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L’action parajuridique comme mode de production des règles sociales alternatives au Sénégal

Ibrahima DEME

2002

A son accession à l’indépendance, le Sénégal s’engagea dans un processus de codification des règles devant régir la société en s’inspirant du modèle européen et en intégrant les valeurs traditionnelles. Cette codification reposait sur deux impératifs : la réalisation de l’unité nationale avec des codes uniques pour l’ensemble des citoyens ; la réalisation du développement économique et social par la remise en cause de pratiques traditionnelles considérées comme obsolètes et contraires à l’esprit de développement.

A cet effet, deux lois fondamentales furent entre autres adoptées ayant pour objectif de bouleverser le vécu quotidien des populations pour les adapter aux impératifs du développement économique et social : le code de la famille comportant 854 articles et régissant la vie des individus depuis leur conception jusqu’à leur mort, et la loi sur le domaine national régissant l’usage des terres.

L’analyse de l’application de ces deux textes nous renseigne sur les résistances culturelles et l’importance du travail des ONG comme le RADI (Réseau Africain pour un Développement Intégré) à travers l’approche parajuridique pour permettre aux populations de s’approprier l’esprit des textes et les adapter à leurs réalités quotidiennes. Concernant le code de la famille, nous prendrons l’exemple de la loi sur les cérémonies familiales.

La loi sur les cérémonies familiales

C’est la loi de février 1967 insérée dans le code de la famille et qui vise à réprimer les dépenses excessives à l’occasion des cérémonies familiales. A travers cette loi, le législateur sénégalais a voulu mettre un terme à une situation paradoxale qui caractérise la société sénégalaise.

En effet, dans le quotidien des Sénégalais, la pauvreté est un phénomène très visible aussi bien en milieu urbain qu’en milieu rural. Cependant, à l’occasion des cérémonies familiales (baptême, mariage, circoncision, communion, décès, etc.), des sommes énormes sont dépensées pour les réjouissances, cadeaux et autres offrandes. Cela signifie que ces populations épargnent de l’argent pour tout consommer en une seule journée et continuer de vivre dans un état de pauvreté extrême. Cela était inacceptable pour un jeune Etat qui se devait de relever le défi du développement.

C’est pourquoi, le législateur a voté une loi réglementant de manière stricte les dépenses à l’occasion de ces cérémonies en prévoyant des montants maximum à ne pas dépasser (ex : pour le baptême, un seul mouton et dix mille francs CFA) et des horaires précis. Des sanctions sont prévues à l’encontre des contrevenants.

Malgré sa pertinence dans son esprit, cette loi n’a jamais reçu d’application au Sénégal du fait de sa méconnaissance mais surtout de son inadaptation au contexte socio-culturel. Et pourtant, elle reste encore en vigueur.

Conscient que l’esprit de cette loi méritait d’être vulgarisé et adapté, le RADI a initié à travers les parajuristes de larges échanges avec les populations sur le contenu de cette loi pour définir avec elles des mécanismes internes leur permettant d’économiser à l’occasion des cérémonies familiales pour subvenir à leurs besoins essentiels. Aujourd’hui, dans plusieurs quartiers et villages, ce sont des caisses populaires qui se sont créées sur la base de recettes provenant des cérémonies familiales (sauf les décès). Ces caisses permettent de financer par un système de solidarité, les besoins urgents des membres (santé des enfants, accidents,…). La perspective est, avec l’appui du RADI, de transformer ces caisses en mutuelles de crédit et d’épargne pour financer les activités génératrices de revenus des femmes organisées à travers les groupements de promotion féminine.

La loi sur le domaine national

Cette loi de 1964 est également venue remettre en cause un ordre établi en matière d’utilisation des terres.

En effet, dans le système traditionnel sénégalais, la propriété de la terre se transmet de famille en famille, ce qui fait qu’une grande majorité des terres, surtout en milieu rural, était détenue par quelques familles qui les louaient aux petits agriculteurs. En 1964, le législateur a voté une loi nationalisant toutes les terres sauf celles qui étaient immatriculées. Depuis 1972, avec la création des communautés rurales dans le cadre de la politique de décentralisation, l’affectation et la désaffectation des terres sont désormais de la compétence des conseils ruraux qui sont des organes élus par les populations. Mais cette réglementation a introduit un formalisme assez contraignant car l’attribution se fait sur demande écrite.

Cette législation reste également inconnue de la majorité des populations rurales qui restent accrochées à leur système traditionnel. Ceci est la source de multiples conflits entre agriculteurs, éleveurs et propriétaires terriens qui atterrissent devant les autorités administratives, voire devant les tribunaux car les coups et blessures sont relativement fréquents.

Le programme d’animation-sensibilisation du RADI sur la loi sur le domaine national a permis dans plusieurs localités, de réduire les cas de conflits par la mise en place de cadres de concertation permettant aux principaux acteurs (paysans, élus locaux, éleveurs…) d’échanger régulièrement sur les problèmes de leurs localités et sur les mécanismes d’une gestion concertée de la collectivité.

En conclusion, il apparaît qu’une loi peut être très bonne dans son esprit mais être source de conflits dans sa mise en œuvre du fait de son inadaptation ou de sa méconnaissance par les populations qui sont tenues de l’appliquer.

Les programmes d’animation-sensibilisation sur le droit, à travers l’action parajuridique ou tout autre support, deviennent de plus en plus pertinents dans un contexte où le développement économique et social ne peut se réaliser sans des citoyens conscients de leurs droits et devoirs, et sans des citoyens qui exercent ces derniers de manière effective.

Cela est fondamental dans le contexte des pays africains marqués par des décennies de colonisation pendant lesquelles l’administration, et par ricochet les lois qu’elle édicte, étaient négativement perçues par les populations, d’où cet ancrage dans des pratiques traditionnelles qui apparaît non pas comme un refus du développement mais plutôt comme une défiance vis à vis de l’administration et de sa machine à répression.

A l’image des deux exemples traités ici, l’action parajuridique permet aux populations de sortir de ce carcan, de mieux appréhender les enjeux des différentes lois, de mener une réflexion interne et de prendre des initiatives qui leur permettent de vivre sereinement et pleinement leur citoyenneté.

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