L’institution corporative des prud’homies méditerranéennes constitue une forme viable de gestion collective des ressources côtières
11 / 2009
L’institution prud’homale (du latin probi homines, hommes sages, élus par la communauté des pêcheurs) a traversé les siècles en s’adaptant avec plus ou moins de bonheur au contexte qui lui était proposé pour préserver l’activité artisanale de communautés de pêcheurs. Jusqu’au début des années soixante, les prud’homies, à qui était confiée la gestion des pêches sur leur territoire, répartissaient entre les membres de leur communauté les droits d’accès aux ressources marines et aux zones locales. Face au développement productiviste actuel, les prud’homies ont cherché à maintenir l’activité artisanale de leurs communautés.
L’histoire prud’homale est marquée par des conflits avec des pêcheurs immigrés, peu habitués à cette forme de régulation locale, et par de coûteux procès pour ramener des pêcheries dans le domaine public et sous gestion prud’homale. Dissoute à la Révolution, l’institution sera rétablie en 1792 et même étendue à tous les ports qui en feront la demande. À la fin du XIXe siècle, alors que l’ensemble de la pêche nationale est codifiée en cinq décrets, l’institution est réaffirmée et ses champs d’action réglementaire précisés par le décret du 18 novembre 1859.
Une communauté de pêcheurs peut élire entre 4 et 7 prud’hommes pour organiser l’activité de pêche sur un territoire bien délimité. Ces prud’hommes disposent d’attributions réglementaires, juridictionnelles et disciplinaires à l’égard des pêcheurs. Ils sont agents verbalisateurs et gèrent les biens de la communauté. Ils cherchent à préserver les territoires de pêche et le renouvellement de la ressource.
Les ressources et zones marines sont dédiées par l’État aux prud’homies. La logique de répartition mise en œuvre consiste à interdire ou contraindre les techniques à grande capacité de capture et aligner l’ensemble des métiers sur ceux à faible capacité de capture, afin que chacun puisse vivre de son activité. Cette dynamique collective de répartition technique, spatiale et temporelle des droits d’usage conduit à une homogénéité des outils de production et incite à la polyvalence des pêcheurs qui s’investissent dans diverses techniques et savoir-faire associés.
La gouvernance reste principalement prud’homale, l’État jouant un rôle de tutelle par l’intermédiaire des administrateurs locaux. Les règlements sont décidés en assemblée générale, ou par le conseil des prud’hommes, en vertu de principes communautaires fondés sur le respect de la personne et des générations futures (protection de la ressource et des territoires).
Bien vivre de la mer
Les prud’hommes disent : « Tout le monde doit pouvoir vivre de son métier ; le soleil se lève pour tout le monde ; il faut éviter qu’un métier n’en chasse un autre ; un métier, il vaut mieux le réglementer que l’interdire par rapport à ceux qui en vivent ; il faut laisser reposer les espèces, ou les « pierres » ; la mer, il ne s’agit pas de la vider mais d’en bien vivre et d’en laisser à ses enfants… ».
Bilan : c’est un mode d’administration territorialisé, simple, efficace, démocratique qui a permis à des communautés importantes de pêcheurs de vivre de la pêche littorale et à plusieurs vagues d’immigration de s’intégrer dans la profession, tout en préservant les territoires et la ressource ; soit une forme de développement « durable » selon le terme consacré.
Des années soixante à la fin des années quatre-vingt, c’est la résistance prud’homale face à un développement productiviste et expansionniste. Ressources et zones marines sont dévolues par l’État aux unités de pêche les plus capitalistiques pour permettre aux pêcheries d’être compétitives sur un marché élargi : ouverture du marché commun de la conserve, stocks potentiels (sardines, anchois, thons, merlus…), arrivée des pêcheurs rapatriés, sources de financement liées aux plans de relance… C’est une logique productiviste fondée sur une forte intervention étatique et une déréglementation par rapport à la gestion prud’homale. Par ailleurs, l’État encourage la recherche technologique et de prospection maritime, l’organisation de circuits de distribution et de commercialisation pour des produits fortement périssables (criées, halles à marée, machines à glace, conserveries…), les aménagements portuaires, l’incitation financière à la modernisation et l’innovation technologiques et à la spécialisation pour des techniques intensives…
Cette dynamique de compétition technologique conduit à une segmentation de la flottille : d’un côté, une flotte à forte capacité de capture, de l’autre, des petits métiers de moins en moins nombreux qui tendent à se spécialiser vers des techniques artisanales intensives, ou à se reporter sur les espèces à haute valeur marchande sur des marchés locaux littoraux de plus en plus achalandés.
Du fait de leur résistance, les prud’homies sont désavouées par leur administration de tutelle qui investit ou met en place d’autres structures professionnelles (comités des pêches, organisations de producteurs…). Les prud’homies persistent dans l’organisation de l’activité là où les petits métiers sont en compétition pour les zones de pêche (étangs, bordure littorale) et tentent parfois de concilier petits et grands métiers et de préserver les territoires de pêche en but à l’industrialisation, l’urbanisation, l’essor du tourisme et des activités de loisir.
Avec la construction européenne, les frontières internes s’ouvrent, les marchés intérieurs et extérieurs s’agrandissent, les zones de pêche et les ressources marines sont redistribuées à l’intérieur, négociées à l’extérieur, les financements et aides publiques s’accroissent ; en bref, ce sont de nouvelles opportunités pour l’organisation de l’accès aux ressources et zones marines.
En premier lieu, en continuité avec une dynamique productiviste et expansionniste, l’Union européenne peut être tentée de privilégier des entreprises souvent de dimension internationale qui intègrent des opérations de transformation, de distribution et de négoce en leur conférant notamment la possibilité d’acheter et capitaliser des droits de pêche sur des stocks (par exemple par des quotas individuels transmissibles) et d’exercer sur des zones extra-européennes (par la négociation d’accords de pêche).
Dans cette acception, la ressource marine est appréhendée sous l’aspect d’un ensemble de stocks à gérer par le biais de modèles bio-économiques et de seuils de capture globale par espèce à ne pas dépasser. Les mesures correspondantes comprennent des plans de casse des bateaux implicitement des plus anciens pour renforcer la compétitivité des plus modernes), une gestion globale à partir d’un « marché » de quotas, des mesures techniques généralistes…
L’espace océanique
En second lieu, une préoccupation environnementale croissante pour le futur est portée par certains partis politiques et des ONG de dimension internationale qui disposent de moyens de communication importants pour influencer les prises de décision politiques. Ce courant environnementaliste cherche à protéger des espèces menacées de disparition et des habitats riches en biodiversité. Il engage encore des actions autour d’espèces emblématiques (dauphins, espèces de grands fonds…) ou de « pourcentages » de zones marines à protéger (voire sanctuariser). En fonction des opportunités, il suscite des coalitions avec certains secteurs (pêche de loisir…) ou segments (canneurs et bolincheurs espagnols…). Dans cette configuration, il est envisageable que la gestion des ressources, comme celle des espaces marins (notamment littoraux), soit confiée à des directions européennes et nationales de l’environnement.
En troisième lieu ce sont des régions qui vont construire la compétitivité de leurs territoires économiques, sociaux, environnementaux, en les spécialisant à l’échelle européenne. La pêche est alors intégrée à ces spécialisations régionales. Par exemple, en Méditerranée, la qualité de l’espace littoral est une richesse fondatrice d’une spécialisation régionale orientée vers des fonctions touristiques et résidentielles. La pêche comme les cultures marines prennent leur place au sein de ce patrimoine maritime. Ce sont les régions qui sont chargées d’organiser l’accès aux ressources et zones marines. Sur les côtes rocheuses de Méditerranée, la « mosaïque » de plans de gestion prud’homaux, égrenée tout au long des baies et complétée d’un archipel de petites aires marines protégées créées et gérées en lien avec les prud’homies, constitue la base d’une gestion régionale de la ressource et des territoires littoraux.
Pour mieux percevoir la dimension de chacun de ces modes de développement, nous donnons une idée plus globale de leurs présupposés et des mesures correspondantes. La première voie met en avant la demande globale des produits de la mer par la population européenne, une source d’approvisionnement à pourvoir, à tout prix, par le recours massif aux importations, par l’augmentation des captures suite à la négociation d’accords de pêche, par la libéralisation des échanges…
Pour la deuxième voie, le marché est d’abord un lieu dans lequel l’information des acheteurs a tout pouvoir. De là, une série d’actions visant à « guider » les acheteurs dans leurs achats : élaboration de guides et listes noires des produits « bons ou mauvais » sur le plan environnemental, organisation de rencontres avec les mareyeurs, grossistes, responsables d’achats en GMS ou dans la restauration collective, ainsi que les réflexions sur la qualité « environnementale » des labels.
La troisième conception du marché serait celle d’un outil pour des régions maritimes qui chercheraient à différencier et valoriser leurs produits en lien avec leur spécialisation : par exemple, des produits issus de « terroirs halieutiques » et de leur gestion spécifique. La démarche qualité destinée à valoriser les savoir-faire des pêcheurs varois, en harmonie avec leur environnement, illustre ce type d’action qui pourrait être repris à l’échelle régionale.
Réseau commercial, réseau d’emploi
Réseau commercial : s’agit-il d’un réseau de grandes entreprises opérationnelles sur l’échiquier européen et mondial, d’un enchevêtrement complexe et diversifié susceptible d’être orienté dans les « bonnes » directions d’un point de vue environnemental, ou encore de réseaux spécifiques adaptés à chaque spécialisation régionale maritime, comme par exemple la « succession » en Méditerranée des marchés de vente directe des produits de la pêche ?
Réseau d’emploi : faut-il renforcer les réseaux d’approvisionnement en main d’œuvre en facilitant la circulation des travailleurs d’un pays à l’autre au sein de l’Union européenne et en développant la communication sur le métier de pêcheur ? S’agit-il de sensibiliser, influencer, mobiliser les acteurs de la pêche par les « messages médiatiques », ou encore de développer des formations spécifiques adaptées à chaque spécialisation régionale maritime ?
Chacun de ces modes de développement porte en lui-même ses propres effets pervers. La dimension internationale des entreprises dans le premier cas, et notamment leur financement international, pourrait conduire à une fuite des ressources et richesses européennes vers des pays extra-européens.
La priorité accordée à un groupe d’acteurs comme celui de courants environnementalistes, sans considération des cohérences économiques, sociales et environnementales de terrain, pourra aboutir à des résultats contre-productifs. Ainsi, par exemple, le bilan environnemental de l’impact de l’interdiction de la thonaille méditerranéenne au titre des filets dérivants pourrait bien être négatif du fait du report des captures sur les espèces littorales.
Avec la réforme de la politique commune de la pêche, il s’agit de savoir quel mode de développement sera érigé en système. L’on pourrait être tenté de conjuguer plusieurs formes, par exemple une allocation de droits capitalisables pour le secteur industriel au large et une allocation à répartir entre régions et environnementalistes pour la côte. En pratique, ces dynamiques sont relativement exclusives les unes des autres. Ouvrir le secteur de la pêche à un développement fortement capitalistique qui, par définition, n’a pas de limites territoriales, reviendra, dans un contexte de raréfaction de la ressource et de demande croissante, à marginaliser grandement le segment artisanal. De plus, l’appréhension du domaine maritime, sous l’angle du plancton et des interactions entre les espèces, montre que cette segmentation spatiale n’a pas de réel fondement écologique tant les espèces du large sont dépendantes de la gestion côtière et les espèces benthiques dépendantes des espèces fourrages constituées par les petits pélagiques.
Par ailleurs, le courant environnementaliste, en s’attaquant à des cibles successives, sape les conditions même de la rentabilité des pêches artisanales polyvalentes fondées sur la diversité des espèces et des produits commercialisés. Ce mode de développement subordonnera le segment artisanal qui devra essayer de « négocier » pas à pas les conditions de sa survie.
Quant au développement de régions maritimes spécialisées dans l’Europe, il devrait pouvoir intégrer une bonne part des pêches artisanales associées à leurs formes de gestion collective, comme celle des prud’homies. Parce qu’il va se fonder sur le tissu social, les organisations professionnelles, les associations citoyennes qui composent son territoire, en les mobilisant autour d’un objectif commun en lien avec les spécificités environnementales, ce mode de développement est celui qui sera le plus proche des hommes et de leur ancrage économique, social, environnemental et politique.
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, Francia
Cette fiche existe également en anglais et espagnol.
Article publié par l’ISCF dans Samudra 54, novembre 2009.
Pour plus d’informations :
Les Prud’homies de pêcheurs : fr.wikipedia.org/wiki/Prud%27homies_de_p%C3%AAcheurs
Pêcheurs et prud’hommes : terrain.revues.org/index3314.html
Revue L’encre de mer : www.l-encre-de-mer.fr/
Texto original
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