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Manipur : La lutte des femmes indiennes du marché Nupi Keithel

Monica AMADOR J.

07 / 2011

Introduction

Je suis arrivée à Imphal, capitale de l’État du Manipur situé dans le nord-est de l’Inde, en pleine mousson. Entre juin et août, les pluies diluviennes combinées à la géographie particulière de cette région sub-himalayenne submergent quasiment cette partie du pays. Durant ces trois mois, Imphal est sous un crachin continuel qui devient partie intégrante du tourbillon de la vie citadine. Grâce à la mousson, les conditions idéales à la production du riz, ou cha en meiteilon, la langue de la tribu Meitei (1), sont réunies dans les rizières. Un de mes amis originaire d’Imphal dit que le mot cha est le plus important de la langue meiteilon. En effet, bien que vivant à l’époque de la mondialisation, la nourriture des habitants d’Imphal reste principalement constituée de produits locaux et de recettes traditionnelles transmises de génération en génération. Nandini, une militante, me montrait la recette du porc aux champignons sauvages lorsque mon ami Ram me dit : « Si Dieu ne nous aime pas, c’est parce que nous mangeons presque tout, on ne laisse rien retourner à la nature… nous mangeons même du chien ! ». Il y eu un instant de silence puis des rires éclatèrent car, effectivement, l’un des plats typiques du nord-est est le ragoût de chien bien relevé.

Tous les ingrédients, les ustensiles et les objets traditionnels de la cuisine manipuri se trouvent aisément dans le marché le plus représentatif de Manipur : Ima Keithel, le « marché des mères », ainsi nommé car il n’est tenu que par des femmes. Étudier son contexte passé et présent nous révèle une histoire agitée et nous montre les luttes courageuses menées par le peuple manipuri, et notamment ses femmes.

La création du marché

Le marché apparait selon toute évidence en 1533 av. J.-C. Le Lallup-Kaba, un ancien système de travail forcé au Manipur qui consiste à envoyer les laboureurs cultiver des terres lointaines, contribue entre autres à sa création. Les femmes, restées dans les villages, prennent soin du foyer, cultivent leurs propres rizières, puis vont vendre les produits récoltés dans des marchés improvisés. Les marchés tels que le « marché des mères » sont nés. L’apparition de ces derniers, et le rôle essentiel joué par les femmes des tribus Meitei, proviennent également en partie des nombreuses guerres qui ont lieu dans cette région stratégique située entre l’Asie du Sud-Est, la Chine et l’Inde. Pendant ces guerres, les hommes doivent encore quitter leur foyer, laissant ainsi les femmes en charge des travaux dans les villages.

Malgré l’abolition du Lallup-Kaba en 1892, d’autres formes de travail forcé tel le Potang, un système où les hommes sont recrutés de force pour la guerre, perdurent jusqu’au XXe siècle. À la suite de conflits tel la guerre sino-birmane de 1765-1769 où le Manipur est au cœur des combats entre l’empire expansionniste Qing de Chine et l’empire Konbaung de Birmanie, de nombreux exilés, des soldats et des réfugiés des deux camps, restent au Manipur, le transformant en une terre d’asile pour ceux voulant échapper à l’esclavage et à la guerre. Le professeur d’histoire politique James C. Scott utilise le terme « Zomia » pour décrire la région faite de montagnes inaccessibles et de vallées qui s’étend depuis le Vietnam jusqu’au nord-est de l’Inde, un lieu où les habitants ont toujours résisté à toute forme de loi et sont ainsi assimilés à des tribus barbares par ceux qui ne demandent qu’à les exploiter. À l’issue de la guerre sino-birmane, le royaume de Birmanie prend le contrôle du Manipur et force ses habitants à lutter dans ses propres guerres expansionnistes.

Le marché sous l’Empire britannique

La scène géo-politique change à l’arrivée de l’Empire britannique dans la région. Il en résulte trois guerres anglo-birmanes entre 1819 et 1886, durant lesquelles le contrôle du Manipur s’avère crucial. Pendant la guerre anglo-Manipur de 1891 cependant, les Manipuri envoient un message on ne peut plus clair aux Anglais, leur demandant leur autonomie. Durant cette période agitée, le « marché des mères », héritage d’un passé ancien et symbole de la culture Meitei, reste en activité. Et malgré les vagues successives d’invasions et de conquêtes, les femmes continuent à contrôler l’économie locale à leurs propres conditions.

L’administration britannique tente néanmoins de transformer les relations commerciales au Manipur en imposant des réformes politiques et économiques agressives. Les femmes manipuri s’y opposent férocement lors du conflit appelé Nupi Lan, littéralement « la guerre des femmes », dès 1939 et dont la cause principale réside dans les méthodes de colonisation des Britanniques. Ces derniers exploitent en effet les ressources naturelles de la région et autorisent des vendeurs étrangers à opérer au Manipur. Le commerce local du riz en est fortement affecté à cause des exportations massives de cette céréale vers les divers bataillons postés dans tout le Manipur, exportations qui se font sans considération aucune pour les besoins locaux. De plus, le pouvoir des marchands nouvellement installés grandit. Ils spéculent sur le prix du riz et empêchent ainsi les commerçantes locales d’acheter ou de vendre leur produit principal et denrée de base, le cha.

Durant le Nupi Lan, les commerçantes du marché Ima organisent des réunions, des rassemblements, des blocus et font de nombreuses campagnes pour exiger un changement dans les politiques économiques du Maharajah local, sous la coupe des Britanniques. Ce mouvement est orchestré par les femmes, tandis que les hommes manipuri restent silencieux. Le point culminant de cette confrontation a lieu lors de l’occupation du palais présidentiel d’Imphal par les femmes, qui demandent à voir le Maharajah. Malgré l’attaque du palais par le bataillon d’infanterie Assam, qui fait de nombreuses blessées, le mouvement continue de s’opposer au gouvernement en place. La réaction disproportionnée de l’armée attise néanmoins cette confrontation,et les hommes s’y rallient également. Le soulèvement devient vite une lutte pour l’autonomie et l’indépendance. Afin de mettre fin au Nupi Lan, les Britanniques, représentés par le Maharajah, tentent de vendre les étals du marché aux étrangers et aux hommes originaires d’autres régions de l’Inde. Mais durant tout le soulèvement, les femmes défendent leur marché, telle une place sacrée où politique, économie, famille et identité sont étroitement liés. Nupi Lan est un évènement marquant de l’histoire du mouvement social du Manipur au XXe siècle, et la valeur symbolique de cette lutte menée par les femmes est énorme.

Le mouvement Nupi Lan se termine en grande partie avec l’éclatement de la seconde guerre mondiale. Cela n’est pas seulement le fait que les priorités britanniques résident maintenant ailleurs. L’exil de nombre de Manipuri, fuyant vers d’autres régions quand ils se rendent compte que leur terre va de nouveau devenir un champ de bataille, y contribue également. En 1944, l’armée japonaise attaque les bataillons alliés postés à Imphal. Peu de temps après, les bombardements aériens américains ainsi que les attaques des chars japonais détruisent la ville. Les Britanniques ont finalement le dessus quand ils enrôlent des autochtones, qui forment une guérilla érodant la défense japonaise. Les indigènes sont d’ailleurs les seuls à pouvoir se débrouiller dans la géographie complexe de la région lors de la mousson de 1944 (2).

Le marché après l’Indépendance

À la fin de la seconde guerre mondiale, l’Inde scelle sa victoire définitive sur le colonialisme britannique. L’Inde indépendante occupe rapidement le Manipur, « cette région isolée », comme elle la nomme. Cette appellation donne une fausse idée du rôle de cet État, une région importante au cœur des confrontations militaires et depuis longtemps un passage obligé pour le commerce. Les Manipuri s’opposant à la domination du gouvernement central indien, leur État sera une terre d’occupation militaire indienne. La crainte du gouvernement indien de voir des mouvements sécessionnistes naître au Manipur l’amène à prendre pour cible toute la communauté civile et à accuser les femmes de complicité. Le marché se trouve de nouveau menacé, cette fois par la militarisation et les politiques fiscales du gouvernement indien. Quand l’Inde s’immisce dans l’économie traditionnelle manipuri, la région se trouve, une fois encore, confrontée à de nouveaux systèmes d’impôts et de règlements commerciaux, nouvelle menace pour les relations économiques tribales.

Les nombreuses guerres et changements des deux siècles passés ont transformé le tissu social du Manipur et changé la structure du marché. Et cependant, l’organisation traditionnelle de ce marché est restée plus ou moins la même. Une chose importante est néanmoins différente : son nom. Ils sont de plus en plus à l’appeler le « marché des femmes » et non plus le « marché des mères ». C’est donc toute la perception des femmes dans ce marché qui a changé, ce qui suggère une évolution importante du rôle et de la représentation des femmes dans la société.

Le marché est divisé en quatre sections : le coin sud-est, où l’on vend les métaux précieux ; le coin nord-est où les vendeurs de riz prédominent ; le coin sud-ouest des poissonniers, et le coin nord-ouest où le paddy (riz non décortiqué) est vendu. On trouve également une grande section transversale avec des étals proposant étoffes et tissus. Chaque section était auparavant occupée par des clans bien spécifiques et chaque clan dirigé par la femme la plus âgée. Cette structure est toujours la base de l’organisation actuelle du marché, même si, de nos jours, on élit les membres du secrétariat du Nupi Keithel (ou « l’entrepôt des femmes », le nom le plus court du marché). Cette organisation est l’une des plus respectée dans le nord-est de l’Inde et est liée aux autres mouvements sociaux d’Asie. Nupi Kheitel représente un total de 6000 vendeurs. C’est le plus grand et le plus vieux marché dirigé par des femmes en Asie.

Aujourd’hui, Nupi Keithel fait face à de nouveaux défis, suite aux divers discours « développementalistes » et aux conséquences des conflits armés. D’une part, les femmes résistent aux abus des soldats et à l’hyper-masculinisation créée par une zone militaire. D’autre part, Nupi Keithel continue de s’opposer aux politiques gouvernementales qui promeuvent les accords commerciaux internationaux avec les voisins asiatiques  (3).

En 2003, le gouvernement local, sans consultation aucune avec les vendeuses du marché, a pris la décision de construire un centre commercial sur le site de Nupi Keithel. Les réunions du gouvernement ont eu lieu à portes fermées, dans un élégant hôtel, tandis que les femmes protestaient à l’extérieur. Ces dernières occupaient le marché nuit et jour, craignant de perdre leur étal une fois la construction entamée.

Les huit dernières années ont été une lutte constante contre la construction du centre commercial. Durant tout ce temps, Nupi Keithel a reçu l’appui de nombreuses organisations locales, de mouvements étudiants, de groupes défendant les droits de l’homme et des ONG. Tous s’accordent à dire que la défense du marché est non seulement une affaire de justice et d’identité culturelle, mais également une manière de remercier le mouvement féministe au Manipur, mouvement qui a toujours appuyé les autres mouvements populaires. Comme une femme de 72 ans, vendeuse de leirum (un tissu traditionnel utilisé durant les festivités) m’a raconté : « Nous avons toujours soutenu les autres mouvements car nous sommes les mères, les sœurs, les femmes et les filles de notre peuple ». R. K. Jarmine, elle, est vendeuse au marché depuis 25 ans. Elle a reçu son étal par le système d’héritage matrilinéaire, dans lequel la propriétaire de l’étal le donne à sa fille ou à sa belle-fille, selon sa préférence. On a tenté de voler l’étal de Jarmine de nombreuses fois mais ni la corruption ni les jeux de pouvoir n’y ont fait. Elle se bat toujours et continue de vendre au marché.

Les femmes du Nupi Keithel ont envoyé de nombreuses lettres au gouvernement central indien et à Sonia Gandhi, dirigeante du Parti du Congrès au pouvoir. Toutes expriment leur plus grande crainte : la perte de leur étal lors du transfert dans le nouveau centre commercial à cause de la corruption des fonctionnaires locaux. Les marchandes affirment que ces fonctionnaires vendent des permis et des étals à des personnes n’appartenant pas au système de Nupi Kheitel. Cette situation néfaste pourrait donc mettre en péril une importante institution féminine du Manipur en plus d’augmenter le chômage chez les Meitei.

Grâce au travail conjoint des groupes qui les soutiennent et à la pression exercée par les femmes, les vendeuses du Nupi Keithel retrouvent progressivement leur étal mais elles sont encore nombreuses à attendre qu’on leur rende leur permis et leur emplacement au marché. D’autres, accusées de n’avoir pas de permis valable, ont été expulsées. Voilà le genre de méthode bureaucratique qu’utilise le gouvernement afin de contrecarrer l’autonomie de la population autochtone.

Comme elles l’ont toujours fait et à l’instar d’autres femmes autochtones dans le monde, les femmes du Nupi Kheitel continuent leur lutte. Ce sont des femmes qui se battent pour leurs droits et leur identité et qui ne se laissent pas abattre malgré les nombreuses tentatives pour entraver leur combat. Nupi Kheitel a beau être confronté à de nouveaux problèmes aujourd’hui, les femmes puisent dans leur longue histoire et développent de nouvelles stratégies de résistance. Elles ont formé des alliances locales et régionales avec les mouvements sociaux, les organisations tribales, les groupes estudiantins et universitaires et beaucoup d’autres encore. En fait, Nupi Keithel a lui-même inspiré nombre de ces groupes. Et c’est grâce à ce soutien mutuel que Nupi Keithel et ses partisans continuent leur lutte pour la justice, les droits des femmes et l’autonomie des tribus.

1 Tribu du nord-est de l’Inde que l’on retrouve dans les vallées du Manipur.
2 Les corps des soldats alliés tombés durant cette guerre reposent au cimetière militaire d’Imphal. A quelques kilomètres de là, le cimetière japonais est un autre rappel de cet épisode cruel dans l’histoire de la ville.
3 Selon l’organisation non-gouvernementale CCDD (Citizen’s Concerns to Dams and Development), l’appui du gouvernement pour ces accords commerciaux fait partie d’un effort majeur de changement politique, économique et socio-culturel au Manipur afin d’assimiler cet État dans les stratégies économiques à plus grande échelle

Mots-clés

participation des femmes, organisation de femmes, travail des femmes, minorité ethnique


, Inde

dossier

Les luttes populaires en Inde

Commentaire

Lire l’article original en anglais: Nupi Kheitel: the Struggle of the Women’s Market in Manipur, India

Traduction : Isabelle LOUCHARD

Notes

Visiter les sites :

Pour aller plus loin :

  • Ibotombi Longjam, “Nupi Lan – the Women’s War in Manipur, 1939: An Overview.”, in The Manipur Page

  • James C. Scott, The Art of Not Being Governed, An Anarchist history of upland Southeast Asia, Orient Black Swan, India, 2009

  • Richard Jung.« The Sino-Burmese War, 1766–1770: War and Peace Under the Tributary System ». Papers on China, 1971

  • Singh, R.K.J. A Short History of Manipur, New Delhi, 1975

Autres sources :

  • « Nupi Lan, 1939 » Lamyanba, vol. 5, no 51, December 1973

  • R. Brown, Statistical Account of Manipur. Calcutta (1879), Reprinted, New Delhi, 1973

  • Site de la Commission sur les morts de guerre du Commonwealth : Commonwealth Wars Graves Commission

  • Projet de politique du tourisme, 2010 (Draft on Tourism Policy 2010), Manipur Tourism Development Corporation

  • Entretiens avec les femmes militantes et les chercheurs de Humans Rights Alert–Manipur

Source

Texte original

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