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Un autre parcours pour arriver à l’enseignement

2 - La réciprocité dans l’apprentissage

André RICARD

03 / 1994

"C’est à Gien qu’est née cette initiative. Chargé de la création d’une section de CAP (Certificat d’aptitude professionnelle)fraisage, alors que ce n’était pas ma spécialité, je n’avais que quelques documents, une dizaine de leçons de technologie et les dessins de quelques pièces. J’avais déjà utilisé ces documents, que j’avais construits pour la plupart les années précédentes, alors que j’enseignais l’initiation au fraisage dans un lycée technique comme maître auxiliaire.

Neuf élèves à "mener au CAP" à la fin de l’année ; 10 machines dont plusieurs de types et marques différentes ; le programme comportait les titres de trente leçons de technologie de spécialité et autant de technologie générale. Il me fallait donc en construire une cinquantaine sur les soixante. Il fallait également préparer les dessins des pièces à fabriquer.

Je demande alors l’aide de différents collègues déjà installés puisque la technologie générale était identique aux spécialités, tourneurs et ajusteurs, enseignées dans l’établissement. Hélas, après m’avoir remis une leçon, le collègue désigné conseiller pédagogique, qui était en mesure de m’aider, me dit : "Tu ne crois pas que je vais faire ton travail..." Bien sûr, une pointe de découragement se fait sentir, mais dès le lendemain je m’adresse aux élèves, après avoir présenté l’immensité de la tâche à réaliser et leur dis : "Si vous voulez réussir le CAP, il faut qu’on s’y mette tous".

Ils ont été à peine surpris, comme si cela était "normal", alors qu’il y avait à peine une semaine que nous avions fait connaissance. Ils ont tous donné leur accord au projet. C’est la distribution des postes de travail, chacun responsable d’une machine et de l’outillage correspondant. A partir de ce jour, après la démonstration que je réalise sur une machine, en présence de toute l’équipe, chacun est chargé de réaliser l’opération sur la machine dont il a la responsabilité ; s’il a une difficulté, il peut demander de l’aide à l’un de ses camarades, mais ce dernier ne doit pas toucher à la machine, il doit expliquer et transmettre son savoir.

Lorsqu’une question se pose, il est demandé à l’élève de réfléchir, il doit proposer impérativement plusieurs solutions, avec les différents avantages et inconvénients de chaque solution, une façon de développer l’esprit critique pour apprendre à choisir. Le maître reste personne-ressource, chacun peut le consulter. Etre meilleur que l’autre n’est pas un objectif en soi, la concurrence entre élèves est inutile, il n’y a pas de classement, chacun faisant de son mieux. Chaque progrès est une réussite personnelle, l’élève prend confiance en lui. Lorsqu’il y a erreur ou échec, toute l’équipe se réunit pour profiter de l’expérience, personne ne se moque de l’autre. C’est l’occasion de rechercher ensemble de nouvelles solutions.

En 1965, après une première année comme formateur en fraisage, 8 élèves sur 9 obtiennent le CAP, les 4 années suivantes des résultats semblables sont enregistrés.

En 1968, sont créées les Sections d’Education Spécialisée (SES)destinées à la formation professionnelle des élèves "déficients intellectuels légers". En fait, bon nombre d’entre eux ne sont que des enfants en difficulté scolaire. Je demande et j’obtiens un poste à St. Alban-Leysse près de Chambéry, dans ma Savoie natale. C’est là que je mets en route l’une des premières SES, chargé de la formation professionnelle en mécanique générale, de la technologie et du dessin industriel, travail que j’assumerai jusqu’en 1991.

Bien sûr, je propose "l’apprentissage réciproque" qui a fait ses preuves à Gien, mais les élèves sont de niveaux très différents et c’est un peu plus difficile à gérer. Nous avons tous constaté qu’il est très difficile dans un groupe, dans une classe, d’obtenir que chacun s’exprime. Il y a ceux qui parlent spontanément, ceux qui interviennent de temps en temps et puis les autres qui ne disent rien ou presque rien. Il est donc nécessaire de réguler efficacement le temps de parole afin d’éviter la prise de pouvoir par ceux qui "savent parler". J’annonce une nouvelle "règle du jeu" qui permettra à chacun de s’exprimer selon son rythme.

Cette nouvelle approche , que j’ai appelée : "la pratique des 3 E", se déroule en trois temps (Evoquer-Ecrire pour soi-Ecrire pour tous).

Exemple : leçon de technologie sur le soudage :

* Le maître écrit au tableau le titre de la leçon et dit : Nous allons mettre en commun ce que nous savons sur la question.

* Prenons un temps pour :

Evoquer ->(mentalement, dans le silence, quelques minutes, "dans sa tête", chacun pour soi trouve un mot".

Ecrire pour soi ->(sur papier, avec ses mots).

Ecrire pour tous ->(le tableau partagé, chacun viendra écrire le mot que lui a évoqué la question et qu’il a écrit pour lui).

Quand tout le monde s’est exprimé, la discussion s’instaure, le maître demande que tel mot soit expliqué, c’est le temps des échanges. Ensuite, on garde les mots qui répondent le mieux à la question.

Le maître organise et complète ce qui a été exprimé, il construit le résumé de la leçon, si possible sur un tableau voisin. Ce résumé est une oeuvre collective : auteur-acteur-décideur.

La "pratique des 3 E", liée à l’"appentissage réciproque", a sans doute été pour une grande part dans la réussite de mes élèves de la SES de St. Alban-Leysse. En effet, de 1972 à 1990, 20 % d’entre eux ont été admis en LEP (Lycée d’apprentissage professionnel)et d’après l’enquête faite par l’Education Nationale, ils ont réussi le CAP dans les mêmes proportions que les élèves entrés directement dans ces établissements. Il faut savoir que sur l’ensemble des SES, le passage d’élève en LEP a toujours été un fait exceptionnel.

Par ailleurs, parmi mes élèves qui sont entrés en apprentissage dans une entreprise, plusieurs ont obtenu le CAP et nombreux sont ceux qui ont réussi la partie pratique de cet examen."

Key words

knowledge appropriation, apprenticeship, technical education


, France

Comments

"Les enfants du milieu populaire ne sont pas habitués à la réussite, comment pourrait-il en être autrement dans un environnement jonché d’échecs de toutes sortes : travail, santé, scolaire, logement... C’est sans doute la connaissance intime de ce milieu qui m’a permis de découvrir que la pédagogie mise en oeuvre par telle ou telle personne dépend d’abord de "son propre rapport au savoir", ce qui l’entraîne vers l’"élitisme" ou "les savoirs partagés". Ce qu’il faut valoriser, c’est un projet commun où chacun est tour à tour "apprenant" et "moniteur". Le groupe "maître-élèves" se transforme en équipe au service du projet. L’"apprentissage réciproque" et la "pratique des 3 E" enclenchent une dynamique nécessaire pour acquérir une formation professionnelle comme pour devenir citoyen. Par cette démarche, se développent naturellement les valeurs de coopération et de solidarité."

Source

Articles and files

RICARD, André, Des savoirs qui circulent : une éducation qui se repense in. COMUNICANDO, 1994/05/00 (France), N°25

CEDAL FRANCE (Centre d’Etude du Développement en Amérique Latine) - France - cedal (@) globenet.org

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