Pourquoi les paysans meurent-ils ?
06 / 2006
La semaine dernière, le ministre de l’agriculture du gouvernement central a déclaré devant le parlement que 100 000 cultivateurs se sont suicidés entre 1998 et 2003, période pour laquelle l’Administration dispose de statistiques sur le sujet. A l’échelle du pays cela veut dire que chaque jour 45 cultivateurs se donnaient la mort. Et il semble que le phénomène s’aggrave : au Maharashtra, dans la région du Vidarbha, il y aurait trois suicides par jour chez les producteurs de coton alors qu’on parlait d’un seul il y a quelques années. Derrière les froides statistiques, c’est le drame de gens réduits au désespoir parce qu’ils ne parviennent plus à survivre sur le plan économique et que leur fierté les pousse vers la sortie. Dans son intervention, le ministre a dit que plusieurs facteurs contribuaient au désarroi des paysans : mauvaises moussons, calamités naturelles, taux d’intérêt élevés, dépenses de santé et de scolarité, usure des sols. Leur travail n’est plus rentable. Tout cela est sans doute vrai, mais il ne suffit pas d’analyser les causes : il faut faire quelque chose, vite ; il faut faire quelque chose en grand, vite.
En 2003 et 2004, des producteurs de coton se sont suicidés en Andra Pradesh, des producteurs se sont suicidés au Punjab. Maintenant la chose se produit au Maharashtra à un moment où la production de coton est au plus haut : 26 millions de balles, soit environ 4,2 millions de tonnes. A un moment où le secteur textile est en pleine forme. Autrement dit, la production est à l’abri des pestilences et des catastrophes naturelles, et le consommateur en redemande. Essayons de comprendre le pourquoi des choses. Les causes varient d’une région à l’autre, mais les mauvaises choses peuvent se résumer en une vérité incontournable : le coût des intrants s’est accru alors que le prix payé au producteur stagne.
En 2003, l’Agence nationale de sondage (NSSO) a fourni des données pertinentes sur les dépenses des exploitants et leur degré d’endettement. Il apparaît que, en moyenne, 81 % des dépenses mensuelles sont consacrées au sol, à l’eau, aux animaux, à divers équipements. Pour faire face aux gros investissements et aux dépenses ordinaires, ils ont souvent recours à des prêteurs professionnels qui leur imposent des taux exorbitants. Les coûts d’exploitation sont variables d’une région à l’autre, d’une récolte à l’autre, mais cela concerne généralement les postes suivants : engrais et fumier (dépense importante), main-d’œuvre (variable), semences (variable), pesticides (souvent important), irrigation (impossible à prévoir).
Dans la culture du coton, les coûts d’exploitation peuvent beaucoup différer d’une région à l’autre pour deux raisons : les semences et l’eau. Pour les semences, cela va de 1 000 roupies (17 €) à l’hectare pour des hybrides sans marque à 7 000 roupies (120 €) pour du coton Bt de Monsanto. Le prix de l’eau qui vient par des canaux d’irrigation diffère d’un Etat à l’autre, et il faut noter également que les dépenses individuelles affectées au creusement d’un puits et à l’achat de carburant pour la pompe ne sont pas pris en compte dans les statistiques alors qu’elles grèvent lourdement le budget de l’exploitant. Les différents paramètres économiques sont tels que la culture du coton est une entreprise très risquée tant que le coût des intrants ne sera pas réduit (ce qui s’est fait au Gujarat où le cultivateur peut se procurer des semences meilleur marché et pourtant à rendement élevé mais cataloguées comme « illégales »). Quelle que soit la situation - peu d’intrants + faible productivité comme dans les exploitations du Vidarbha, au Maharashtra, ou intrants élevés + productivité élevée des exploitations du Punjab – dans les deux cas, la marge de manœuvre est étroite : il n’y a pas de place pour l’erreur.
Les adeptes du marché vous diront que tout cela ne constitue pas vraiment un problème. Si les paysans font du coton, c’est pour fournir de la matière première au marché mondial du textile. Le secteur textile de notre pays est en effervescence parce qu’il développe ses exportations vers les pays riches maintenant que l’Accord multifibres (qui permettait à ces derniers d’imposer des quotas d’importation) a pris fin le 1 janvier 2005. Au milieu des années 1990, le marché s’est ouvert. En 2002, les taxes douanières sur le coton brut importé n’étaient plus que de 10 %, et les professionnels du textile peuvent se fournir désormais en matière première là où bon leur semble. Pour ce secteur, c’est du beau temps : le soleil brille sur le pays, comme disait un slogan politique (Shining India).
Pourquoi l’horizon s’assombrit-il à ce point sur les producteurs indiens ? Tout simplement parce que, si le marché est libre, il n’est certainement pas équitable. Les Etats-Unis et la Chine sont deux producteurs majeurs de coton : à eux deux ils représentent pratiquement la moitié du marché mondial. Aux Etats-Unis, les producteurs bénéficient de subventions publiques fort importantes, dont une aide spécifique pour compenser la différence entre le prix mondial et le loan rate (= prix minimum américain). De cette façon, même si le prix de revient du coton américain s’établit à 1,70 dollar le kilo, son prix de vente sur le marché mondial n’est que de 1,18 dollar. Dans l’Union européenne, le coton grec et espagnol ne représente que 2,5 % de la production mondiale mais bénéficie de 16 % des subventions mondiales. Il n’est pas surprenant que ces producteurs peuvent écouler leur marchandise sur le marché mondial à des prix défiant toute concurrence. La Chine accorde aussi une subvention de 0,23 dollar le kilo à ses producteurs, ce qui, transposé chez les producteurs du Vidarbha, équivaudrait à une aide de 6 500 roupies par hectare et par producteur, et couvrirait littéralement tous les coûts de production.
Notre gouvernement et nos industriels oublient de faire comme la Chine quand il s’agit de protéger les pauvres. La Chine maintient aussi ses tarifs douaniers à 40 %, ce qui oblige son secteur textile en expansion à s’approvisionner dans le pays. Le calcul économique est simple : le gouvernement subventionne ses producteurs et récupère la mise grâce au développement du secteur textile. Nos agriculteurs sont pris en tenailles. D’un côté, on consacre peu d’argent à des infrastructures qui permettraient de réduire les coûts et d’augmenter les profits : adduction d’eau, services de santé… De l’autre côté, le marché est monté contre eux. Ils doivent lutter contre les cours mondiaux déprimés sous l’effet des subventions. Nos propres industriels préfèrent laisser tomber les producteurs indiens pour profiter des prix mondiaux (= du coton subventionné). Le résultat c’est que des paysans indiens meurent, s’autodétruisent et que nous ne faisons rien d’autre que de tenir des statistiques.
agriculture d’exportation, influence du marché sur l’agriculture, concurrence commerciale, subvention agricole
, Inde
L’Inde et son coton : libéralisme mortel (Notre Terre n°19, septembre 2006)
Traduction en français : Gildas Le Bihan (CRISLA)
CRISLA, Notre Terre n° 19, septembre 2006. Sélection d’articles de Down To Earth, revue indienne écologiste et scientifique, publiée par CSE à New Delhi.
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