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Une coopérative en Inde : la Self Employed Women’s Association (SEWA)

Rajni BAKSHI

09 / 2008

Alors que Mondragon est le réseau de coopératives internationalement le plus connu, deux autres réussites dans ce domaine se trouvent en Inde : Amul et SEWA (Self Employed Women’s Association, ou Association des Femmes Indépendantes) toutes deux basées dans l’Etat du Gujarat, dans l’Ouest du pays.

L’histoire d’Amul a commencé avec seulement deux coopératives laitières produisant 250 litres de lait par jour. Elles ont été suivies par la création de la Gujarat Cooperative Milk Marketing Federation (Fédération de Commercialisation du Lait des Coopératives du Gujarat) qui a désormais la capacité de collecter et de transformer plus de six millions de litres de lait par jour. Ce lait est aussi distribué sous forme de fromage, beurre, yaourt, glace et chocolats sous la marque « Amul ».

Le réseau Amul couvre 11.000 coopératives villageoises et 2,28 millions de membres. Il a fait un chiffre d’affaires de 575 millions de dollars en 2002-03. Les unités d’Amul sont constituées de producteurs qui travaillent désormais en position de force.

Mais l’association SEWA a été pionnière à de nombreux points de vue en permettant aux plus pauvres et défavorisés de bénéficier de la solidarité coopérative.

Ela Bhatt et la création de SEWA

L’énergie brute qui émane du travail de SEWA provient de la riche tradition indienne d’activisme politique et social. Mais la création de SEWA s’est inspirée des coopératives israéliennes. En 1970, une jeune indienne, syndicaliste gandhienne, a reçu une bourse de trois mois à l’Institut afro-asiatique du travail et des coopératives à Tel Aviv. Dans sa ville d’origine, Ahmedabad, Ela Bhatt était responsable de la branche féminine du syndicat qui organisait les travailleurs des usines de textile de la ville. Pendant de nombreuses années avant de partir à Tel Aviv, E. Bhatt s’est interrogée et inquiétée des limites du travail des syndicats. Elle n’acceptait pas que ces syndicats n’offrent aucune protection ou assistance aux personnes travaillant en dehors des usines et fabriques régies par les lois du travail.

L’expérience israélienne a fasciné et motivé E. Bhatt. Là, elle a étudié les coopératives de conducteurs de bus, de travailleurs de la construction, des banques et des services de santé. « Je suis revenue avec le désir de démarrer un syndicat pour les femmes travaillant de manière indépendante », se souvient-elle. Deux choses étaient claires : « Tant que les indépendants ne sont pas dans le mouvement syndical alors il n’y a pas de mouvement digne de ce nom. Et, dans la mesure où les femmes sont des productrices importantes, elles doivent jouer un rôle majeur. Il n’y avait pas d’autre projet. »

Ainsi SEWA est née en 1972 sous la forme d’une coopérative pour les femmes vendeuses de rue, et s’est agrandie en 1974 en Banque coopérative. Aujourd’hui, SEWA est un large réseau de coopératives présentes dans différentes sphères d’activité. D’après E. Bhatt, l’énergie motrice de ce travail vient de la ferme conviction que « si les pauvres sont organisés et construisent leur pouvoir, alors le marketing social peut renforcer l’économie locale. »

Les membres de SEWA et le marché

Aujourd’hui, la plus grande coopérative dans la famille SEWA est la Banque SEWA qui a 125.000 membres. Par ailleurs, il existe 84 autres coopératives qui répondent aux besoins des producteurs de lait, artisans, vendeurs, commerçants, travailleurs manuels et autres professionnels du service.

La lutte avec les marchés a été au cœur de la mission de SEWA car ses membres sont les plus petits entrepreneurs du « bazaar » local. La croissance de SEWA a été un long chemin pour trouver comment ces entrepreneurs peuvent exister sur le marché. A un certain niveau, SEWA a facilité les échanges de biens entre ses membres. Par exemple, les tisserands fournissent le tissu aux artisans brodeurs qui, à leur tour, fournissent aux femmes tailleurs le tissu artisanalement travaillé. A un autre niveau, SEWA a aidé ses membres paysans à vendre directement leurs grains aux grands acheteurs sur le marché national, contournant ainsi les intermédiaires.

Reema Nanavaty est un membre de longue date de l’équipe de SEWA qui a quitté un emploi gouvernemental dans la prestigieuse administration indienne pour travailler avec l’association. Il considère que leurs activités ont été guidées par la conscience que le fondamentalisme du marché tend à fleurir lorsque les marchés sont sous le contrôle de quelques uns. La réponse de SEWA a donc été de créer un accès plus large au crédit et un lieu de rencontre plus équitable où acheteurs et vendeurs puissent négocier les termes de la transaction. Pour Nanavaty, SEWA s’est concentrée sur la mise en place d’institutions qui peuvent gérer les processus du marché.

Les collecteurs de gomme du Gujarat

Les réussites de SEWA l’ont fait connaître parmi les agences de développement internationales. Le cas des collecteurs de gomme du Gujarat en est un bel exemple. En Inde, la vente des produits de la forêt est réglementée par les gouvernements des Etats fédérés. Au Gujarat, l’Etat accorde des licences aux négociants pour la collecte de gomme dans les forêts. En fait, ce sont les populations tribales et les autres groupes qui vivent dans ou près des zones forestières qui collectent la gomme qu’ils vendent aux détenteurs de licence. Ceux-ci la cèdent à une entreprise d’Etat qui la vend aux enchères aux commerçants. Sous ce système, la plupart des collecteurs de gommes ne sont payés que 2 ou 3 roupies par kilo.

Des collecteurs de gomme ont créé une coopérative avec l’aide de SEWA et sont devenus eux-mêmes détenteurs de licence. Leurs revenus ont alors triplé. Mais les commerçants qui perdaient leur affaire ont formé un cartel pour faire tomber les cours à la bourse, réduisant à néant le gain des collecteurs.

SEWA a réagi en faisant pression pour la transparence et la responsabilité. Elle a demandé que les sociétés détenues par l’Etat et vendant la gomme aux enchères fixent les prix en fonction du marché libre et que les détenteurs de permis de collecter puissent être autorisés à vendre directement sur le marché libre. Cela a pris cinq années de lutte acharnée pour que SEWA obtienne la permission de vendre sur le marché libre, assurant ainsi des bénéfices substantiels à ses membres.

Les vendeurs de légumes d’Ahmedabad

Il y a aussi l’aventure de SEWA au marché municipal de Jamalpur, dans le commerce de gros de légumes à Ahmedabad. Les légumes et autres produits de la ferme arrivent à Jamalpur depuis les villages environnants et sont achetés par les vendeurs au détail qui fournissent la ville en légumes frais. Les membres de SEWA sont parvenus à se créer une niche dans la vente de gros de légumes en offrant de meilleurs prix, aussi bien aux vendeurs qu’aux acheteurs.

L’aventure de SEWA dans le marché de gros a d’abord été accueilli avec hostilité par les commerçants déjà installés. « Rentrez chez vous, cette vente n’est pas un travail pour les femmes », voilà ce qu’ils disaient aux femmes de SEWA, se souvient Labhuben Thakkar qui a suivi l’opération. L’hostilité n’était pas simplement liée au fait qu’elles soient des femmes. Le magasin de SEWA prenait en effet une commission plus basse, de 4 % contre 6 à 10 % pratiqués par la plupart des autres commerçants. De plus, SEWA considéraient les agriculteurs comme des égaux alors que les commerçants traditionnels, se situant plus haut dans la hiérarchie des castes, tendaient à les mépriser.

Après un chiffre d’affaires quotidien de 500 roupies, le magasin fait actuellement 20.000 roupies d’affaires chaque jour. Seuls 50 % des stocks sont pris par les vendeurs au détail qui sont des membres de SEWA, le reste est écoulé sur le marché libre.

Services de santé

SEWA s’est aussi aventurée dans les services tels que les boutiques qui distribuent des médicaments bon marché au grand public, et non plus seulement à ses membres. Ceci représente une économie importante pour les foyers à faibles revenus qui dépensent normalement une grande part de leur budget mensuel en médicaments. Cette initiative a été soutenue par le Gouvernement du Gujarat qui a accordé un prêt sans intérêt de 500.000 roupies. Les pharmacies de SEWA parviennent à fournir des médicaments à bas prix en les achetant directement à la source de production, éliminant ainsi de nombreuses couches d’intermédiaires. Alors que le revendeur classique a une marge de profit de 15 %, les magasins de SEWA travaillent avec une marge de 5-6 %. Les revenus de ces magasins servent à payer les travailleurs de santé SEWA, connus sous l’appellation de « médecins aux pieds nus ». SEWA a également travaillé avec des sages-femmes traditionnelles, les aidant à améliorer leur savoir-faire.

La Gujarat Rajya Mahila Sewa Sahakari Sangh

En 1992, SEWA a créé et enregistré la Gujarat Rajya Mahila Sewa Sahakari Sangh (Association Coopérative de Services des Femmes de l’Etat du Gujarat) qui forment les femmes à la mise en place et à la gestion de coopératives. L’association a également une licence d’exportation ce qui permet à ses membres d’accéder au marché mondial, en particulier dans les domaines du textile et de l’artisanat. Alors que la notion de commerce équitable s’est répandue dans les pays du Nord, les produits du réseau SEWA ont trouvé une large clientèle, car les consommateurs savent qu’une grande partie de leur argent reviendra aux producteurs.

Quelques clefs du succès de SEWA

Le succès toujours actuel de SEWA est le résultat du travail conjoint de professionnels très éduqués des classes moyennes et de femmes des classes ouvrières, dans le cadre d’une structure organisationnelle à plusieurs niveaux. L’un des grands défis a été de combiner un processus démocratique avec l’efficacité. Ainsi, dans sa phase initiale, l’une des coopératives artisanales rencontraient des difficultés pour maintenir le contrôle de la qualité. Les ventes étaient faibles et les stocks s’empilaient. Nanavaty se souvient qu’ils ont décidé d’arrêter la production pendant trois mois : « Ensuite, les artisans se sont réunis et sont parvenus eux-mêmes à mettre en place un système assurant la qualité. Ils ont également trouvé une manière d’éliminer les biais dans le jugement lors du processus d’évaluation de la qualité. »

L’efficacité est un produit de la révolution dans la confiance en soi. Elle advient lorsque les artisans et autres producteurs ne se sentent plus impuissants et se perçoivent comme des gestionnaires et des propriétaires. L’engagement collectif non seulement améliore leur artisanat, mais il leur apporte également des compétences pour gérer un commerce moderne. SEWA a joué un rôle crucial dans l’amélioration des compétences. Elle a géré des écoles pour apprendre à ses membres à lire et écrire en gujarati et en anglais. Certains ont appris l’informatique ou à réaliser leurs propres films. Pour cela, SEWA s’est régulièrement attachée les services, souvent bénévoles, des employés et étudiants du prestigieux Institut de Management d’Ahmedabad.

SEWA face au défi de la mondialisation

SEWA considère la mondialisation et la libéralisation comme étant à double tranchant. Ela Bhatt dit à ce sujet : « Je suis pour la privatisation mais pas le type de privatisation qui ne profite qu’aux grandes compagnies. Le vendeur des rues et le producteur de lait appartiennent aussi au secteur privé. » Jusqu’à présent la mondialisation comporte des opportunités très sélectives. La plupart de petits producteurs se sentent plus vulnérables dans l’économie mondialisée. Les salaires et la productivité des personnes sans qualifications restent loin derrière. La mobilité croissante du capital et de la main d’œuvre qualifiée a encore réduit le pouvoir de négociation des travailleurs non qualifiés.

SEWA répond à ces pressions venues de la mondialisation par quatre stratégies clefs :

  • organiser les femmes en syndicats, coopératives et associations basées sur l’adhésion individuelle

  • améliorer les compétences techniques et de gestion de ces entités

  • encourager la formation de capital pour les membres individuels et pour les collectifs

  • créer des mécanismes de sécurité sociale qui assurent l’accès à la santé, aux soins à l’enfance, aux assurances, à l’habitat et à l’aide aux personnes âgées.

Faisant le bilan de ces trois dernières décennies, Ela Bhatt, qui s’est retirée du fonctionnement quotidien de SEWA mais reste active en tant que mentor et ambassadeur, note avec satisfaction que le travail de SEWA a été largement reconnu au niveau mondial : « Au moins, il est désormais clair et visible que les pauvres sont solvables. » Elle ajoute cependant qu’il y a une autre face : « Nous avons besoin de visibilité politique pour créer une force d’opposition, mais cela ce s’est pas encore produit. Pour cela, nous devons nous engager dans l’action politique, dans un sens large. […] Mettre en question la culture de Wall Street n’est pas facile car l’ambiance générale est orientée vers Wall Street. »

L’expérience de SEWA illustre comment les coopératives peuvent jouer un rôle vital pour développer l’espace des marchés et améliorer le bien-être de la population qui se sent opprimée par les forces du marché mondial. Mais de tels efforts demeurent pour le moment aux marges de la plupart des économies. L’interaction entre compétition et coopération est transformée par des processus qui se déploient au cœur du monde des affaires dominant.

Mots-clés

coopérative, développement alternatif, économie solidaire, développement économique


, Inde

dossier

Une Economie du bien-être: regards sur les alternatives économiques

Notes

Traduit de l’anglais par Valérie FERNANDO

Cette fiche est également disponible en anglais : A Cooperative in India: the Self Employed Women’s Association (SEWA)

Pour plus d’informations, voir le site Internet de SEWA

Source

Livre

Rajni BAKSHI, An Economics For Well-Being, Centre for Education and Documentation, Mumbai & Bangalore, 2007

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