Stan Thekaekara a beaucoup travaillé avec les tribus en Inde au cours de ces trente dernières années. Ce voyage a commencé dans les années 70 quand S. Thekaekara a rejoint le mouvement étudiant et est allé vivre dans un village tribal du Bihar. En 1986, lui et sa femme Marie ont créé une ONG appelée ACCORD pour aider les populations tribales (adivasi) à récupérer leurs terres.
Dernièrement, S. Thekaekara a été une personne clef dans la création de « Just Change » (« changement juste ») qui est à la fois une idée et un processus. Son objectif est d’aller au-delà du seul « commerce équitable » et de lutter pour un système qui supprime les intermédiaires en amenant les groupes communautaires à échanger directement entre eux. S. Thekaekara est également membre du Conseil d’Administration d’Oxfam GB.
Q : On vous associe avec le courant de pensée des alternatives économiques depuis de nombreuses années. Cela a-t-il toujours été un élément de votre travail en tant qu’activiste de terrain ou bien cela a-t-il évolué ces 5-10 dernières années ?
Quand on est engagé dans la lutte contre la pauvreté, on doit inévitablement réfléchir à l’économie. Dès 1974, quand j’ai commencé à travailler avec les adivasi du district de Singhbhum dans l’actuel Jharkhand, j’ai été frappé par l’injustice et le caractère asymétrique du commerce. Les adivasi étaient contraints de vendre leurs produits pour une bouchée de pain, pour une faible fraction du prix du marché. A l’époque nous nous battions pour deux choses : arrêter les flux de paddy (riz) hors du village et tenter de commercialiser le lin directement. Cela a été ma première expérience de tentative de prise de contrôle d’une économie locale. Mais ce n’était pas pensé profondément, c’était juste une réaction de sens commun à une énorme injustice.
Ce n’est qu’au début des années 90, quand l’Inde a pris le chemin de la mondialisation et de la libéralisation, que j’ai commencé à penser plus profondément aux relations entre les économies locales et globales. Avec l’effondrement de l’économie soviétique, le capitalisme semblait devoir perdurer. A Gudalur, nous avions lancé une campagne pour les droits des adivasi sur la terre en 1986 et, afin de protéger les terres nouvellement récupérées, nous les avons aidés à y planter du thé. Cela a eu un impact majeur à la fois sur l’économie des adivasi et sur la relation de pouvoir avec les communautés non-adivasi dominantes. Cependant, nous avions catapulté les adivasi de leur économie salariale locale dans une économie de marché mondiale.
Cela nous a forcé à avoir un point de vue plus large sur l’économie. Notre implication dans le mouvement du commerce équitable (nous vendions notre thé à une organisation de commerce équitable allemande) nous a fait prendre conscience que, malgré ses bonnes intentions, le commerce équitable n’avait pas de vraie compréhension de l’économie. Il était uniquement centré sur l’obtention d’un meilleur prix et n’examinait pas les relations de pouvoir entre le travail et le capital.
Tenter d’analyser et de comprendre les dynamiques entre le travail et le capital, entre les producteurs et les consommateurs, entre l’économie locale et l’économie globale m’a mis en contact avec l’école de pensée des alternatives économiques. Donc, même si mon association avec les alternatives économiques remonte à ces dernières années, je dirais que les graines en ont été semées par mes expériences dès le début des années 70 !
Q : Comment définiriez-vous les alternatives économiques ?
C’est une question difficile et je ne sais pas si quelqu’un a une réponse complète. Cela dépend de notre point de contact avec l’économie. Un peu comme les six aveugles de l’Hindustan ! Ceux d’entre nous qui sont impliqués au niveau local ont une perspective politique, il s’agit du pouvoir et des relations de pouvoir.
L’économie de marché actuelle a totalement investi le pouvoir avec le capital. Le Gouvernement s’agenouille devant le pouvoir du capital. Le pouvoir politique est remplacé par le pouvoir économique. Regardez les Bill Gates, Ambani et Mittal et comment les gouvernements se battent entre eux pour attirer sans scrupules leur capital. Augmenter les flux d’investissement direct étranger dans l’économie est devenu le mantra, sans que personne ne se préoccupe des sorties de retour sur investissement hors de l’économie du pays. Ce type de pouvoir sans limites du capital tend à détruire les économies locales, en particulier celles qui sont dépendantes du marché. Ceux qui ne sont pas aveuglés par le faste de Bangalore et d’Hyderabad ne peuvent pas ne pas voir ce qu’il arrive aux économies rurales à travers le pays. Pourquoi, sinon, les paysans se suicideraient-ils ? Mais, d’un autre côté, la firme ITC et maintenant le groupe Reliance des frères Ambanis s’engouffrent dans l’agriculture. Ils veulent nous faire croire qu’ils arrivent en tant que sauveurs, mais en réalité, l’impuissance des paysans dans une économie régie par le marché les rend vulnérables au capital avide de profit.
Donc, l’un des aspects des alternatives économiques est de changer ces relations de pouvoir, de trouver un nouvel équilibre entre le rôle et le pouvoir du travail et du capital. C’est le domaine des alternatives économiques dans lequel je suis le plus impliqué.
Mais les alternatives économiques recouvrent davantage de choses. Nous devons examiner des systèmes différents qui peuvent faire tourner une économie. Au cœur de l’économie se trouve le système monétaire. Donc, l’étude approfondie de nos systèmes monétaires et financiers est un autre aspect des alternatives économiques. il faut chercher des alternatives plutôt que d’accepter le système actuel comme une donnée qui ne pourrait être remise en question. Bernard Lietaer, Richard Douthwaite et Tom Greco sont quelques-uns à avoir beaucoup travaillé dans ce sens. Ils parlent de monnaies locales, de monnaies alternatives etc. La New Economic Foundation a également étudié les flux de monnaie et la nature de la monnaie.
Une autre branche des alternatives économiques concerne la question de la croissance. Le modèle économique capitaliste actuel considère la croissance avec beaucoup de respect. Notre économie est mesurée en termes de croissance et non de justice sociale ou de distribution. Mais un taux de croissance de 8 % peut signifier beaucoup pour les secteurs de la banque et des assurances tout en signifiant l’inverse pour un dalit (« intouchable ») sans-terre ou un adivasi s’efforçant de s’en sortir en cultivant un tout petit bout de terre.
Les alternatives économiques remettent en cause ces paradigmes. Elles sont ancrées dans la réalité et non dans des rêves. Elles ne courent pas après le rêve glorieux d’un monde totalement égalitaire. Elles regardent l’économie actuelle et cherchent de nouveaux modèles économiques qui pourraient faire du monde un meilleur endroit où vivre.
Voici donc quelques courants des alternatives économiques, je suis sûr qu’il y en a d’autres, alors que des personnes qui se sentent concernées par ces questions luttent dans le monde entier pour protéger les plus faibles. Lorsque ces courants se combineront, nous aurons véritablement une nouvelle économie alternative. Espérons que nous n’aurons donc plus à la définir alors, car ce sera une réalité et non un concept. Nous avons encore un long chemin à parcourir…
Q : Comment situez-vous le travail de « Just Change » dans le cadre de la pensée des alternatives économiques ?
Clairement, dans la remise en question des relations de pouvoir entre le capital et le travail, en particulier dans le commerce. Malgré le commerce équitable ou les mouvements contre l’Organisation Mondiale du Commerce, nous pensons à Just Change que tant que le travail ne participera pas à l’économie sur un pied d’égalité avec le capital, alors nous ne changerons rien fondamentalement. Il ne s’agit pas uniquement d’obtenir un prix plus avantageux pour les producteurs, il s’agit de qui a le pouvoir de décider des prix.
Dans la structure économique actuellement acceptée, ni le producteur, ni le consommateur n’a ce pouvoir de décision. Quand un paysan entre sur le marché, ce n’est pas lui ou elle qui décide du prix. De manière euphémique, on dit que c’est le marché qui décide. En fait ce sont les investisseurs du capital qui décident. Si de nombreuses personnes décident d’investir dans un bien particulier, par exemple le café, alors les prix montent car les investisseurs sont en concurrence. Et vice versa. Dans les deux cas, le pouvoir appartient au capital. Nous devons prendre conscience que l’économie traditionnelle de l’offre et de la demande ne fonctionne plus comme elle a fonctionné. La demande est créée et l’offre peut être manipulée.
Avec Just Change nous essayons de reprendre ce pouvoir afin que les consommateurs et les producteurs puissent travailler ensemble dans leur propre intérêt, que les prix soient négociés non par le « marché » (c’est-à-dire le capital) mais par les producteurs et les consommateurs eux-mêmes, car Just Change déclare que nous, les producteurs, et nous, les consommateurs, sommes le marché. Le capital n’est, pour nous, qu’un outil qui est nécessaire pour commercer. Mais avec les années, nous avons donné à cet outil trop de pouvoir.
Just Change veut rendre les économies locales plus puissantes en reliant les communautés locales, les communautés de producteurs et les communautés de consommateurs. Nous redéfinissons ainsi ce que nous entendons par « local ». Nous ne voyons pas le « local » en termes géographiques mais en termes de valeur. Les communautés, peu importe qu’elles soient en Inde, en Allemagne, au Royaume-Uni ou en Antarctique, deviennent locales tant qu’elles ont la volonté de travailler ensemble pour le bien commun.
Q : Où en est « Just Change » par rapport à cet objectif ?
C’est un peu tôt concernant Just Change. En Inde, les choses évoluent rapidement. Nous sommes prudents et ralentissons l’allure pour nous assurer que les communautés membres sont pleinement conscientes et investies dans ce concept. Cette année nous avons créé la Just Change Producer Company avec 10.000 familles de quatre groupes membres au Kerala, au Tamil Nadu et en Orissa, comme membres initiaux. Le commerce a commencé dans la plupart des biens domestiques. Nous avons tiré des leçons clefs, l’une d’elles étant que nous avons besoin d’un système de vente au détail fort et qu’il faut faire du commerce dans tous les produits dont les foyers ont besoin. A l’heure où je parle, Just Change a ouvert un magasin de détail au Kerala et d’autres doivent ouvrir d’ici la fin de l’année.
A un autre niveau, nous développons des outils afin de mesurer l’économie locale et l’étendue du contrôle des communautés sur elle. Nous espérons que cet outil simple permettra aux communautés de comprendre leur pouvoir ou leur manque de pouvoir sur l’économie. Just Change souhaite l’utiliser pour voir si son action a un impact ou non.
Q : Quelles pratiques peuvent permettre à ceux qui luttent de faire une différence dans l’économie politique des pauvres et des dépossédés ?
Ceux qui travaillent pour les pauvres tendent à comprendre l’économie en termes d’accès aux services, en particulier l’éducation et la santé. Les plus fins politiquement tendent à ignorer l’économie et à se concentrer sur les droits politiques. Nous devons reconnaître que ce sont là des manifestations d’une communauté qui a perdu le contrôle sur les facteurs qui influencent sa vie. Ceux qui travaillent pour les pauvres doivent développer leur capacité de compréhension de l’économie, du capital et des systèmes capitalistes, c’est-à-dire des systèmes financiers, etc. Il me semble qu’il y a peu de compréhension de tout cela, et c’est particulièrement visible dans la manière dont les ONG et le secteur bénévole se sont précipités dans le microcrédit.
L’argument évident du microcrédit est qu’il augmente les flux d’argent dans l’économie locale. La reconnaissance de la valeur, en termes de crédit, des femmes à travers leur épargne régulière leur permet d’accéder à plus de capital dans le secteur financier formel. Bien que le microcrédit ait un impact immédiat visible sur l’économie locale, en terme de crédit plus accessible et de réalisation soudaine de désirs, il y a peu de compréhension de l’impact à long terme pour ces communautés et ces économies entières plongées dans l’endettement. Et cela est rendu possible non pas par la création de nouvelles richesses mais par une « épargne » plus importante des femmes. C’est ce que j’entends par le besoin de comprendre l’économie à un niveau plus fondamental. Le marché aussi doit être compris non pas simplement comme des canaux de vente des produits mais du point de vue du rôle qu’ils jouent dans l’économie locale.
Cette compréhension totale de l’économie est cruciale si l’on veut apporter un changement durable. Nous devons aussi retrouver la force du mouvement de solidarité des années 70 et l’appliquer à l’économie. Les technologies de l’information et de la communication doivent être utilisées de manière plus créative que simplement surfer sur le net ou envoyer des email.
Q : Vous avez été honoré par la New Economics Foundation au Royaume Uni qui vous a demandé de faire le discours de l’Alternative Mansion House en 2003. Quelle est, d’après vous, la nature de la contribution de l’activisme indien à la recherche globale d’alternatives économiques ?
La plus grande contribution de l’activisme indien à la pensée des alternatives économiques est que nous apportons à l’économie une compréhension politique et, plus important encore, une culture de l’action directe. Prenez le mouvement des paysans du Karnataka qui passent à l’agriculture biologique pas seulement pour des raisons environnementales mais d’abord pour des raisons politiques, afin de ne plus être dépendants, pour leur semences et fertilisants, des multi-nationales de l’agro-business telles que Monsanto. Pour les gens ici, les alternatives économiques ne sont pas une théorie ou un joli concept radical rafraichissant, c’est une question de vie et de mort. Demandez à n’importe quel cultivateur de coton du Madhya Pradesh ou du Maharashtra. Demandez à n’importe quel producteur de thé des Nilgiris.
Un autre point est que nous avons une histoire de mobilisation de masse. Notre capacité à faire passer un message à des milliers, des millions de personnes doit être l’objet d’envie de tout directeur commercial. Nous avons des membres engagés, ce que le marché appellerait la loyauté à l’entreprise. De façon ironique, ITC, avec son programme « e-chaupal », ou le marketing de la marque Shakti (Unilever) à travers les groupes d’entraide féminins ont été plus rapides à capitaliser là-dessus.
Q : Voyez-vous le courant des alternatives économiques s’épanouir en Inde ? Quels sont les défis et obstacles auxquels il doit faire face ?
Le plus grand défi concerne les mentalités. Le secteur des ONG ou volontaire, appelez-le comme vous voulez, tend à considérer le marché comme « sale », le commerce comme sans éthique, et donc à s’en éloigner au maximum. En travaillant du haut de nos hautes valeurs morales, nous avons complètement échoué à comprendre certaines dures réalités sur le fonctionnement de l’économie. Nous bricolons donc sur les marges sans vraiment nous engager. Notre force, en termes de compréhension de la politique de la pauvreté, est aussi notre faiblesse : nous échouons à comprendre l’économie de la pauvreté.
Mais je pense que cela va bientôt changer. Des personnes provenant de sphères culturelles et économiques très variées commencent à se rassembler. Elles établissent petit à petit des causes communes au-delà des barrières traditionnelles de classe, caste, race et croyances. Les graines d’une révolution silencieuse sont semées, et cette fois espérons qu’on ne pourra pas arrêter ce mouvement.
micro finance, développement alternatif, commerce équitable, économie solidaire
, Inde
Une Economie du bien-être: regards sur les alternatives économiques
Traduit de l’anglais par Valérie FERNANDO
Cette fiche est également disponible en anglais : Stan Thekaekara, from Just Change, speaks about new economics
Pour plus d’informations, voir le site Internet de Just Change.
Livre
Rajni BAKSHI, An Economics For Well-Being, Centre for Education and Documentation, Mumbai & Bangalore, 2007
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