L’erreur des ingénieurs
09 / 2008
Le Kosi est un fleuve de 500 kilomètres de long qui prend sa source au Népal et devient un affluent du Gange dans la plaine de Mithila, au Bihar (Inde). Tous les ans il déborde. Les digues construites pour le contenir, loin de résoudre le problème, ont rendu encore plus pénible l’existence des populations riveraines.
Ganga Prasad Yadav, cultivateur au village de Teghara dans le district de Saharsa, au nord de l’État de Bihar, n’est pas prêt d’oublier la journée du 5 sep¬tembre 1984. Il pleuvait sans arrêt depuis une semaine, le niveau de l’eau montait sans cesse. Sur la rive est, à proximité du village d’Hempur, la digue a fini par céder. Une douzaine de villages ont été brusquement envahis par les flots. Teghara a été complète¬ment balayé. « Moi, j’ai été sauvé par mon père qui me portait sur ses épaules et luttait contre les eaux pour parvenir à un endroit surélevé ». Ils ont eu de la chance car deux cents personnes du même village périrent noyées.
Kosi va avec kosno, qui signifie malé¬diction en hindi. Car des montagnes himalayennes du Népal, où le fleuve prend sa source, jusqu’aux plaines fertiles qu’il traverse avant de se jeter dans le Gange, il détruit tout ce qui lui résiste. Pendant la mousson, c’est un flux rapide, jaunâtre et boueux qui se divise en de nombreux cours d’eau enchevêtrés parmi lesquels s’étend le vert intense de riches cultures. Il ne faut pas se fier à la sérénité apparente du paysage. Pour des milliers de riverains, la vie ordinaire est des plus précaires.
Yadav a grandi au bord du Kosi. Il connaît bien les humeurs du fleu¬ve. « Il vaut mieux le respecter sinon il faudra subir les consé¬quences ». Autrement dit, ce n’est pas en construisant des digues qu’on gardera le Kosi sagement dans son lit. Jusqu’à présent aucu¬ne barrière ne l’a arrêté.
Une vieille histoire
Ce sont les colonisateurs anglais qui eurent l’idée d’élever des digues pour empêcher le fleuve d’envahir les terres culti¬vées le long de son cours. Ils prélevèrent pour cela un impôt sur les populations concernées. Avec la Yamuna, le Gange et l’Indus on se lança dans des travaux d’ir¬rigation tandis qu’on essayait d’endiguer le Damodar vers 1855. Les Britanniques ne tardèrent pas à prendre conscience de leur outrecuidance. Lorsque les eaux montèrent, en de multiples endroits les digues cédèrent. Par la suite, les levées de terre des digues, des routes et des voies ferrées bloquèrent encore plus l’écoulement naturel des eaux pluviales. Il se formait des masses d’eau stagnante qui entraînaient la multiplication de moustiques vecteurs de maladies, le paludisme notamment. On comprit que c’était pure folie de vouloir domestiquer le Damodar et les autorités coloniales arrêtèrent les travaux sur le Kosi et d’autres cours d’eau du Bihar.
Après l’Indépendance, les nouveaux responsables oublièrent ces « folles entreprises ». Dans les années 50, on éla¬bora des programmes ambi¬tieux pour les cours d’eau de l’Uttar Pradesh et du Bihar afin de produire de l’énergie hydroélectrique, d’irriguer les terres et de limiter les inondations. Le Kosi eut droit à un projet intégré et la construction des digues démarra en 1955. Pour des milliers de gens, répartis dans 338 vil¬lages de part et d’autre des nouvelles levées de terre, ce fut une catastrophe.
Hanuman Prasad, un vieux cultivateur qui a été témoin de tous ces développe¬ments, parle de piège. « Cela a détruit les relations que nous avions avec le fleuve. Nous étions à égalité. En construisant les digues, on lui a donné un arc. Plus l’arc est solide, plus la force de la flèche (c’est-à-dire le flot) sera dévastatrice ». Quand on cherche à contenir le fleuve, son lit se charge d’alluvions et le niveau de l’eau s’élève, le cours devient plus impétueux. En certains endroits, il se situe au-dessus des campagnes environ¬nantes. Or il y a une limite à la hauteur des digues.
« Ce qui avait été prévu pour nous protéger est devenu une source permanente de désagréments et de grandes difficul¬tés. Nos terres étaient les plus fertiles de la région, mais aujourd’hui on ne trouve pour elles aucun acquéreur. Les seules personnes à avoir profité de tout cela, ce sont les entrepreneurs et les fonction¬naires qui se sont laissés aller à des mal¬versations ». C’est ce que dit Manik Chandra Jha, instituteur à Satarwar. Les levées de terre ont été construites quand il était enfant.
L’une des plus graves inondations que le Bihar ait eu à subir au cours du XXème siècle s’est produite en 1987. Déjà en 1968 il y avait eu une grosse alerte. « Ça s’est passé pendant la Durga puja (fête religieuse). On s’est enfuis avec quelques menus objets indispensables, et on a vu le fleu¬ve emporter tout ce qu’on avait laissé derrière. Les eaux ont baissé seulement quand la digue a cédé en quatre endroits », raconte un autre témoin.
Vivre sous la menace
Les gens ont appris à vivre à la fois avec les eaux et avec les digues. Depuis des siècles, les plaines fertiles du Gange et les régions chaudes et humides du Bihar, parsemées de cours d’eau char¬gés d’alluvions, attirent du monde. On est prêt à risquer sa vie dans l’espoir de faire une bonne récolte. A l’époque où le gouvernement faisait construire les digues, il promettait aussi des terres et du travail aux personnes affectées par ces projets. Les promesses sont largement restées lettres mortes. Tout au plus a-t-on négligemment commencé à les mettre en œuvre. Ram Vilas Sharma, du village de Sirwar, bloc de Mahasi, district de Saharsa, attend toujours un emploi. Les autorités lui ont quand même attribué quelques terres le long de la digue, du côté dit protégé. « Mais on s’est vite rendu compte que ces terres étaient gorgées d’eau et donc inutilisables.
En plus il y avait des conflits fréquents avec d’autres villages à propos de pâturages, et la distance était trop grande entre l’endroit prévu pour la maison et nos parcelles. A cause de tout ça, il a fallu retourner là où on vivait avant ». Son village se trouvait entre le fleuve et la levée de terre, mais cela ne l’a pas empêché de se réinstaller : « Je préfère encore vivre sous la menace des inondations que de vivre de l’autre côté de la digue dans des conditions impossibles ». La position des autorités c’est que personne n’est supposé vivre tout près des digues, encore moins entre le fleuve et les digues. La responsabilité du gouvernement n’est donc pas engagée.
Les digues de la colère
« Les gens qui vivent côté fleuve ne reçoivent absolument aucune aide publique, bien que nous soyons presque tous en dessous du seuil de pauvreté », dit Prabhu Narayan, du village de Belwar Punarwas. Nous avons demandé aux responsables locaux de faire démolir les digues. Personne ne nous écoute. Le long du fleuve, en désespoir de cause, certains groupes se sont attaqués aux levées de terre et ont été accusés de « menées anti-sociales » par les autorités.
Les inondations sont catastrophiques mais saisonnières, tandis que les infiltra¬tions et les eaux stagnantes constituent un problème permanent. Sur la rive est du Kosi, on estime que 182 000 hectares sont affectés. Côté ouest, la situa¬tion est encore pire. Auparavant la zone située entre le Kosi et les digues du Kamala plus à l’ouest ne connaissait pas les inondations. Depuis qu’il y a ce pro¬blème d’écoulement des eaux, environ 94 000 hectares sont en permanence recouverts. On estime que 34 000 hectares sont irrécupérables.
Pusha a onze ans. Elle habite au village de Gonghepura qui est situé tout au bout de la levée de terre qui longe le Kosi, côté rive droite, vers le sud. Elle voit son père une fois tous les deux ou trois ans. « Mon père et mon oncle travaillent dans une usine à Delhi. Ils nous envoient de l’argent chaque mois. Mais parfois le facteur n’arrive pas à passer ». Pendant la saison des pluies, Pusha ne peut pas aller à l’école parce que le village est prisonnier des eaux. L’autocar le plus proche est à quatorze kilomètres, le poste de santé le plus proche à deux heures de bateaux. Chaque famille a une cabane sur la digue pour la saison de la mousson. Sur la digue, les bêtes vont aussi brouter et les gens faire leurs besoins. Dans ces régions, les cas de dysenterie et de choléra sont très fréquents. On dit que la plupart des enfants-travailleurs des fabriques de tapis de Mirzapur, qui ont si mauvaise réputa¬tion, sont originaires de ce secteur. Un autre habitant du lieu a cette réflexion amère : « Personne ne veut donner sa fille en mariage à quelqu’un d’ici. Les gens d’ailleurs voient bien comment on vit ».
Des élites fautives
Dinesh Mishra est diplômé de l’Indian Institute of Technology. Il est arrivé dans cette région après les inondations de 1984 pour participer aux opérations d’assistance aux populations touchées par la catastrophe. Il avait été très sensible à leur malheur et choqué par les conditions de vie misérables et par l’indifférence des autorités à leur égard. Avec les gens du secteur il a lancé une association (Barh Mukti Andolan) pour qu’ils souffrent moins des inonda¬tions. Depuis, avec les autres membres, il interpelle les autorités et sensibilise la population sur la nature des inondations et sur les problèmes liés à la construction des digues. Selon M. Mishra, une brèche dans une digue c’est le signe d’un abus de confiance. Car les gens faisaient confiance aux constructeurs. Or ceux-ci ont toujours omis de leur exposer les limites des techniques d’endiguement. Et il ajoute, avec une bonne dose d’ironie : « Quand les politiciens se prennent pour des ingénieurs et que les ingénieurs se conduisent comme des politiciens, tout le monde se retrouve dans le pétrin ».
Au Bihar, sur le front des inonda¬tions, la situation empire d’une année à l’autre. En 1952, les zones inondables représentaient 2,5 millions d’hec¬tares. En 1994, le chiffre était de 6,89 millions d’hectares. Or, de 1954 à 1988, on est passé de 160 kilomètres de digues à 3 465 kilomètres. Et tout cela a coûté 746 crores de roupies (1 crore = 10 millions). D’énormes investissements qui ont finalement fait plus de mal que de bien !
Rustam Vani, décembre 1999
… et ça continue
État du Bihar, district de Madhepura, village de Batona, août 2008. Piégé pendant douze jours dans sa maison par le Kosi déchaîné, Ramnarayan Rai a vu son jeune frère de 28 ans dépérir et mourir de faim. Deux jours après sa mort, alors que la décomposition commençait, il s’est résolu à craquer une allumette qu’il a placée sur les lèvres du cadavre avant de le laisser partir dans les eaux du fleuve, cette Malédiction du Bihar.
A Dhamdaha, dans le district voisin de Purnia, une famille en détresse a mis quelques poignées de riz dans un morceau d’étoffe et plongé le tout dans les eaux boueuses. La nuit venue, elle a sorti le paquet et mastiqué les grains gonflés. Quand des secours sont enfin arrivés, tous avaient une forte diarrhée.
La rupture des digues s’est produite le 18 août à Kusaha qui se trouve au Népal. Le nord du Bihar a été inondé. Des milliers de Ramnayarans sont dans le désespoir, des milliers de familles ont faim et sont malades. Environ trois millions de personnes sont sans abri (plus 35 000 au Népal) ; il y a un millier de disparus ; on estime à un million le nombre de têtes de bétail perdues ; 125 000 hectares de terres agricoles ont été endommagées ; 979 villages ont été pendant deux semaines dans 6 à 10 pieds d’eau. Les pertes du secteur agricole s’élèveraient à 150 crores de roupies. La rupture des digues a créé une masse d’eau de 150 km de long sur 36 environ de large.
Les terres qui ont été inondées cette fois ne l’étaient pas habituellement : le fleuve a changé son tracé, et la population a donc été prise complètement au dépourvu. Les autorités étaient cependant au courant d’une érosion des berges en certains endroits. Elles n’ont pas pris les mesures nécessaires ; il n’y avait pas de plan d’urgence ; quatre jours se sont écoulés avant que le gouvernement du Bihar prenne la mesure des choses. Le 28 août (dix jours après la rupture des digues), le Premier ministre, Manhoman Singh, survolait des secteurs touchés et décidait de débloquer 1 010 crores de roupies pour l’aide d’urgence. Jusqu’alors, dans l’Etat du Bihar, presque rien ne s’était fait en matière des secours concertés. Les opérations ont démarré pour de vrai lorsqu’on a fait appel à l’armée et la marine, les 27 et 28 août.
Récolter l’eau de pluie (Notre Terre n°26, déc. 2008)
Traduction en français : Gildas Le Bihan (CRISLA)
CRISLA, Notre Terre n° 26, décembre 2008. Sélection d’articles de Down To Earth, revue indienne écologiste et scientifique, publiée par CSE à New Delhi.
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