Le 28 juin 2010, l’organisation Vikalp-Films for freedom (« Alternatives-Films pour la liberté ») (1) a consacré sa session mensuelle à la Prithvi House de Mumbai à un hommage à C. Saratchandran, réalisateur de documentaires engagés, originaire du Kerala et décédé accidentellement le 1er avril 2010.
La projection du film « To die for Land. The Ultimate Sacrifice » nous donne l’occasion de revenir sur la lutte pour le droit à la terre des dalits et adivasis sans-terre au Kerala. Ce combat a vu les organisations de paysans sans-terre s’affranchir des partis politiques traditionnels, occuper de force les terres d’un groupe industriel indien et obtenir un minimum de satisfactions après deux éprouvantes années de résistance et de confrontation avec l’entreprise privée, ses employés et les autorités locales.
Intouchables et tribaux occupent des terres industrielles
Le 4 août 2007, environ 300 familles sans-terre, principalement dalits (intouchables) mais aussi adivasis (populations tribales), occupent 140 hectares de terres de la plantation de Kumbazha et installent des huttes sommaires sur ses pentes abruptes, donnant ainsi le coup d’envoi d’une bataille de plus de deux ans contre une injustice historique. Cette plantation d’hévéas qui appartenait à l’entreprise Harrisons Malayalam (détenue aujourd’hui par le groupe RP Goenka Entreprises) est située près de Chengara, dans le district de Patnamthitta, au Kerala. Au plus fort de la lutte, ce sont près de 5.000 familles, soit plus de 20.000 personnes venues de tout l’État du Kerala, qui ont occupé environ 800 hectares de terres.
Ce combat non-violent est mené par l’organisation Sadhu Jana Vimochana Samyukta Vedi (SJVSV, Front de Libération des Pauvres) dirigé par Laha Gopalan, qui dit être un ancien membre du parti communiste indien (marxiste) ou CPI(M), parti à la tête de l’actuelle coalition gouvernementale.
Les organisateurs ont choisi cette plantation car ils affirment qu’Harrisons Malayalam, qui loue ces terres à bail de longue durée au Gouvernement indien, en détient bien plus qu’elle ne le déclare officiellement et qu’il n’est autorisé : selon l’organisation SJVSV, elle exploiterait 2.000 hectares de terres illégalement. Il s’agit donc pour les manifestants de dénoncer l’accaparement des terres agricoles par de grands propriétaires, y compris industriels, au détriment des petits agriculteurs et des sans-terre.
Il est étonnant que les familles aient pu ainsi tenir pendant plus de deux années, sans être expulsées de force. Une de leurs seules armes a été la menace du suicide collectif. Le documentaire réalisé par C. Saratchandran montre ainsi, lors de manifestations, des hommes ayant grimpé aux arbres, attachant une corde à une branche et se la passant autour du cou, prêts à se pendre, tandis que des femmes gardent des bidons d’essence, prêtes à s’immoler en cas d’intervention policière. Cette mobilisation a été extrêmement forte et a impliqué tous les membres de la communauté, hommes, femmes, enfants et personnes âgées.
Pour survivre, les familles ont développé l’agriculture, planté des bananiers, récolté du miel. Néanmoins les conditions de vie restaient extrêmement précaires : terres pentues difficiles à cultiver, faible protection contre les pluies, manque de soins médicaux, de nourriture et d’eau. Treize personnes, considérées par le mouvement comme des martyrs, ont perdu la vie faute de soins et en raison du blocus dont ils ont fait l’objet.
A plusieurs reprises, la confrontation entre la police et les manifestants aurait pu tourner au drame. Mais la Haute Cour du Kerala avait ordonné dans son Jugement du 24 septembre 2007 que l’expulsion se fasse sans qu’aucune goutte de sang ne soit versée. Il n’était pas question de répéter les incidents de février 2003 à Muthanga où les tribaux qui occupaient également des terres avaient été brutalement réprimés par le Gouvernement. Mais une expulsion en douceur s’avérait également impossible, compte tenu de la détermination des sans-terre, prêts à mourir plutôt que de renoncer à leurs revendications légitimes, et en se suicidant dans la dignité plutôt qu’en trépassant sous les balles et les matraques de la police indienne. Seul un accord entre le Gouvernement et le mouvement pouvait donc aboutir à la résolution pacifique de ce conflit.
Un mouvement social à forte portée symbolique
Le mouvement de Chengara est symbolique pour deux raisons principales. Tout d’abord, et contrairement à Nandigram ou Singur dans l’État du Bengale occidental également dirigé par la gauche communiste, il ne s’agit pas de lutter contre l’expulsion de ses terres au profit d’entreprises privées (Salim ou Tata dans les exemples cités). Il s’agit à l’inverse pour des paysans sans-terre d’occuper celles d’un grand groupe industriel afin de faire valoir leurs droits : ceux de posséder une terre cultivable et de gagner dignement leur vie en exerçant leur métier d’agriculteur, au lieu de s’acharner au labeur contre un salaire dérisoire et une condition sociale des plus basses.
Cette lutte est également unique d’un point de vue politique car elle est menée pour la première fois au Kerala non par des partis politiques mais par les paysans sans-terre eux-mêmes. Plus intéressant encore, elle est dirigée contre tous les partis de gauche, que ce soit la coalition communiste au pouvoir (Front Démocratique de Gauche) ou les partis communistes d’opposition qui prétendent tous traditionnellement représenter les intérêts des opprimés, dalits ou adivasis. En réalité le CPI(M) n’échappe pas aux préjugés de caste et le fait est qu’à l’intérieur même du parti il les reproduit en ne confiant aux basses castes que les tâches subalternes.
Le parti communiste indien (marxiste), menant la coalition au pouvoir, s’est d’ailleurs trouvé en porte-à-faux entre deux groupes sociaux dont il affirme être le porte-parole : les dalits et adivasis sans-terre d’un côté et les ouvriers et syndicats de l’autre. En effet, les syndicats de la plantation se sont opposés au mouvement des sans-terre, les accusant d’avoir fait perdre leur emploi aux collecteurs de caoutchouc. Ils ont organisé un blocus du campement si bien que les occupants ont dû se frayer des chemins dans la forêt pour pouvoir aller et venir. Le SJVSV quant à lui rejette cette allégation et affirme que les terres qu’ils occupent n’étaient pas exploitées car elles étaient destinées à être replantées. Selon lui le blocus était en réalité organisé par l’entreprise elle-même ce qui semble être confirmé par le fait que les ouvriers bloquant les routes se faisaient payer par la compagnie qu’ils informaient de l’évolution de la situation.
Un éclairage sans concession sur la gouvernance communiste et la réforme agraire
Le Kerala s’enorgueillit d’être le premier État de l’Union indienne à avoir eu un Gouvernement communiste démocratiquement élu dès 1957 et à avoir d’emblée lancé une réforme agraire dans cette région fortement marquée par les relations de type féodal entre propriétaires terriens et paysans. Cet État est également souvent cité pour ses bonnes performances en matière d’éducation et de santé. Mais l’on insiste moins sur les conditions socio-économiques toujours aussi misérables dans lesquelles vivent les populations tribales et dalits qui représentent respectivement 1,1% et 10% de la population du Kerala.
Au fil des coalitions gouvernementales plus ou moins orientées à gauche, en raison notamment de l’appui ou de la participation du Parti du Congrès, la réforme agraire a été vidée de sa substance. Il aura fallu quinze ans pour l’appliquer mais elle aura largement épargné les plantations et les forêts, qui furent considérées comme des industries ne relevant donc pas de la réforme agraire. Seules les terres dites « en surplus » ont été redistribuées.
Les tribaux et les dalits ont été les grands oubliés de cette réforme agraire et n’ont reçu, au mieux, que de minuscules lopins de terre non cultivables où ils pouvaient seulement construire une habitation. La hiérarchie sociale de caste toujours prégnante au Kerala, malgré le rôle important joué par les communistes, ne leur a pas permis de devenir métayer ni de posséder des terres. Selon les estimations du SJVSV, ils forment aujourd’hui 85% des sans-terre, travaillant généralement comme ouvriers agricoles. Les principaux bénéficiaires de la réforme ont été les métayers, appartenant aux castes intermédiaires ou hautes, qui ont pu accéder au statut de petit propriétaire.
La densité de population du Kerala (819 habitant au km²) est l’une des plus élevées de l’Inde, la moyenne nationale étant de 324 hab/km². La question foncière y est donc particulièrement sensible et ce d’autant plus que de larges superficies ont été converties en espaces résidentiels, hôteliers, touristiques et industriels.
Le Gouvernement soutient qu’il n’a pas assez de terres à distribuer. Mais seule une enquête sur la propriété de la terre au Kerala pourrait vraiment faire la lumière sur l’état du foncier dans l’État et les infractions à loi sur le plafonnement des terres (Land Ceiling Law).
Or, depuis 2008, le projet « Bhoomi Keralam » piétine. Initié par le Gouvernement du Kerala, il devait permettre de réaliser en trois ans une étude du cadastre de l’État afin notamment d’identifier 27.000 hectares de terres à redistribuer aux adivasis. Il se heurte, comme on pouvait s’y attendre, à diverses difficultés : manque de formation du personnel aux instruments de mesure sophistiqués qu’ils sont censés utiliser, résistance des syndicats des fonctionnaires et mafia foncière (Cf. « Bhoomi Keralam project lands in trouble »).
Une issue au goût amer
Après 795 jours de lutte et dans un contexte de tensions internes au mouvement, un accord a été conclu le 5 octobre 2009 entre le SJVSV et le Ministre en chef V.S. Achuthanandan du CPI(M), avec la médiation du chef de l’opposition Oommen Chandy du Parti du Congrès.
Selon les termes de cet accord, 1.432 familles sur 1.738 obtiendront une terre et une aide financière pour construire une maison. Alors que le mouvement revendiquait 2 hectares et 50.000 roupies par famille, les 27 familles adivasis sans-terre se voient allouer 1 acre (0,4 hectares) et 125.000 roupies chacune tandis que les 832 familles dalits auront 50 cents (0,2 ha) de terres et 100.000 roupies chacune. Les 48 autres familles dalits (Ezhava, Chrétiens et Nair) auront 25 cents (0,1 ha) de terres et une aide de 75.000 roupies. Les terres seront distribuées dans diverses parties de l’État.
Cet accord, dont les termes sont en deçà des revendications initiales fortement revues à la baisse, a été accueilli dans un silence résigné par les occupants.
L’organisation SJVSV dit avoir été contrainte de l’accepter, redoutant un nouveau Nandigram. Cette intervention musclée de 4000 policiers en mars 2007 avait fait au moins 14 morts et 70 blessés, dans l’État du Bengale occidental, alors que la population locale manifestait contre leur expropriation visant à installer une zone économique spéciale.
Il semblerait par ailleurs que le CPI(M) soit parvenu à infiltrer le mouvement et à créer un début de désunion portant sur le montant de la participation financière de chaque famille à l’organisation gérant le camp. Laha Gopalan a senti l’urgence de parvenir à un règlement.
A l’heure actuelle (juillet 2010), les terres n’ont toujours pas été allouées, mais le Gouvernement a promis de le faire d’ici un mois. Le SJVSV dénonce cependant le fait que nombre de terres promises se situent dans des districts isolés alors qu’il considère que des terres sont disponibles dans des districts plus proches.
Certains veulent voir dans l’issue de cette lutte une victoire historique des dalits qui ont combattu l’injustice à eux seuls et en leur nom propre et ont tenu plus de deux ans face au Gouvernement, à la Justice et à la Police. L’obtention de terres à cultiver témoigne par ailleurs de la légitimité de leur lutte.
D’autres y voient un échec dans la mesure où les revendications n’ont été que très partiellement satisfaites. Cela risque fort de créer un précédent qui rendra plus difficiles encore les luttes à venir des groupes sociaux marginalisés pour la reconnaissance de leurs droits.
Au niveau politique, le mouvement d’occupation des terres de Chengara est néanmoins le symptôme d’un tournant historique qui a vu, lors des élections générales de la Lok Sabha de 2009, les organisations dalit traditionnellement alliées du parti communiste lui retirer leur soutien et appeler à voter pour l’opposition.
Face aux réticences du Gouvernement à satisfaire à un niveau acceptable les attentes des catégories sociales les plus pauvres, on peut craindre le développement de groupes extrémistes tels que le Dalit Human Rights Movement (DHRM) créé en 2007 et ayant régulièrement recours à la violence. Cette émergence est le résultat direct de l’échec des communistes au pouvoir qui n’ont pas su ou pas voulu réellement renverser l’ordre social existant en octroyant aux dalits et aux adivasi l’accès à la terre.
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, Inde
Cet article est disponible en anglais : The struggle of the landless in Kerala
Pour plus d’informations :
C. SARATCHANDRAN, « To die for Land - The ultimate Sacrifice », documentaire en anglais, 29 minutes, 2003
K.A. MARTIN, « Bhoomi Keralam project lands in trouble », in The Hindu, 27 mars 2010
R. KRISHNAKUMAR, « A land battle », in Frontline, Vol 26, Issue 2, 24 oct-06 nov 2009
M.G. RADHAKRISHNAN, « Kerala: The lost slogan », in India Today, 22 oct 2009
P. N. VENUGOPAL, « A Kerala land struggle is ‘settled’, questions remain », in India Together, 28 oct 2009
Radhakrishnan KUTTOOR, « Anxious wait for vedi workers at Chengara », in The Hindu, 5 oct 2009
Voir également le site de l’organisation Vikalp-Films for Freedom et lire l’article d’InfoChange qui lui est consacré.
Texte original
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