 13 points durant la dernière décennie. Il est intéressant de noter qu’en 1961, ce ratio était de 976 filles pour 1 000 garçons pour cette tranche d’âge. Ce qui signifie que sur les 50 dernières années, le ratio fille/garçon a chuté de 63 points.
Nombre d’avortements sélectifs en fonction du sexe
Si nous retenons les calculs réalisés dans l’étude Lancet (Lancet 24 mai 2011 [doi : 10.1016/S0140-6736(11) 60649-1]), un peu moins de 2 millions d’avortements sélectifs de fillettes aurait été réalisés dans les années 1980. Dans les années 1990, ce chiffre peut être calculé pour s’élever à 4,1 millions. Et sur la dernière décennie, il se peut que le nombre d’avortements sélectifs soit de 6 millions !
Nombre d’avortements sélectifs du deuxième enfant
Lorsque le premier enfant est une fille, le taux d’avortements sélectifs pour le second enfant est élevé. En 1990, le nombre de fillettes nées en deuxième était de 906 pour 1 000 garçons ; en 2005, ce chiffre a baissé jusqu’à 836. On atteint ainsi une baisse de 0,52 % par an.
Avortements sélectifs au Maharashtra
Le district du sud de Mumbai, probablement le district le plus riche du Maharashtra, possède le ratio fille/garçon le plus bas de tout l’État – 838 filles pour 1 000 garçons.
La directrice de Population First, le Dr A.L. Sharada, remarque cependant que le sud de Mumbai a toujours connu des ratios fille/garçons faibles comparés aux moyennes régionales et nationales. Selon elle, la tendance la plus inquiétante se situe à Beed, qui a désormais le plus faible ratio fille/garçon de l’État. « Très tôt, nous avions compris que les zones à haut revenu pratiquaient l’avortement sélectif. Maintenant ce qui est très inquiétant, c’est que dans toutes les zones de cet État, le ratio fille/garçon baisse – y compris dans les zones tribales réputées pour avoir plus de parité. »
Le ratio fille/garçon des enfants âgés de 0 à 6 ans au Maharashtra est de 883/1 000. En 2011, ce chiffre était de 913. Sur les dix dernières années, il y a donc eu une chute de 30 filles pour 1 000 garçons.
Modernité, développement et débat sur l’égalité des sexes
Plusieurs histoires relatées quotidiennement viennent renforcer ces statistiques.
Une militante raconte l’histoire d’une avocate du Penjab qui a deux filles. Cependant, après la naissance de sa deuxième fille, sa famille et ses amis ont commencé à la réprimander de plus en plus. « A quoi te servent toute ton éducation et ton intelligence ? Tu ne sais même pas comment planifier correctement ta famille, et maintenant tu es coincée avec deux filles. »
Sufiya (le nom a été modifié) a une fille. Elle est principale d’une école et elle est très populaire auprès de ses élèves. Lors d’une discussion sur la discrimination hommes/femmes, elle a fermement pris position contre les avortements sélectifs. « Je ne ferai jamais ça. Même si je veux un garçon, j’aurai des enfants jusqu’à ce que Dieu m’en offre un. Je ne tuerai pas mon bébé juste parce que c’est une fille. »
Kamal est la gérante d’un institut de beauté. Elle est éduquée, a le sens des affaires et elle est assez aisée. Ses deux premiers enfants sont des filles, elles sont très aimées de sa belle-famille et de ses proches. Pourtant, lorsqu’elle a conçu un bébé pour la troisième fois, la famille a pris conjointement la décision de connaître le sexe du bébé et de faire avorter Kamal si c’était une fille. Ce fut le cas. Et ils l’ont fait. Sa belle-mère a déclaré : « Ile fait est que Kamal travaille très dur et qu’elle a eu son deuxième enfant il y a seulement un an. Elle a besoin de temps pour récupérer totalement. » Pourtant, deux mois plus tard lorsqu’elle est tombée enceinte de nouveau et a découvert que c’était un garçon, elle a porté le bébé pendant neuf mois et est désormais maman d’un petit garçon.
« Vous savez, les filles ne posent aucun problème. Elles sont tellement aimantes et en font tellement pour leurs parents. Mais alors que Suresh (le nom a été modifié) a travaillé très dur pour monter son affaire, il souhaite évidemment passer le relais à son enfant et s’assurer que son affaire porte toujours son nom. Au bout du compte, quoi qu’on en dise, les filles se marient et ont d’autres priorités. Qu’adviendra-t-il donc de décennies de travail ?! »
Nazma (ingénieur en programmation de 28 ans qui vit dans la banlieue de Mumbai) raconte : « Je ne veux tout simplement pas de fille. Regardez tout ce que nous devons endurer en tant que femmes. Ça devient de plus en plus dur. Je sais tout ce que j’ai dû écouter et faire pour répondre aux attentes. Je ne mettrai pas une autre fille au monde pour qu’elle endure tout ça et qu’en plus, je doive en être le témoin ! »
Chacune de ces histoires témoigne des diverses manières par lesquelles les discours de « modernité » et de « développement » sont utilisés pour corrompre les prétendus objectifs du discours. Des arguments relatifs à la santé et au bien-être de la mère, l’éthique du dur labeur et de la concentration, et des arguments moraux sur l’avortement sont soutenus au sein d’une structure patriarcale plus large.
Nilangi Sardeshpande, Directeur de SATHI (Pune), affirme que, bizarrement, la législation interdisant l’utilisation de technologies pour déterminer le sexe du fœtus a l’effet inverse. Tandis que l’interdiction place la sélection du sexe hors d’atteinte des familles pauvres, elle en a involontairement fait un privilège des riches. Les médecins étant conscients de l’illégalité de la révélation du sexe du fœtus, son coût a augmenté. Ce qui signifie que les familles pauvres n’ont pas accès à cette technologie. Toutefois, pour ceux qui en ont les moyens, il leur est désormais possible de le faire grâce à leur capacité à payer pour ce service.
Elle souligne également qu’il y a pourtant une autre campagne qui a contribué dans une certaine mesure à l’avortement sélectif des fœtus femelles – la norme du deuxième enfant. Elle affirme que celle-ci a été bien accueillie par l’élite instruite du pays. Mais, remis dans le contexte d’une structure patriarcale forte, elle accentue la pression sur les femmes afin qu’elles s’assurent de bien avoir un garçon dans le but de garantir la descendance du nom de la famille. Par conséquent, si le premier enfant s’avère être une fille, la femme fait face à un dilemme éthique et choisit la sélection prénatale du sexe avant que le « fœtus » ne devienne un « enfant » et ainsi le problème est réglé.
Le Dr Sharada de Population First a un point de vue similaire. Elle soutient qu’en fait, même les familles qui choisissent d’avoir un seul enfant se tournent vers la sélection prénatale du sexe car elles aspirent à une vie meilleure, léguant les entreprises ou les richesses de la famille, etc. En ayant une fille, ils se sentent bloqués car ils doivent économiser pour sa dot et son mariage. Même à l’heure actuelle, et particulièrement parmi les riches, elle dit que les filles ne sont pas considérées comme un bon retour sur investissement.
Il apparaît également que l’inquiétude première des familles les plus riches est de s’assurer que les biens restent « dans la famille ». Puisque la famille continue d’être définie en termes de filiation par les hommes, laisser tous les actifs à une fille implique que la richesse sera enlevée à la « famille ».
De façon intéressante, lorsque l’on parle à des parents issus de la classe moyenne supérieure, une nette distinction est faite entre la propriété ancestrale et la richesse. Donc, les parents sont clairs sur le fait que leurs filles et leurs garçons auront une part égale des richesses de la famille. Toutefois, les terres ancestrales, les entreprises de la famille et les bijoux ancestraux sont transmis invariablement de père en fils.
Comment aborder le problème
Il est clair que la corrélation facile entre revenus, analphabétisme et avortements sélectifs camouflait une vision du monde bien plus patriarcale qui dépasse les classes, les régions et les castes. La campagne en faveur des fillettes est désormais bien plus compliquée – le public cible étant devenu plus large, son profil devenant de plus en plus variable et les langues qu’il parle s’étant multipliées. Le plus déconcertant est que le discours sur les droits et la modernité sont déformés pour coller au cadre patriarcal et de ce fait deviennent contreproductifs.
Les approches du gouvernement et de la société civile vont donc avoir besoin de se concentrer à la fois sur les symptômes et la structure qui les entretient.
Assurer une application effective de la loi : le Dr Sharada estime que c’est la première étape et la plus importante qui doit être franchie. Son expérience dans des cliniques du Maharashtra montre que de nombreuses machines à ultrasons ne sont pas déclarées. Dans les cliniques possédant plusieurs machines (certaines d’entre elles sont scellées), les numéros sur les certificats d’enregistrement ne correspondent pas à ceux apparaissant sur les machines. C’est ce genre de mise en œuvre laxiste qui permet aux praticiens de continuer leur fraude.
Sanctionner sévèrement les docteurs qui révèlent le sexe du bébé : les sanctions actuellement en vigueur dans la législation prévoient de sceller la machine ainsi que de payer une amende de quelques centaines de roupies. Cependant, il est nécessaire de s’assurer que chaque cas qui survient soit jugé par un tribunal et que la sanction inclue une amende ainsi qu’une condamnation. Si c’est le cas, le médecin sera interdit d’exercer et cela, associé à d’autres sanctions, exercera un pouvoir de dissuasion sur les autres médecins.
Contrôler les multinationales qui vendent les machines aux médecins : il y a un besoin urgent de surveiller la vente de machines à ultrasons. La responsabilité de l’entreprise doit être engagée en ce qui concerne les personnes à qui elles vendent les machines et le nombre de machines vendues. Le Dr Sharada préconise que des dossiers restent dans le domaine public.
Promouvoir les familles avec deux filles : le Dr Sardeshpande voit cette mesure comme l’un de moyens les plus rapides par lesquels le problème de la sélection prénatale du sexe du deuxième enfant peut être abordé. Elle recommande que le gouvernement finance les études (y compris les études supérieures) ainsi que les autres dépenses des enfants pour les familles où les deux enfants sont des filles.
Faire du genre une question de droits de l’Homme : dans le cadre actuel, on dit aux futurs parents « Ladkiyaan bhi… » (« Les filles aussi peuvent… »). Il y a donc une tentative de considérer les filles comme étant plus aimantes, plus gentilles, plus capables, comme étant un investissement plus sûr, etc. Il est nécessaire d’éviter cette instrumentalisation de la campagne de promotion en faveur des fillettes car cela crée une pression inutile sur les femmes et les filles pour qu’elles satisfassent un modèle d’« d’être-fille » et d’« être-femme » de plus en plus impossible. En revanche, l’argument pourrait être situé sur le principe d’équité et de justice – deux valeurs pour lesquelles la classe moyenne lutte de plus en plus dans le pays.
Actions de la société civile : les militants pour l’égalité des sexes soutiennent que les principes de bases sur lesquels nous comprenons le genre comportent des failles. Le Dr Sharada revendique qu’il est nécessaire que toutes les interventions de la société civile soient basées sur l’égalité des sexes. Le fait que l’inégalité des sexes structure et articule tous les aspects de la vie doit être reconnu, accepté et tous les militants sociaux doivent se pencher sur ce problème consciencieusement, quelque soit leur domaine d’action.
Surveiller les procédures : des contrôles réguliers et systématiques des médecins et des activités des cliniques doivent être entrepris. Les rapports doivent être du domaine public. Il n’existe aucune excuse pour avorter un fœtus sous prétexte que c’est une fille.
L’argument qu’une famille n’est pas complète sans à la fois un fils et une fille est faux. Prétendre que seuls les fils perpétuent le nom de la famille est, au mieux, discutable. Le point de vue que les femmes ont une vie trop difficile pour qu’on les mette au monde est indéfendable.
Les filles ont le droit de naître.
discrimination des femmes, droits des femmes, femme et violence
, Inde
Lire l’article original en anglais : The sex-selection killing fields
Traduction : Virginie DE AMORIM
Articles et dossiers
Havovi WADIA, « The sex-selection killing fields », in InfoChange, Juin 2011
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