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« La société civile est une cacophonie, non un orchestre »

Entretien avec Sunita NARAIN

11 / 2009

Sunita NARAIN, directrice du Centre for Science and Environment (Centre pour la Science et l’Environnement, CSE), est activement engagée dans la recherche, la communication et le plaidoyer sur les questions environnementales. Elle a également co-édité un certain nombre de publications sur l’état de l’environnement en Inde et s’est fait la porte-parole des questions environnementales lors d’importants forums internationaux. Elle a contribué à faire du CSE une institution majeure avec une équipe de près de 100 personnes. Elle publie également le bimensuel « Down To Earth » depuis 1992.

Comment définiriez-vous la société civile ?

La société civile est une cacophonie, non un orchestre. Différents types de voix s’expriment au nom de différentes couches de la société. Nous avons été les témoins d’un très grand changement ces cinq dernières années. Je le décrirais comme un mouvement d’expansion de la société civile. Une grande partie de ce mouvement se concentre sur les préoccupations de la classe moyenne et vise à défendre les droits de cette dernière. Prenez l’exemple des associations de bien-être des résidents (residents welfare associations) qui ont pris en main toute la question du prix de l’électricité, ou le cas de l’assassinat de la mannequin Jessica Lal et la manière dont les médias s’en sont emparés.

Avez-vous également l’impression que la société civile devient de plus en plus puissante ?

Il existait un espace vide qui est maintenant en train d’être rempli. Ma crainte est que l’Inde reste un pays d’inégalités. Elle reste aussi un pays très rural. Si la société civile est capable de représenter la voix de cette grande majorité, alors la tendance est bonne. Alors les pressions qui sont exercées le sont pour le meilleur. Mais ce n’est pas toujours le cas. Le cas du corridor de bus à haut niveau de service est classique de l’opposition entre la voiture et le bus. Là, la société civile cherche à protéger les droits des personnes qui conduisent une voiture. Là, la société civile ne met pas en avant la voix des pauvres mais celle de l’élite.

Est-ce un phénomène mondial ?

Aux États-Unis la classe moyenne représente une composante clé de la société civile. Elle s’est située au premier plan de grandes campagnes comme la manière dont les déchets sont collectés au niveau des maisons. Mais en Inde la situation est très différente. Prenez l’exemple des chiffonniers. A quel point la société civile se sent-elle concernée par leur situation ? Qui parle en leur nom ? Tout le monde suit le principe « pas dans mon arrière-cour ». Nous ne voulons pas que quoi que ce soit de désagréable se passe dans notre arrière-cour.

Mais vous ne pouvez pas nier que la société civile a aussi connu sa part de succès…

Il ne fait pas de doutes qu’au départ nous étions inspirés par la culture gandhienne, mais la situation a changé au fil des années. Aujourd’hui une question centrale que se pose la société civile est la suivante : d’où l’argent va-t-il venir ? On parle de responsabilité sociale d’entreprise, et des institutions de haut rang comme la Commission du Plan évoque la masse d’argent provenant du secteur des entreprises. Ma question est la suivante : Comment serons-nous autorisés à créer des structures qui permettent la contestation ? Comment les entreprises pourront-elles être convaincues de payer pour de telles institutions et prendre conscience que cela fait aussi partie du processus démocratique ?

Dans d’autres régions du monde, le gouvernement alloue aux organisations de la société civile un certain montant. Mais en Inde la situation est différente. Prenez une organisation parapluie comme CAPART (Council for Advancement of People’s Action and Rural Technology). Nous savons par expérience qu’aucune ONG qui élève sa voix de manière indépendante ne recevra de fonds. Je crois que le gouvernement doit fournir à la société civile un espace dans lequel opérer. En tant que parti de gouvernement, le parti du Congrès est plus ouvert à la contestation, mais la question que nous nous posons est de savoir comment des points de vue différents peuvent être défendus. La Commission du Plan parle d’autoriser de nombreuses voix à s’exprimer mais nous pensons que ce sont toujours les mêmes voix que l’on entend en Inde.

Quelle est la force du mouvement pour un mode de gouvernance plus transparent et responsable ?

Au Centre for Science and Environment nous avons contribué à construire un accord sur des questions relatives à l’environnement. C’est devenu un sujet majeur dans les pays en développement. Auparavant, les gens pensaient que l’environnement n’avait d’importance que pour les riches. Aujourd’hui la situation a changé. Des millions de personnes dépendent de l’environnement pour leur survie. La campagne pour le gaz naturel comprimé pour améliorer la qualité de l’air de Delhi a été une avancée majeure en terme d’environnement. Toute la campagne pour les transports publics exige également une transition importante qui obligerait le gouvernement à abandonner son approche centrée sur les voitures. C’est en gardant cela en tête que nous avons réclamé l’augmentation du nombre de bus et des voies de bus et l’intégration des voies cyclables et piétonnes. Nous demandons aussi une augmentation des taxes prélevées sur les propriétaires de voitures. A Bangalore, la taxe est d’environ 114% mais à Delhi elle n’est que de 4%. Nous voulions qu’elle soit augmentée à Delhi mais le gouverneur adjoint l’a supprimé. Le lobby de l’automobile est extrêmement puissant. Le bus est considéré comme un véhicule commercial qui doit payer une taxe de passager annuelle. Les propriétaires de voitures s’en sortent avec une seule taxe qu’ils ne paient qu’une fois. Nous devons souligner le fait que les voitures et les deux-roues ne transportent que 20% de la population de Delhi. Plus de 38% vont au travail en marchant et 10% à bicyclette.

Pourquoi le CSE adopte-t-il une attitude de confrontation avec les entreprises industrielles, comme on l’a vu dans l’affaire Coca-Cola ? Qu’est-ce-que vos révélations ont-elles permis d’atteindre dans le long terme et, rétrospectivement, pensez-vous que cela vous aurait aidé d’adopter une position moins hostile ?

Chaque groupe a son rôle à jouer. Nous croyons dans le fait de repousser les limites. Notre objectif est de faire pression sur les plus gros et les plus puissants. Si nous avions écrit une lettre à Coca-Cola, cela n’aurait pas marché. Nous avons besoin de campagnes publiques pour aboutir à de grands changements. Nous devons aussi avoir une stratégie pour trouver la manière la plus efficace de gérer une situation. Même avec les compagnies automobiles, nous pouvons nous asseoir à la même table et discuter, mais notre rôle est de rester dans l’opposition. Nous ne voulons pas d’argent, nous ne voulons pas être copains avec eux ou faire partie du cercle des cocktails. Notre rôle est dans la sphère publique et nous sommes désireux d’user de tout type de stratégie pour faire diffuser notre point de vue.

Concernant la question spécifique des coca-cola, nous avons reçu des email nous enjoignant de contrôler les coca-cola (nous avons un laboratoire). Quand nous avons décidé de contrôler le contenu en pesticides des boissons coca-cola nous ne savions pas qu’il y avait deux entreprises américaines de coca-cola opérant en Inde. Nos découvertes se sont avérées terriblement justes. Un comité parlementaire a été mis en place contre nous en 2004. Il a fini par confirmer nos résultats selon lesquels les coca-cola contenait des taux dangereux de pesticides. Nous nous battons toujours pour que les compagnies de coca-cola acceptent de formuler des normes standards pour les produits finis. On nous demande pourquoi nous nous entêtons tellement. Je maintiens que si nous pouvons les faire adhérer à des normes, ce sera une première dans le monde, car il n’y en a pas pour les produits finis. Si nous réussissons, l’Inde sera le premier pays à avoir ces normes.

On nous demande pourquoi nous n’avons pas mené une campagne similaire contre l’entreprise municipale de l’eau. Je voudrais souligner que cela supposerait que nous vérifions le contenu de l’eau dans de nombreux endroits. Nous sommes une petite entreprise : cela exigerait une opération d’une envergure que nous ne pouvons pas assumer. Nous devons élaborer une stratégie et avoir une action efficace. Notre rôle est celui du chien de garde. On nous a accusé de toutes sortes de choses, d’être une pseudo ONG, des jholawallahs, etc. Mais je voudrais demander : me suis-je trompée sur ma science ? De quelle manière avons-nous polarisé le débat sur le fait que les pesticides dans le coca-cola sont mauvais pour la santé ?

Pensez-vous qu’il faudrait qu’il y ait plus de partenariats public-privé à l’avenir ?

Permettez-moi de vous poser une question en retour. Où ces partenariats public-privés (PPP) ont-ils marché ? Le seul endroit où cela semble fonctionner, c’est à l’extérieur des toilettes publiques où une publicité a été mise qui annonce le prix à payer pour utiliser ce lieu. Dans tous ces PPP, nous parlons de profit. Le bien public en Inde représente les très pauvres. Aux États-Unis la classe moyenne est en mesure de payer pour les services mais ce n’est pas le cas ici. Je ne pense pas que le modèle PPP fonctionne ici et le gouvernement UPA (Union Progressive Alliance) a peu à nous montrer pour le défendre.

Mots-clés

société civile, ONG


, Inde

Notes

Lire l’entretien original en anglais : ‘Civil society is a cacophony, not an orchestra’

Voir les sites Internet du Centre for Science and Environment et de Down To Earth

Source

Articles et dossiers

Rashme SEHGAL, ‘Civil society is a cacophony, not an orchestra’, in InfoChange Agenda, Novembre 2009

CSE (Centre for Science and Environment) - 41, Tughlakabad Institutional Area, New Delhi, 110062 - INDIA - Tel. : (+91) (011) 29955124 - Inde - www.cseindia.org - cse (@) cseindia.org

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