Dans mon parcours à la recherche de ce que pourrait être la mise à profit des pratiques et des connaissances du terrain, donc la capitalisation de l’expérience, la rencontre dans les années 70 et 80 avec le témoignage ethnographique a été essentielle. Grâce aux spécialistes qui allaient les interroger et les enregistrer, des gens racontaient et se racontaient et dans leurs vécus ruisselaient les informations, les sentiments, les savoirs, les interprétations. Ces histoires de vies étaient une mine pour apprendre et comprendre, pour habiller le coeur et l’esprit.
Comment utiliser au mieux cet instrument merveilleux ? J’essayai d’abord d’approfondir un point ambigu: les rapports entre l’auteur de vie et l’auteur de la diffusion de celle-ci, donc entre le témoin et le spécialiste. Parfois apparaissait clairement la tendance au voyeurisme, parfois aussi une hiérarchie implicite entre le raconteur-témoin et le diffuseur- penseur.
D’informateur à auteur ! De témoin à auteur ! Tel semblait être le défi à assumer pour améliorer les possibilités de l’instrument : il ne s’agissait pas seulement de recueillir les mots et images pour que le déshabillage soit public, mais surtout d’aider ces auteurs de vie à dire à d’autres ce qu’ils en ont appris et veulent partager. Ainsi, dans nos premiers essais d’un travail plus étendu en la matière, à la fin des années 80, les questions de base ne portaient plus sur « comment était la vie à tel moment ou tel endroit? » mais sur « que voudrais-tu dire aux jeunes, aux étudiants, aux gouvernants, aux habitants des villes…? » L’écouteur-enregistreur ne devait plus être l’interlocuteur principal mais le facilitateur d’un dialogue élargi. Le témoignage-plaidoyer d’Eriberto Ventura à Cajamarca en 1989 est un exemple de ce que nous recherchions.
Ensuite, une pratique plus intense de la capitalisation d’expériences a encore diversifié les formes du travail avec le témoignage. Celui-ci est surtout devenu une étape dans le processus d’élaboration des acquis de l’expérience.
Pour capitaliser nous partons des vécus de chacun, avec toute leur subjectivité. Le témoignage est un pas très utile pour accoucher cette subjectivité, pour qu’elle s’exprime ou du moins qu’elle s’essaie à le faire. D’ailleurs, en l’exprimant l’auteur d’expérience se décharge fréquemment d’un poids très lourd : soit il assume une parole qui lui avait été (partiellement) refusée dans son travail, soit il ose dire ce qu’il avait à coeur mais pouvait créer des conflits, soit il commence à élaborer une réflexion perturbée par l’activisme, par les défis de la vie courante.
Ces témoignages offrent une matière première exceptionnelle pour réfléchir l’expérience. Souvent ils pourraient se prêter en tant que tels à une diffusion utile. Mais il s’agit que l’auteur d’expérience devienne auteur de capitalisation. C’est donc à lui d’en décider.
La décision n’est pas facile car sur le terrain on a généralement peu de pratique quant au passage à d’autres expressions, telles que l’écrit ou l’audiovisuel par exemple. Mais si on offre un contexte (temps, moyens, appuis) qui favorise l’accès à ces autres formes de diffusion et de dialogue, le premier témoignage peut alors être dépassé, la pensée peut se déployer encore, les acquis de l’expérience peuvent s’élaborer mieux et plus.
Dans la capitalisation du Priv de Cochabamba en Bolivie, les auteurs ont très rarement repris leurs premiers témoignages comme base de travail. Ils les ont très vite dépassés. Mais nous avons pu voir également que ceux qui n’avaient pas voulu ou pu dire dans le témoignage ce qui leur tenait le plus à coeur ont eu bien du mal à exprimer ensuite les vraies richesses de leur expérience.
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, América Latina, Perú, Bolivia
Entre le témoignage ethnographique et le témoignage pour la capitalisation, il y a donc une différence essentielle. Le premier recueille une matière première qui servira ensuite surtout aux spécialistes. Le second essaye surtout d’aider à l’élaboration de la parole et la pensée des acteurs d’expériences. Il est une des formes de cette élaboration.
C’est souvent quand on est en situation d’expliquer à d’autres que l’on trouve l’occasion et le moyen de former les mots qui disent et ainsi de formuler les pensées. L’oral étant une des formes premières d’expression du terrain, le témoignage oral aide à lancer le processus de capitalisation. Sa transcription aide à son tour à passer à d’autres formes d’expression (écrite, audiovisuelle). Ainsi, dans la capitalisation d’expériences, le destinataire et bénéficiaire du témoignage est d’abord son propre auteur.
Le texte d’Eriberto Ventura a été rediffusé dans « Siete cuentos y recuentos sobre ecología » (Editorial Horizonte, Lima-Pérou 1990) et dans « Le paysan, l’expert et la nature » (FPH, Paris-France 1992).
Fiche traduite en espagnol : « Capitalización: Diferencias con el testimonio etnográfico »
Ce dossier est également disponible sur le site de Pierre de Zutter : p-zutter.net
Version en espagnol du dossier : Historias, saberes y gentes - de la experiencia al conocimiento