Claire MOUCHARAFIEH, Françoise FEUGAS, Stanco CEROVIC
10 / 1995
Dans des contextes historiques post totalitaires, où l’ancien régime a troqué ses habits totalitaires pour des habits nationalistes, la déontologie de l’information (au sens anglo-saxon : restituer les faits tels qu’ils sont)ne signifie rien. Les médias officiels sont des machines de pure propagande idéologique au service du pouvoir. Dans ce contexte, tenter de donner des informations objectives, avec une lecture sous-tendue par des valeurs humaines, est une illusion. Ce type de journalisme est balayé. Les journalistes sont contraints de penser en terme de « propagande » ou de « contre-propagande » démocratique.
Propagande contre information
L’information, dans un contexte où des crimes épouvantables ont été commis, n’est plus : qui a tué qui, comment, pourquoi ?; mais : comment restituer la douleur des victimes, qui ressentent profondément l’injustice, non seulement par rapport à leurs bourreaux mais aussi par rapport au monde entier qui ne les défend pas ? Comment transmettre la douleur comme information? En tant que journaliste, vous êtes bientôt contraint d’abandonner les principes de base du professionnalisme, car tout simplement, dans une guerre de purification ethnique, ce qui est « professionnel » c’est la propagande féroce. Vous sentez, tout simplement, que vous êtes « à côté », que vous ne réussissez ni à informer, ni à toucher les gens, car ce genre d’information ne les intéresse pas. Ils sont trop proches de la mort.
Quand le pouvoir domine les médias et veut vendre une idéologie, tout le monde dispose d’une « seule » information/interprétation de la réalité. Il ne suffit pas dans un tel régime de donner une information « plus exacte », « plus objective », car la population ne vous croit pas face à la toute-puissance de l’idéologie dominante. Donner une information « objective », en espérant que les gens vont d’eux-mêmes comprendre et distinguer le mensonge de l’idéologie omniprésente et surpuissante, relève de l’idéalisme le plus complet.
Médias et propagande nationaliste en Serbie : modes de fonctionnement
Avant le déclenchement de la guerre par la Serbie, la télévision serbe ne diffusait que des récits épouvantables, tous inventés, avec témoins « fabriqués » à l’appui, sur les crimes et les viols commis par les Musulmans ou les Croates. Le matraquage des cerveaux et la falsification des faits étaient totales. Quelques centaines de personnes seulement avaient les moyens de savoir qu’il s’agissait de mensonges et de photographies truquées.
Des feuilletons télévisés ont été fabriqués pour présenter le peuple serbe comme globalement innocent et juste ; des séries historiques ont été diffusées montrant que les Autres (les monstres, c’est à dire les Albanais pour le Kosovo, les Croates ou les Musulmans pour la Bosnie) avaient depuis la nuit des temps usé et abusé des Serbes et qu’il fallait les arrêter avant qu’ils ne commettent de nouvelles et terribles injustices. Des mythes ont été créés de toutes pièces : par rapport aux musulmans Bosniaques, l’imagerie des Turcs, de la domination ottomane longue d’un demi siècle, ponctuée de crimes multiples, ont été largement utilisées. Parallèlement, une entreprise de démolition de l’histoire passée, jusque y compris des manuels scolaires (« tout ce que vous avez appris avant est faux ») a été lancée.
La mémoire sélective, qui consiste à s’exonérer des crimes tout en privilégiant la mémoire des crimes commis par les autres, au détriment de la mémoire de la coexistence et de la paix, est un procédé classique. Deux types de discours, apparemment contradictoires, se sont succédé : celui de l’oppression et du « complot » contre le peuple serbe, puis celui de la grandeur de la grande Serbie supérieure. Le complexe d’infériorité qui se transforme en mégalomanie (« nous sommes le plus grand peuple du monde, mais personne dans le monde ne veut le reconnaître ») a joué un rôle déterminant.
Comment cette entreprise de falsification a-t-elle pu fonctionner ?
Dans les sociétés post-totalitaires, l’opportunisme et la passivité populaire par rapport au pouvoir restent tenaces. La population écoute le pouvoir car elle sait que c’est la seule manière de survivre.
Le rôle et la trahison de l’intelligentsia sont déterminants dans les systèmes idéologiques. Sans la contribution des intellectuels, aucun système totalitaire ne peut survivre. Dans le cas de l’ex-Yougoslavie, 90% des intellectuels se sont rangés derrière le pouvoir de Milosevic, à un moment ou un autre, et ont défendu le projet nationaliste purificateur.
Le rôle néfaste des médias comme véhicule de la haine et de l’exacerbation nationaliste s’est intensifié après le déclenchement de la guerre. Le premier slogan des pacifistes et de l’opposition démocratique était d’ailleurs de dire « Arrêtez la guerre à la télé »…
Quelle « efficacité » pour les journalistes qui ont une éthique ?
Le régime de Milosevic n’a jamais touché à la presse écrite indépendante. Cette censure était inutile : le pouvoir pouvait ainsi présenter une « vitrine » démocratique, d’autant plus facilement que la presse indépendante ne représentait qu’un poids minime, insignifiant, dans l’opinion. D’où l’existence en Serbie d’au moins deux hebdomadaires d’opposition démocratique, donc forcément élitistes, lus exclusivement par des lecteurs déjà convaincus.
Pendant toute cette période de préparation puis de déclenchem ent de la guerre, de très bons médias, notamment d’excellentes radio FM ont continué à émettre à Belgrade, sans gêner le régime. La portée de ces radios était d’autant plus restreinte que l’octroi de fréquences hors de la ville était quasi impossible. La presse écrite a donc conservé une certaine liberté de manoeuvres- (l’hebdomadaire « Le Temps » et l’ancien quotidien communiste réformé « le Combat », jamais interdits).
Mais un « bon » article dans un « bon » journal pèse peu par rapport à la propagande idéologique du pouvoir. Et dans un contexte où tout le monde est devenu nationaliste, si vous ne l’êtes pas du tout, comment espérer convaincre les gens ? Nous nous sommes rapidement rendus compte qu’essayer d’être plus rusé que le « démon », plus « méchant » que lui, est une bataille vaine et illusoire.
Pourtant, une des rares leçons apprises est que seule la radicalité, sans complaisance aucune par rapport à toutes les parties, une radicalité consistant à tout nommer, même les vérités les plus désagréables pour le peuple, comme pour les dirigeants, est la seule issue. Bien sûr, cette approche n’a aucune efficacité immédiate (arrêter les massacres), mais à long terme, elle est seule porteuse d’avenir. Vis-à-vis des victimes, qui vous expriment leur immense gratitude, mais aussi vis-à-vis des bourreaux. Même si politiquement la résistance de la conscience individuelle signifie peu, elle constitue un pilier inébranlable de la vérité à venir, elle recrée quelque part un espoir, une idée d’humanité. A partir d’un moment, les victimes finissent par réaliser qu’il y a quelque chose de stable dans cette immense catastrophe et commencent à compter là-dessus.
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, Yugoslavia
Ébauche pour la construction d’un art de la paix : Penser la paix comme stratégie
Expériences et réflexions sur la reconstruction nationale et la paix
Entretien avec Stanco CEROVIC, journaliste monténégrin (ex-Yougoslavie), réfugié en France. Travaille aujourd’hui à RFI (Radio France Internationale).