Le MST et l’École Nationale Florestán Fernandes
Dans un pays où 43% de la terre productive est la propriété de 1.3% de familles, la lutte pour une réforme agraire profonde est indispensable dans tout projet aspirant a une société égalitaire. Tandis que le gouvernement Lula poursuit son plan d’extension de surfaces destinée à la culture de canne à sucre pour l’élaboration d’agrocarburants (éthanol) exportés principalement aux États-Unis, il existe une autre inégalité tout aussi grande que celle de l’accès à la terre : l’inégalité de l’accès à la connaissance.
C’est la raison pour laquelle le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre, s’engage dans la lutte pour l’éducation, pour l’accès à la connaissance, pour la formation d’une conscience critique, pour la production et la diffusion de la culture populaire. C’est un aspect aussi important que de récupérer chaque hectare de terre agricole, comme de défendre chaque arbre de l’Amazonie, comme d’en finir avec le travail des esclaves dans les grandes haciendas (grandes exploitations agricoles).
Impossible de penser une lutte isolément d’une autre, impossible de penser la transformation du monde si nous ne parvenons pas à le connaître et à l’appréhender, surtout lorsque ceux qui détiennent le pouvoir veulent nous maintenir dans l’exploitation, l’ignorance et la misère. Dans le pays de Paulo Freire, le MST lutte pour la construction d’une connaissance transformatrice, en suivant les mêmes prémisses de la lutte pour la terre : solidarité, engagement, travail collectif. L’école nationale du MST “Florestán Fernandes” est un exemple clair de la mise en pratique de ces principes.
Un peu d’histoire…
Le MST est né en 1984 dans la ville de Cascabel, État du Parana, à la suite d’une réunion autour d’une expérience d’occupation de terres. Il réalise son premier congrès en 1985, toujours dans l’État du Parana, à Curitiba. En 1990, le MST s’étendait à pratiquement tout le pays et, déjà à l’époque, ils organisaient un cours de base de formation politique. Aujourd’hui, on estime que cette puissante organisation regroupe près de 350.000 familles occupant des terres, ce qui constitue une base sociale d’un million de personnes.
Le 17 avril 1996 eut lieu un massacre de paysans du MST, au cours duquel 19 d’entre eux trouvèrent la mort, 120 autres furent blessés. 4 décédèrent de leurs blessures, 15 restèrent invalides. Cet acte barbare fut photographié par Sebastian Salgado, artiste photographe internationalement connu. On créa alors 93 comités de soutien au MST, contre l’impunité et pour les droits de l’homme, qui fonctionnèrent durant deux années, en exposant les photos de Salgado, et en créant un mouvement de solidarité avec les Sans Terre.
Les fonds réunis grâce à la solidarité internationale permirent d’acquérir le terrain sur lequel on a érigé l’école du mouvement, à 60 km de Sao Paulo, dans la municipalité de Guararema, ainsi que les matériaux nécessaires à sa construction.
Depuis sa création, le MST a toujours favorisé la formation politique, mais le 10 Août 1996, un an avant la mort de l’intellectuel révolutionnaire brésilien Florestan Fernandes, lors d’une réunion avec la Coordination National du mouvement, le système de formation politique est passé à un niveau supérieur. Le corps professoral a été renforcé grâce à une préparation plus systématique et plus articulée des cadres du mouvement.
C’est alors qu’est né le besoin de créer un centre de formation dans un endroit plus central et plus facile d’accès, entre Sao Paulo et Rio de Janeiro, baptisé du nom du fondateur de la sociologie critique au Brésil, le militant social et pédagogue Florestan Fernandes. Celui-ci a développé une analyse critique de la société de classes dans le capitalisme de la périphérie dépendante et sous-développée, liant la science sociologique au socialisme en tant que mouvement politique révolutionnaire. Pour Fernandes, l’Amérique latine capitaliste est un monde divisé par un mur invisible mais cruel, dans lequel les ouvriers, les paysans, les indigènes, les noirs ainsi que les blancs pauvres sont traités comme des peuples conquis.
Dans la formation politique du MST, le concept fondamental suppose que quel que soit l’endroit où le mouvement s’organise, il doit être accompagné d’une école, d’activités de formation, non seulement politique mais aussi dans d’autres domaines de la vie sociale. Chaque état dispose au minimum d’un centre de formation du MST, parfois plus. L’École nationale Florestan Fernandes (ENFF) donne l’orientation méthodologique à tout le système. Pour y accéder, les militants doivent avoir suivi le cours de base.
L’ENFF a été construite par les propres membres du mouvement. Ce chantier fut en soi tout un processus de formation. Pendant 4 ans plus de 1.200 militants en provenance des 23 états du Brésil ont érigé les édifices qui composent aujourd’hui cette école supérieure. Les équipes se relayaient tous les deux mois. Les groupes de chaque état étaient accompagnés par un responsable de formation. En travaillant de jour et en étudiant le soir, ceux qui ne savaient pas lire furent alphabétisés.
Quand on observe de loin ces édifices - dortoirs, salles de classe, bibliothèque, théâtre, cantine, bureaux, on voit une cité scolaire d’aspect rustique, solide, en harmonie avec l’environnement, d’une sobre élégance, sans luxe, fonctionnelle, exprimant bien le mouvement dont elle a surgi. Les constructions sont de brique d’adobe produites sur place, une par une, au rythme de 1.500 briques par jour, compactées et cuites au soleil. Les colonnes massives du même matériau soutiennent les toits et les étages supérieurs. L’adobe était composé de 30% d’argile et de 70% de sable, auquel on ajoutait un dixième de ciment. Toute la construction fut réalisée de cette manière, sans poutre d’acier, les toits étant faits de bois et de tuiles.
L’école peut aujourd’hui recevoir 200 personnes et il est prévu d’élargir sa capacité d’accueil à 400. Les voyages sont couverts par les organisations qui envoient les participants, les cours sont gratuits et l’école assure le logement et la logistique pendant la durée des cours. Elle a été inaugurée en 2005, et les cours ont démarré en mai de cette année-là. Aujourd’hui, plus de 10.000 élèves sont passés par l’école, ce qui représente une centaine d’organisations de 30 pays.
La politique de formation
La politique de formation et la direction sont la responsabilité d’un Collectif National intégré par les coordinateurs de formation politique de chaque état. Y participe aussi le collectif de l’École nationale. Le MST comporte aussi un Groupe d’études agraires, où est analysée la stratégie du mouvement. Cette analyse est rapportée à la direction nationale du MST et influe sur la formation politique.
La politique de formation repose donc sur une mise à jour constante, collective, pour qu’elle corresponde aux besoins réels de l’organisation.
L’ENFF prolonge la tradition pédagogique d’éducation populaire fondée par Paulo Freire. Sa vocation collective fait de chaque acte d’enseignement un processus de construction de savoirs basé sur la participation de tous. Chaque expérience se convertit en processus de socialisation dans lequel “on enseigne en apprenant et on apprend en enseignant”.
Les cours
A l’École nationale Florestán Fernandes, et plus généralement dans le système de formation politique du MST, trois types de cours sont offerts : la formation politique pour le militantisme, les cours formels et les cours post-graduat (troisième cycle universitaire).
Les cours de formation politique pour les militants du MST, mais aussi d’autres mouvements sociaux, urbains et ruraux, mettent en phase les connaissances en : philosophie, critique de l’économie politique, histoire, théorie de l’organisation politique, question agraire (réforme agraire, rôle de la paysannerie) et sociologie. Il y a un cursus de base pour chaque secteur.
Les cours dits formels sont ceux que suivent les membres du MST dans les universités avec lesquelles l’ENFF a établi des accords. Ce sont plus de 20 centres d’éducation supérieure dans lesquels les membres du MST obtiennent leurs diplômes dans les spécialités suivantes : Pédagogie, Histoire, Droit, Vétérinaire, Agronomie, Géographie, Philosophie etc. A Cuba, le MST a envoyé des élèves à l’école latino-américaine de médecine.
Ces cours sont partiellement financés par le PRONERA (Programme national d’éducation de la réforme agraire), qui est une conquête du MST et à travers lequel le gouvernement fédéral paye les déplacements, l’alimentation, une partie du matériel didactique, ainsi que le salaire des professeurs.
La troisième option est constituée de cours post-graduat centrés sur des thèmes comme la pensée politique latino-américaine, la théorie politique, ainsi qu’une maîtrise en sociologie rurale.
La structure de l’école
L’école part d‘un concept politico-pédagogique clair. Ses travailleurs forment la Brigade Apolonio de Carvalho, composée de 4 noyaux : “Haydee Santamaría”, “Víctor Jara”, “Pagú” (Patricia Galván) et “Rosa Luxemburg”. La vie militante dans l’école comprend le travail volontaire, la lecture, les activités politiques ainsi que des réunions périodiques d’évaluation.
Le personnel de l’école provient des confins du Brésil. Ils sont membres du MST et possèdent des maisons, dans le secteur du centre d’enseignement, au sein desquelles ils peuvent vivre avec leurs familles pour deux ans. Il y a aussi des logements pour célibataires et un centre pour les enfants de travailleurs (entre 2 et 6 ans), les plus grands allant à l’école de la localité.
L’école maternelle Saci Pererê est destinée à recevoir et à former les enfants du Mouvement des “sem terinha” (sans-terre) dès le plus jeune âge. Le nom “Saci Pererê” fait référence à une profonde signification du point de vue symbolique : provenant de la mythologie Tupi-Guaraní, il s’agit d’un lutin qui - tel que le “sachaioj” des monts de Santiago de Cuba - vit et prend soin des forêts et des jungles. Il lui manque une jambe mais il conserve une grande agilité et une capacité de mouvement permanente.
Cette école possède un centre d’accueil pédagogique où se trouvent le secrétariat général, la bibliothèque, l’infocentre, l’espace pour enfants, la salle de montage de matériaux audio-visuels, la reproduction de matériel pédagogique et la réception.
Le secteur administratif regroupe l’entretien des hébergements, les conducteurs de véhicules, la protection physique, la cantine et la préparation des aliments, le lavoir, la boutique et la librairie qui met en vente des livres pour les étudiants et les professeurs.
Le secteur de production compte 4 techniciens. Les étudiants et travailleurs s’occupent aussi de cultiver les aliments : potager, arbres fruitiers, élevage de poulets, porcs et poissons rendent l’école autosuffisante. Aucun produit toxique ou agressif pour l’environnement n’est utilisé, uniquement des engrais organiques préparés sur place. Les semences sont envoyées par des coopératives du MST qui les produisent en grande quantité en utilisant également des engrais organiques.
L’école a une station de traitement des eaux résiduelles pour protéger l’environnement et une laverie industrielle qui couvrira prochainement tous les besoins pour le lavage des draps, serviettes, nappes et pour offrir des services aux entreprises de la région, ce qui contribuera à financer les dépenses du système d’éducation.
La vie quotidienne
À l’école “Florestan Fernandes”, tout le monde se lève à 6h du matin. Entre 6h15 et 7h, les étudiants font une lecture individuelle. C’est leur moyen d’entretenir de façon systématique l’habitude de lire.
Entre 7h et 7h30, le petit déjeuner est servi et, à 7h45, a lieu la “mística”.
Un mot sur la créativité impressionnante que suscitent la préparation de la “mística” et la participation enthousiaste de tous, élèves, professeurs et personnel de l’école en général. “La mística” se réalise dans la cour aux drapeaux vers 8h du matin, peu avant le début des cours. Elle est organisée par chacun des groupes du collectif. Elle fait revivre un personnage, une figure révolutionnaire ou quelques dates commémoratives - comme le triomphe de la Révolution Sandiniste - à travers des chansons, des poèmes, des affiches et des slogans exprimant le sentiment de chaque groupe, mais que tous reprennent en cœur : “Dans la pratique, dans la théorie aussi, construisons une nouvelle géographie !”, “Black Panthers, le pouvoir au peuple !”, “Apolônio de Carvahlo, internationaliste, dans la formation de cadres, dans la lutte socialiste !”, “Frida Kahlo, militante mexicaine, artiste socialiste et latino-américaine !”, “Ruy Mauro Marini, étude et action dans la lutte socialiste contre l’exploitation !”, “Loiva Lourdes, rêve et audace, dans la lutte tous les jours !”, “Sans féminisme, pas de socialisme !”, etc.
Un troubadour peut interpréter à la guitare des chansons portant sur les différentes facettes de la lutte sociale, comme l’hymne du MST (d’une grande beauté musicale). L’Internationale peut être chantée pour une circonstance mémorable ou pour la cérémonie dans laquelle le drapeau est hissé. La “mística” s’effectue avec naturel et avec ce sens festif et rythmique du peuple brésilien, partie intégrante de son “caractère national” ou de son idiosyncrasie.
Entre 8h et midi se déroulent les activités d’enseignement. Le déjeuner a lieu entre 12h et 12h30. Les cours reprennent de 14h à 16h. De 16h30 à 18h, tous les étudiants font leur travail volontaire. De 19h à 19h30 arrive le moment du dîner. Dans la soirée, entre 20h et 22h30, les étudiants participent aux activités collectives : débats, activités culturelles, projection de films, etc. A 23h, c’est l’heure de se reposer.
Une expérience singulière
L’École nationale Florestán Fernandes du Mouvement des sans-terre du Brésil constitue non seulement une expérience de formation politique en termes purement pédagogiques, mais aussi un processus d’organisation collective, durable, autogérée. La responsabilité de tous les participants est non seulement pédagogique et politique, mais également économique et administrative : le travail volontaire quotidien dans les cultures et les élevages de l’école, la propreté et l’ordre dans les espaces de vie et de formation, la surveillance collective pour la protection physique des installations. Les fins de semaine, ce sont les étudiants qui se chargent de préparer les aliments.
L’ENFF ne forme pas des reproducteurs dogmatiques de théories et de formules idéologiques et politiques toutes faites. Les étudiants, les titulaires d’une licence, ceux qui suivent des maîtrises ou des doctorats dans les diverses universités publiques ou centres d’investigation, ont une préparation solide, y compris les « post-gradués » des autres pays d’Amérique Latine. Leurs motivations et leurs convictions les éloignent d’une perspective individualiste de réussite personnelle, si fréquente dans nos universités.
Son collectif de professeurs est peu nombreux et combatif, composé de personnes majoritairement jeunes mais aussi d’âge mûr. Ils travaillent avec le sentiment du devoir, avec une vocation pédagogique dans laquelle se mêlent la responsabilité d’enseigner et l’enthousiasme de faire partie d’un projet social important. Leur plaisir est contagieux ! Souvent, ils voyagent dans d’autres pays afin de partager leurs expériences de formation avec d’autres cultures du continent, mais aussi du monde entier. Ils se regroupent en différents collectifs de coordination pédagogique et de direction politique. Ils nomment un coordinateur qui les représente légalement en tant qu’association juridique à but non lucratif.
Les membres du MST ressentent une fierté évidente pour l’École nationale et pour cette méthode de formation politique. Le MST a démontré que même dans les situations les plus difficiles et les plus complexes qu’implique la lutte pour des revendications justes, la formation politique et le combat d’idées s’avèrent essentiels, stratégiques et requièrent une attention toute particulière. Dans ces salles de classe, d’un bout à l’autre du Brésil, réside l’avenir du pays.
formation, organisation populaire, mouvement social, autogestion
, Brésil
Mouvement des travailleurs Sans-Terre
L’École nationale Florestan Fernandes est l’une des références les plus importantes de tout le processus de formation politique du MST. Celle-ci ne se restreint pas à l’espace physique de l’école, située sur la commune de Guararema, dans l’État de São Paulo. Actuellement, d’autres unités de l’ENFF sont en construction et en fonctionnement dans d’autres états du Brésil.
Ce texte de Thierry Deronne, coordinateur de la Vive TV du Venezuela et professeur et collaborateur de l’ENFF, présente un historique de l’école, de son processus de construction, de sa forme d’autogestion, de son autogestion, de sa « mística » et de la conception de la formation développée par le MST.