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dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale

Le Clemenceau, l’Inde et le commerce des déchets (3)

Les affaires sont les affaires

Padmaparna GHOSH, Archi RASTOGI

02 / 2006

Tant qu’il y aura des navires, il faudra bien démolir des navires. L’activité des chantiers de démolition est directement proportionnelle à l’importance de la flotte mondiale. Entre 1994 et 2003, environ 4 700 navires ont été démolis à travers le monde. La démolition coûte cher et coûtera de plus en plus cher du fait des nouvelles préoccupations en matière d’environnement et de sécurité. Les armateurs cherchent maintenant à prolonger la vie des bateaux en dépensant plus pour l’entretien (en augmentant leurs tarifs). Cela s’est traduit par une baisse du nombre de bateaux envoyés à la démolition entre 1994 et 1997.

Dans ce trafic du déchet, c’est une course vers le bas de gamme. Les armateurs cherchent partout dans le monde la poubelle la moins chère, le chantier de démolition le moins cher. Au cours de la dernière décennie, le marché s’est complètement modifié. Entre 1994 et 2003, l’Europe ne représentait plus que 2 % de l’activité (essentiellement en Turquie) ; l’Asie c’était 90 %. En 2002, l’Agence danoise de protection de l’environnement notait que le coût de démantèlement d’un tanker classique dans un chantier européen était de 3,2 millions de dollars, de 1,2 million seulement dans un chantier asiatique moyen.

A Alang, les affaires souffrent aussi de la guerre des prix : 347 navires traités en 1998, 196 en 2004. C’est un problème d’augmentation des tarifs du transport et également de concurrence des pays voisins (Bangladesh, Pakistan) qui font des propositions encore plus intéressantes. Au Bangladesh, les besoins en fer et acier sont couverts par les ferrailleurs. Les entrepreneurs indiens de ce secteur se plaignent que, même si les importations de ferraille ne sont plus sujettes à des droits de douane, la taxe sur la démolition des navires a été relevée, et que 23 % du chiffre d’affaires passe en prélèvements divers. « Tout cela fait beaucoup de mal car, au bout du compte, les chantiers paient 5 % de droits de douanes pour le métal fondu récupéré sur les navires alors qu’il n‘y a rien à payer s’il est directement importé », fait remarquer M. Khati, ingénieur maritime à la Direction des ports du Gujarat.

Nombre de bateaux démolis à Alang

En Chine et au Bangladesh, les dispositions fiscales sont plus intéressantes. Dans un marché régi uniquement par les prix, ces pays ont réussi à détrôner l’Inde au cours des trois dernières années. « Il y a une semaine, un pétrolier japonais de 4 000 tonnes LTD (poids de la coque) est allé au Bangladesh où on lui offrait 360 dollars par tonne contre 330 dollars maximum dans les chantiers d’Alang », remarque Sanjy Shah, un important courtier d’Alang. Et le Pakistan souhaite se procurer 20 % de son acier à partir de la démolition de navires.

Le respect de la réglementation en matière de sécurité et de protection de l’environnement entraîne aussi une augmentation des coûts. En Inde, à la suite d’explosions qui s’étaient produites dans les chantiers, les services chargés de la lutte anti-pollution ont décidé que chaque navire doit avoir un certificat de dégazage délivré par le Service indien des explosifs. Au Bangladesh et au Pakistan, un tel certificat n’est pas exigé.

Bateaux à gogo

Les chantiers de démolition ne vont sans doute pas manquer d’ouvrage, d’autant plus que les pétroliers à coque unique devaient être supprimés à l’horizon 2015. En décembre 1999, il y a eu la catastrophe de l’Erika qui a souillé les côtes françaises, puis celle du Prestige en 2002 au large de l’Espagne. L’Union européenne décide alors de ramener la date limite à 2010, et l’OMI décide de même en 2004. A partir de 2005, 2 256 navires vont partir à la casse, et cela explique l’intérêt que porte l’Europe aux chantiers d’Alang et d’ailleurs.

En Inde même, Alang va devoir compter avec des concurrents. En 2005, la Direction du port de Kolkata (anciennement Calcutta) décide de proposer des tarifs intéressants pour les démolisseurs. Son directeur, M. Chanda, a déclaré : « Nous avons intérêt à relancer cette activité qui exige une main-d’œuvre abondante. Nous veillerons à ce que la réglementation soit respectée sur nos docks ». Greenpeace s’est déjà opposée à un projet semblable à Kakinoda, en Andra Pradesh.

Il y a de l’argent à faire. Le Groupe indien Adani, influent dans les milieux politiques, est entré dans la danse. En 2005, il a acquis Bay Bridge Enterprises, une société américaine, pour lancer un chantier de démolition en Orégon. Comme Adani Global est enregistré à l’Ile Maurice, les gens qui habitent près des installations en Orégon font de la résistance, se méfiant beaucoup car lorsqu’une compagnie installe son siège dans une petite île lointaine, c’est souvent pour éviter de payer la casse en matière d’atteinte à l’environnement. Les Adani cherchent à profiter des largesses du gouvernement américain qui offre une subvention de 2,5 millions de dollars par navire démantelé. Le Groupe Adani projette d’ouvrir aussi un chantier de démolition dans leur port de Munda au Gujarat.

Le souci de l’environnement fait apparaître un nouveau créneau : le recyclage propre. La Chine a compris que faire du recyclage propre dans un pays en développement coûtera encore moins cher que dans un chantier de pays riche. C’est en Chine que se trouve la plus grande part des capacités mondiales dans ce domaine. L’Administration impose sur les navires partant à la casse une taxe de 20 % qui servira à alimenter un fonds destiné à financer des investissements appropriés pour mieux protéger l’environnement et améliorer la sécurité.

Pas chère la main-d’oeuvre

Les casseurs d’Alang ne sont pas contents. Voici ce que dit M. Jain qui possède une parcelle sur la plage et un équipement de re-laminage annexe : « Nous sommes handicapés par les taxes douanières et la concurrence. Et voilà que les militants de Greenpeace nous compliquent encore les choses. Nous avons affaire à trente-deux services administratifs différents. Que voulez-vous qu’on fasse ? ».

Les médias parlaient d’Alang depuis quelque temps. En octobre 2003, la Cour Suprême a donné un certain nombre de directives pour la gestion des déchets dangereux dans ces chantiers.

  • Avant que le navire arrive à destination, il devra obtenir le consentement de l’autorité compétente ou de la direction des ports de l’Etat, avec la preuve qu’il ne contient ni matières radioactives ni autres substances dangereuses.

  • Le navire devra être convenablement décontaminé avant d’être livré au démolisseur.

  • Le propriétaire du navire devra obligatoirement produire l’inventaire complet des déchets dangereux.

La Cour Suprême a également demandé qu’on mette en place un système de veille sur la qualité de l’air et les niveaux de pollution sonore, et que l’on construise des installations rationnelles pour recueillir les déchets dangereux à Alang. La Cour n’a pas interdit l’activité de démolition de navires, elle a exigé la décontamination préalable, en énonçant un certain nombre de principes directeurs afin qu’on procède au démantèlement des navires de façon écologiquement rationnelle.

Ces décisions ayant été prises, faut-il maintenant décontaminer Le Clemenceau avant d’entamer son dépeçage ou faut-il lui interdire d’entrer en Inde ? A quels critères les autorités indiennes vont-elles se référer pour définir ce qui est dangereux ? A la classification de la Convention qui énumère les produits et les caractéristiques de danger dans ses annexes ? A l’OMI qui recommande seulement de donner au démolisseur la liste des substances dangereuses qui se trouvent à bord ?

Etat des lieux

L’intervention de la Cour Suprême a-t-elle fait reverdir l’environnement dans les chantiers d’Alang ? Down To Earth a constaté que bien peu de choses ont changé dans cet endroit au fil du temps. Avec l’augmentation des coûts et la baisse des profits, ce sont les travailleurs qui trinquent. Oublions les respirateurs et les tenues de protection : les ouvriers ont tout juste des gants, des bottes, des lunettes, des casques, en principe fournis par l‘employeur. « Généralement on nous donne un casque et des gants. Ceux qui peuvent achètent eux-mêmes des lunettes bon marché, à 30-35 roupies (environ 0,60 €), et des bottes à 200-250 roupies (environ 4 €) », dit l’un d’entre eux.

La loi constitutive de la Direction des ports du Gujarat stipule que les travailleurs doivent recevoir « un casque, des chaussures de travail, des lunettes de soudeur, une ceinture de sécurité avec son attache, des gants et un appareil respiratoire autonome conforme aux normes indiennes ». Une combinaison en néoprène standard coûte 1 500 roupies (27 €), un respirateur entre 2 500 et 4 500 roupies (46-82 €) suivant la qualité des filtres.

« L’amiante ne présente aucun danger ; il n’y a pas besoin de contrôler ça », soutiennent Messieurs Shah et Jain, casseurs. « Nous sommes dans le métier depuis longtemps. L’ouvrier casse l’amiante avec une barre et la met dans un endroit. Où est le problème ? L’amiante n’entraîne pas du tout un surcoût en matière de sécurité ». Le coût soi-disant ruineux des améliorations apportées à la sécurité, évoqué ordinairement par les industriels de la démolition, n’est pas un argument valable. « Depuis deux ans, la Chine construit d’ailleurs des installations plus conformes aux nouvelles normes, et auxquelles vont avoir recours désormais de nombreuses compagnies », concède M. Jain. P & O Lines, l’une de plus grandes compagnies de transport maritime, a décidé de faire appel à chaque fois à des démolisseurs chinois.

La Cour Suprême a demandé une modernisation des infrastructures pour une démolition plus propre des navires. Selon certaines sources, il semblerait que la Direction des ports du Gujarat aurait investi 4,5 crores (= 45 millions de roupies) pour protéger l’environnement. On ne sait pas très bien à quoi ces sommes ont servi, sauf peut-être à construire un centre d’enfouissement sécurisé, qui a été inauguré il y a cinq mois. Il est divisé en trois casiers, pour l’amiante et la laine de verre, pour les déchets industriels et solides, pour les déchets urbains solides.

Actuellement tous les propriétaires de chantier transportent en principe leurs déchets à la décharge d’Odhav, situé près d’Ahmedabad, la capitale du Gujarat [distante de 250 km environ]. Personne ne comprend la logique économique du nouvel équipement. Les droits d’entrée à Alang s’élèvent à 30 000 (552 €) non remboursables, pour une durée de trois ans, et entre 1 000 et 7 000 roupies (18-128 €) la tonne suivant la nature des déchets. « Même en ajoutant les frais de transport, cela revient moins cher de s’adresser à Odhav », dit le secrétaire adjoint de l’Association des démolisseurs de navires à Bhavanagar [le chef-lieu de district dont dépend Alang]. Il est évident que le promoteur de la nouvelle décharge privée d’Alang tient à sécuriser ses profits.

* Lire les premières parties du texte : La Convention de Bâle, La valse des pavillons

* Lire la suite : L’Inde poubelle du monde

Mots-clés

déchet toxique, traitement des déchets, commerce international, conditions de travail, droit du travail, pollution


, Inde, Alang

dossier

L’Inde, le Clemenceau et le commerce des déchets (Notre Terre n°18, juillet 2006)

Notes

Voir aussi le rapport FIDH Où finissent les bateaux poubelles – Les droits des travailleurs dans les chantiers de démolition de navires en Asie du Sud. Situation à Chittagong (Bangladesh) et à Alang (Inde). 90 pages, décembre 2002

Traduction en français : Gildas Le Bihan (CRISLA)

Notre Terre est une sélection trimestrielle d’articles (effectuée par le CRISLA, et traduite en français par Gildas Le Bihan), de la revue indienne écologiste et scientifique Down to Earth, publiée par le CSE, Centre for Science and Environment.Pour en savoir plus

Source

CRISLA, Notre Terre n° 18, juillet 2006. Sélection d’articles de Down To Earth, revue indienne écologiste et scientifique, publiée par CSE à New Delhi.

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